(1823) Instruction sur les spectacles « Chapitre VIII. Les spectacles favorisent les duels. » pp. 93-95
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(1823) Instruction sur les spectacles « Chapitre VIII. Les spectacles favorisent les duels. » pp. 93-95

Chapitre VIII.
Les spectacles favorisent les duels.

« Sans ternir votre fer d’un indigne attentat,
Laissez vivre et vivez pour le bien de l’Etat. »

de La Monnaie.

« Quel usage plus ridicule, dit Jean-Jacques Rousseau, que celui qui présente l’opinion la plus extravagante et la plus barbare qui jamais entra dans l’esprit humain, savoir, que tous les devoirs de la société sont suppléés par la bravoure, qu’un homme n’est plus fourbe, fripon, calomniateur, qu’il est civil, humain, poli, quand il sait se battre ; que le mensonge se change en vérité, que le vol devient légitime, la perfidie honnête, l’infidélité louable, sitôt qu’on soutient tout cela le fer à la main ; qu’un affront est toujours bien réparé par un coup d’épée, et qu’on n’a jamais tort avec un homme, pourvu qu’on le tue ! Telle est la force de certains préjugés, qui, tout opposés qu’ils sont à la raison, se soutiennent toujours, et que les rois, armés de toute la force publique, ne peuvent détruire, parce que l’opinion, reine du monde, n’est point soumise au pouvoir des rois qui en sont eux-mêmes esclaves. N’est-ce pas un concert bien entendu entre l’esprit de la scène et celui des lois, qu’on aille applaudir au théâtre ce même Cid qu’on irait voir pendre à la Grève, si la force des lois ne se trouvait pas inférieure à celle des vices qu’elles réprimentao ? »

Ces maximes perverses, qui ne sont pas moins opposées à la religion qu’à la raison, sont préconisées dans une infinité de pièces tragiques. On y déprécie le courage qui supporte les injures, on y loue cette fausse bravoure qui ne sait point pardonner. On y fait entendre qu’on doit conserver son honneur aux dépens de la vie de quiconque ose le flétrir, et que, pour le réparer, il est indispensable de tuer un agresseur. Meurs ou tue, tel est le conseil barbare qu’un père chrétien donne à son fils. Ces maximes font sur l’esprit des spectateurs de mauvaises impressions, sans même qu’ils s’en aperçoivent, affaiblissent l’horreur qu’ils ont pour ce crime, le leur font regarder comme une action héroïque, et les disposent à le commettre eux-mêmes lorsque l’occasion s’en présentera.

Si on ne parlait des duellistes que comme des gens insensés, comme ils le sont en effet, si on représentait ce faux honneur comme une chimère et une folie, et la vengeance comme une action lâche, comme un crime énorme, les mouvements de colère que sentirait une personne offensée seraient infiniment plus lents ; mais ce qui les rend si vifs, c’est qu’on s’imagine qu’il y a de la lâcheté à souffrir une injure. Les théâtres, qui ne cessent de le répéter, contribuent beaucoup à fortifier cette impression ; l’esprit s’y abandonne sans réserve, et sent avec plaisir les mouvements qu’ils inspirent, et le dispose à en ressentir de semblables dans l’occasion. Voilà ce qui rend la vengeance si active qu’elle est presque toujours prête à laver dans le sang la moindre injure ; voilà la source funeste de cette foule de duels qui portent si souvent la désolation dans les meilleures familles.