(1823) Instruction sur les spectacles « Chapitre XII. La représentation des pièces de théâtre est plus dangereuse que la lecture. » pp. 108-110
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(1823) Instruction sur les spectacles « Chapitre XII. La représentation des pièces de théâtre est plus dangereuse que la lecture. » pp. 108-110

Chapitre XII.
La représentation des pièces de théâtre est plus dangereuse que la lecture.

« Que tu sais bien, Racine, à l’aide d’un acteur,
Emouvoir, étonner, ravir un spectateur !
Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,
Ne coûta tant de pleurs à la Grèce assemblée,
Que dans l’heureux spectacle à nos yeux étalé
N’en a fait sous son nom verser la Chammeslé. »

Boileau à Racine.

Ce qui rend la représentation d’une pièce de théâtre beaucoup plus dangereuse que la lecture, c’est que le lecteur n’est sensible qu’aux grâces du style, qu’à la beauté des pièces : au lieu que le spectateur est exposé à tous les charmes d’une déclamation animée, de ce langage muet, si éloquent, si persuasif, si séduisant, qui, par un geste, parle aux yeux et pénètre le cœur, donne de la vivacité aux passions, de la force aux discours, qui exprime dans toute leur énergie les mouvements de l’âme que le poète n’a fait que rendre faiblement ; qui fait illusion sur la fausseté des pensées et des maximes, qui fait applaudir au mensonge avec plus de chaleur qu’on applaudirait à la vérité. Qu’on joigne à tout cela la voix séduisante, les attitudes étudiées d’une actrice qui n’épargne rien pour séduire le cœur, et s’attirer le tribut d’éloges qu’on peut rendre aux grâces et à la beauté d’un sexe qui n’a pas besoin de tant d’art pour nous séduire. Qu’on y joigne encore les enchantements et l’ensemble du spectacle, on ne pourra s’empêcher de convenir qu’il n’y a point de comparaison à établir entre la représentation animée et la lecture tranquille d’une pièce dramatiqueas.

« La déclamation théâtrale n’est pas une sèche répétition où la mémoire fait tout ; c’est une nouvelle composition. La richesse et la diversité des expressions qu’elle fournit est étonnante. Roscius soutenait à Cicéron que l’éloquence ne peut pas avoir plus d’expressions différentes pour exprimer une même chose que l’art du théâtre offre de différents mouvements pour la faire sentir. Ce fut apparemment pour le prouver qu’il fit un Traité de la comparaison de l’art théâtral avec l’éloquence. Ce traité n’est pas venu jusqu’à nous. Au reste, ce fameux comédien avait beaucoup de prétentions sur sa thèse, par la perfection où il avait porté son art. Elle était telle, que Cicéron dit que le nom de Roscius était attribué à tous ceux qui excellaient dans quelque genre.

« Ce fut encore plus par l’habileté des acteurs que par le mérite des drames que le théâtre des Romains attirait tant de spectateurs. Quintilien dit que les comédiens embellissaient les pièces des plus mauvais poètes avec tant de succès, que celles qu’on n’aurait pas voulu placer dans une bibliothèque étaient jouées avec applaudissementsat. »

Il n’est en effet point de drames, quelque parfaits qu’ils puissent être, qui ne soient dépendants du jeu des acteurs. Cela est si vrai que le sénat de Melpomène et de Thalie ne se chargerait pas d’une pièce sur la simple lecture. Il faut qu’elle soit déclamée dans le sanhédrin, où l’on juge si elle peut être exposée au public ou non, c’est-à-dire, si on a lieu d’espérer que les spectateurs se sentiront fortement affectés des sentiments passionnés que le poète se propose d’exciter. Voilà l’objet de toutes les pièces dramatiques ; et c’est ce qui en rend même la lecture souvent pernicieuse. Aussi Quintilien ne voulait pas qu’on la permît aux jeunes gens, tant que leurs mœurs ne seraient pas en sûreté.