(1823) Instruction sur les spectacles « Chapitre X. Les spectacles ne sont propres qu’à rendre romanesques ceux qui les fréquentent. » pp. 102-104
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(1823) Instruction sur les spectacles « Chapitre X. Les spectacles ne sont propres qu’à rendre romanesques ceux qui les fréquentent. » pp. 102-104

Chapitre X.
Les spectacles ne sont propres qu’à rendre romanesques ceux qui les fréquentent.

« Pénélope venit, abiit Helena. »
C’était une Pénélope que le théâtre a changée en Hélène.

Martial.

Comme on ne représente sur le théâtre que des aventures galantes et extraordinaires, et que les discours de ceux qui y parlent sont assez éloignés de ceux dont on se sert dans la vie commune, on y prend insensiblement une disposition d’esprit romanesque et licencieuse, on se remplit la tête de héros et de héroïnes. On perd par degrés le discernement du juste et de l’injuste ; on accoutume son cœur à tout, on lui apprend le secret de ne rougir de rien ; on le dispose à ne pas condamner des sentiments qu’il a excusés et loués dans les autres. On ne voit plus rien de honteux dans les passions dont on craignait autrefois jusqu’au nom, parce qu’on les voit toujours déguisées sur la scène, embellies par l’art, justifiées pas l’esprit du poète, et mises à dessein avec les vertus et les mérites dans les personnes qui y sont représentées comme des héros. Ces passions que le théâtre excite sont d’autant plus dangereuses, que le plaisir qu’elles causent n’est point mêlé de ces peines et de ces chagrins qui suivent les autres passions, et qui servent quelquefois à en corriger : car ce qu’on voit dans les autres touche assez pour faire plaisir, et ne touche pas assez pour tourmenter. C’est en cela que consistent l’artifice, l’illusion et le danger du théâtre : car on ne se défie pas de l’amour ni de l’ambition, quand on n’en fait que sentir les mouvements sans en éprouver les inquiétudes. Cela arrive toujours, quand on n’en voit que l’image ; mais l’image ne peut plaire sans remuer le cœur, sans l’amollir et le corrompre, sans échauffer l’imagination et sans mettre du faux dans l’esprit.

Les femmes, flattées des adorations qu’on rend à leur sexe sur le théâtre, s’habituent à être traitées en nymphes et en déesses. Qu’en arrive-t-il ? Elles dédaignent de s’abaisser jusqu’à s’occuper des soins de leurs maisons. Elles abandonnent aux femmes du peuple la connaissance des détails que les mœurs réservaient aux mères de famille ; elles aiment mieux exercer ces talents séducteurs dont Salluste faisait un reproche à Simpronia, comme de savoir danser et chanter mieux qu’il ne convient à une honnête femme. Les jours ne leur paraissent pas assez longs pour orner et embellir leurs personnes, afin de s’attirer plus d’hommages et d’encens. La gloire d’avoir une cour, qu’elles se flattent de ne devoir qu’à leurs charmes, est le sujet dont elles s’amusent le plus. Et les maris sont négligés, oubliés et souvent méprisés, parce qu’il n’est ni de la décence, ni de l’usage qu’ils aient pour elles toutes ces fades et ridicules complaisances que les petits-maîtres ont pour leurs héroïnes de coulisses, et pour ces femmes qu’une affaire de cœur n’effarouche pas. Aussi leurs écarts d’amours ne sont-ils ordinairement que des imitations de ce qu’elles ont vu sur le théâtre, où elles voient à découvert ce qui, dans le monde, ne s’opère que mystérieusement.