(1823) Instruction sur les spectacles « Chapitre V bis. Le caractère de la plus grande partie des spectateurs force les auteurs dramatiques à composer licencieusement, et les acteurs à y conformer leur jeu. » pp. 76-85
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(1823) Instruction sur les spectacles « Chapitre V bis. Le caractère de la plus grande partie des spectateurs force les auteurs dramatiques à composer licencieusement, et les acteurs à y conformer leur jeu. » pp. 76-85

Chapitre V bis.
Le caractère de la plus grande partie des spectateurs force les auteurs dramatiques à composer licencieusement, et les acteurs à y conformer leur jeu.

« Il viendra un temps où les hommes ne pourront plus souffrir la saine doctrine. »

rend="i">II Ep. de S. Paul à Tim. IV, 3.

Quel est le plus grand nombre des amateurs du théâtre ? « Ce sont, dit le Père Poréeah, premièrement des curieux, des esprits légers, de vrais papillons voltigeant çà et là, sans savoir où, faits, ce semble, pour être spectateurs de toutes choses, excepté d’eux-mêmes. Qui ensuite ? Des oisifs de toute espèce, des paresseux de profession, dont l’unique affaire est de ne rien faire ; l’unique soin, celui de n’en point prendre ; l’unique occupation, celle de tromper leur ennui ; passant de la table aux cercles ou au jeu, et de là aux spectacles, pour y assister sans goût, sans discernement, sans fruit, fort satisfaits au reste d’avoir rempli le vide d’un temps qui leur pesait.

« Qui encore ? Des gens plongés dans des emplois laborieux, accablés d’affaires, soit publiques, soit particulières ; agités par les flots tumultueux de mille soucis, emportés par le tourbillon de la fortune. Ils courent au théâtre comme vers un port, ils y respirent quelques moments à la vue des naufrages étrangers ; puis ils se replongent aussitôt dans leurs travaux orageux, et courent se livrer à leurs écueils ordinaires.

« Quels autres spectateurs ? Des hommes fatigués de querelles domestiques, qui ne se trouvent nulle part si mal que chez eux, où ils essuient les travers et les caprices d’une maison mal composée. Ils se réfugient au théâtre public, qui les distrait, pour se dérober aux scènes secrètes qui les chagrinent.

« Quels autres enfin ? Des hommes qu’il est impossible de définir. Ils ont tous les caractères, et n’en ont aucun. Ils ne sont ni bons ni mauvais, ni légers ni graves, ni oisifs ni occupés ; esclaves de la coutume, qui est leur suprême loi, ils vivent sur l’exemple d’autrui, ils pensent par l’esprit d’autrui. C’est la coutume qui les mène au théâtre comme au temple, à la comédie comme au sermon, avec une pareille déférence aux égards, c’est-à-dire, avec une égale indifférence.

« Se persuadera-t-on que de pareils spectateurs s’embarrassent fort si l’école des spectacles est régulière ou ne l’est pas ; ils n’y vont que pour s’amuser ou se délasser. Voilà pourtant la partie la plus saine, ou plutôt la moins mauvaise des spectateurs. N’en est-il point d’autres ? et les voit-on en petit nombre, qui cherchent dans la scène toute autre chose que la scène même ?

« A quel dessein y voit-on voler tant de jeunes gens des deux sexes, les uns presque perdus par l’indulgence cruelle des pères, les autres déjà instruites par une mère dans l’art funeste de trop plaire ; tant de jeunes gens qui suivent les drapeaux de la volupté, tant de personnes que l’avarice ou l’ambition ont trop malheureusement unies ? Que vont-ils chercher tous au théâtre ? Des leçons pour apprendre les subtilités du vice, ou des exemples pour s’affermir dans le crime, ou des aliments des passions pour en repaître leur cœur, ou des peintures fabuleuses pour retracer à leur imagination de trop coupables vérités. »

Le théâtre ne leur plaît qu’autant qu’on a soin de ne pas contrarier, jusqu’à un certain point, leurs penchants, qu’on y ménage, qu’on y flatte même leurs passions favorites, qu’on y donne aux vices qui leur sont les plus naturels un vernis d’héroïsme et de grandeur qui adoucisse à leurs propres yeux ce qu’auraient d’odieux des couleurs trop vraies et des images trop ressemblantes : comme ils sont plus susceptibles d’impressions nuisibles et dangereuses que d’impressions bonnes et utiles, une morale exacte, une raison sévère les ennuient et les rebutent. Ils ne peuvent souffrir son langage qu’autant qu’il est tempéré par un langage plus doux, et racheté par des maximes qui s’accordent mieux à leurs faiblesses. Ils veulent être remués, agités, vivement excités, à condition toutefois que ce ne soit pas en leur inspirant des remords, en faisant porter leur terreur et leur pitié sur leur propre misère, mais seulement en les attachant à de vaines fictions, où l’ombre qu’ils poursuivent puisse leur faire oublier la réalité ; où on les intéresse par le spectacle de passions et de malheurs qui ne soient ni trop loin d’eux ni trop près, et qu’ils puissent envisager sans un retour douloureux et pénible sur leur propre cœur ; à condition encore que, si on veut les forcer à rire de leurs propres faiblesses, ce soit sans ôter à leurs passions les espèces de dédommagements qui leur importent le plus sans faire souffrir leur orgueil, si ce n’est peut-être dans la peinture de quelques vices que tout le monde abhorre, et qu’on charge si bien que personne ne peut s’y reconnaître.

Voilà les spectateurs à qui les poètes et les comédiens doivent plaire, et qu’ils se proposent d’amuser : est-il donc surprenant que les premiers composent licencieusement, et que les seconds y conforment leur jeu ? Ne sont-ils pas trop intéressés à se prêter au goût des spectateurs pour qu’ils ne travaillent pas de la manière la plus propre à se concilier leurs suffrages, pour qu’ils n’emploient pas toute leur imagination à séduire l’imagination des autres hommes, au lieu de s’attacher à éclairer leur raison, pour que leur goût le plus ordinaire ne soit pas le goût du vice bien plus que celui de la vertuai ?

Comme les poètes savent qu’on ne prendrait point de plaisir à voir représenter des actions pour lesquelles on a de l’horreur, ils ont grand soin de dérober à la vue des spectateurs tout ce qui peut leur causer cette horreur. Ils peignent les vices avec le cortège des grâces, avec tous les pièges des sentiments délicats, et avec tout le venin de l’enchantement. Ils flattent notre amour-propre en nous faisant voir des passions semblables aux nôtres ; et les portraits qu’ils nous en font nous plaisent encore plus que ceux de nos personnes : ces portraits deviennent souvent des modèles. En peignant les passions d’autrui, les auteurs dramatiques émeuvent tellement notre âme qu’ils font naître les nôtres, qu’ils les nourrissent, qu’ils les échauffent et qu’ils les rallument même lorsqu’elles sont éteintes. Quand ils traiteraient les passions de la manière la plus honnête, cette apparence d’honnêteté et le retranchement des choses immodestes rendraient leurs pièces beaucoup plus dangereuses, parce que en attaquant la pudeur d’une manière moins directe, les personnes vertueuses en ont moins d’horreur, et pensent moins à se défendre du poison qu’elles contiennent.

Non seulement les auteurs dramatiques mettent des passions dans leurs pièces ; mais ils y mettent encore des passions fort vives et violentes ; car les affections communes ne peuvent procurer aux spectateurs le plaisir qu’ils y cherchent. Les spectateurs ne trouveraient rien que de froid dans un mariage chrétien ; il faut pour leur plaire qu’il y entre du transport, de la jalousie, de la résistance de la part des parents, de l’intrigue pour le faire réussir. En un mot, les poètes sont obligés de mettre dans la bouche des acteurs des paroles et des sentiments conformes à ceux des personnes qu’ils font parler et à qui ils parlent : or on ne présente guère que des méchants et des libertins, et on ne parle guère que devant les personnes qui ont le cœur gâté par des passions déréglées et l’esprit rempli de mauvaises doctrines. Voilà pourquoi la morale du théâtre n’est qu’un amas de fausses opinions qui naissent de la concupiscence, et qui ne plaisent qu’autant qu’elles flattent les inclinations corrompues des spectateurs.

Qu’on ne s’imagine pas que ces mauvaises maximes ne nuisent pas, parce qu’on n’y va que pour se divertir et non pour y former ses sentiments. Cette intention ne garantit pas des mauvais effets des passions qui triomphent sur le théâtre ; c’est toujours le cœur qui prend le plus de part aux spectacles ; il en est même pour cette raison le premier juge, puisque ce n’est que relativement à l’émotion qu’on y éprouve, qu’on applaudit plus ou moins à la représentation, si on se sent plus fortement ému par le vif intérêt que l’on prend à l’action ; si on se sent transporté sur le lieu de la scène, et comme dans la situation du personnage qui nous attache le plus ; si on l’entend parler, et si on le voit agir comme on parlerait et comme on agirait soi-même, étant animé de la même passion : alors le cœur prononce que le poète et les acteurs ont bien réussi à intéresser les spectateurs. La nature, dira-t-on, est assez bien exprimée ; et, si cet effet n’accompagne pas l’exécution de la pièce, on regarde le secret de l’art comme manqué, et l’auteur en est puni sur-le-champ par le mépris public qu’on fait de son ouvrageaj.

On sait, dit Nadal, qu’on ne peut faire réussir une pièce dramatique qu’en flattant les passions des cœurs corrompus. Peut-être même qu’en recherchant la mécanique des pièces qui ont fait le plus de bruit, on trouvera que c’est en elles un fonds de ce même libertinage qui produit dans la représentation je ne sais quelle espèce d’illusion et d’ensorcellement.

La raison pour laquelle presque toutes les pièces de théâtre sont fondées sur une intrigue amoureuse, c’est que les femmes, qui parent les spectacles, ne veulent point souffrir qu’on leur parle d’autre chose que d’amour. C’est sans doute, dit Voltaire, ce qu’elles entendent le mieux.

La morale des anciennes tragédies grecques était beaucoup moins dangereuse que celle des tragédies modernes. Tout ce qui pouvait avilir l’âme en était banni ; on n’y employait l’amour que pour exciter la terreur et la pitié, on n’exposait sur le théâtre les malheurs et les crimes de l’humanité que pour rendre les hommes plus sages et plus vertueux. Mais les meilleures tragédies modernes ont un caractère mou, qui se fait jour à travers le pathétique et la terreur dont elles sont remplies.

« Le théâtre prend les mœurs de la nation, et contribue à son tour à les amollir et à les énerver. Il y a toujours de la conformité entre l’humeur d’un peuple et le genre de ses spectacles ; où les deux sexes sont frivoles, voluptueux, il faut que le théâtre enseigne et respire le plaisir, qu’il nourrisse les passions et qu’il les rende intéressantes jusque dans leurs égarements, et qu’il fasse de l’amour la faiblesse des grands cœurs. La conjuration de Cinna sera échauffée par l’amour d’Emilie : Pauline sera fidèle à son époux, mais elle aimera Sévère. César mènera de front le renversement de la république et le concubinage de Cléopâtre. Le vieux Sertorius voudra séduire une jeune femme éperdument amoureuse de son mari ; voilà les mœurs de la tragédie chez Corneille, le plus grave et le plus sublime de nos poètesak. »

Les pièces de cet auteur n’auraient certainement pas plu aux spectateurs, si elles ne leur avaient donné agréablement des « leçons de galanterie, de fourberie, de vengeance, d’ambition ; si elles ne leur avaient appris à conduire habilement une intrigue, à éluder la scrupuleuse vigilance des parents, à surprendre par mille ruses la bonne foi, à ne tendre jamais à faux des pièges à l’innocence, à se défaire avec adresse d’un concurrent, à se venger à coup sûr d’un ennemi, à élever sa fortune sur les débris de celle d’autruial . »

En effet, le spectacle perdrait son agrément, s’il n’était un assemblage vif et séduisant de tout ce qui peut plaire, s’il ne tendait à enchanter l’esprit et les sens par mille charmes, et à attendrir le cœur par tout ce que les passions ont de plus fin et de plus insinuant.

On veut être ému et touché par le spectacle ; la scène languit, si elle n’irrite quelques passions, et, quand les acteurs nous laissent immobiles, nous sommes indignés de ce qu’ils n’ont pas su troubler notre repos, ni blesser notre innocence. Mais quand par leur art ils savent donner un merveilleux relief aux leçons flatteuses qu’ils débitent, ils excitent l’admiration des spectateurs et insinuent dans leur cœur une passion vive et ardente, qui y fait des progrès d’autant plus rapides qu’elle y trouve des dispositions plus favorables. Ceux-ci, à force de goûter ce qui les enchante, trouvent des charmes dans les pièges qu’on leur tend, et ils se savent bon gré d’être tentés.

Ils s’apprivoisent aisément avec ce qui leur plaît, quelque danger qui s’y trouve. La douceur du poison leur en fait oublier les suites funestes ; ils ne voient plus rien de honteux dans les passions, dès qu’elles ont été déguisées et embellies par l’art ; et, à force d’admirer et d’applaudir, ils y apprennent à ne rougir de rien am.

Or, sied-il bien à des personnes vertueuses de se montrer dans des lieux où on ne va que pour donner et recevoir des leçons publiques de libertinage ; où le cœur, exposé à tous les traits de la volupté, ne trouve de plaisir qu’à en recevoir de profondes blessures ? leur sied-il bien d’aller se confondre avec des gens oisifs et corrompus dont l’imagination dépravée par l’oisiveté et l’amour du plaisir ne se repaît que d’aventures scandaleuses, que de fables obscènes, n’engendre que des monstres et n’inspire que des forfaits ? Comment est-il possible de conserver son innocence au milieu de tant d’éléments de corruption ?