Chapitre V.
Le but des auteurs et des acteurs dramatiques est
d’exciter toutes les passions▶, de rendre aimables et de faire aimer les plus
criminelles.
« Je ne puis estimer ces dangereux auteurs,Qui, de l’honneur en vers infâmes déserteurs,Trahissant la vertu sur un papier coupable,Aux yeux de leurs lecteurs, rendent le vice aimable. »Boileau, Art Poétique.
Demander si les spectacles sont bons ou mauvais, il suffit, dit Jean-Jacques
Rousseauaa, pour décider la question, de savoir que leur objet principal a toujours été
d’amuser le peuple. « Voilà d’où naît la diversité des spectacles selon le goût des
diverses nations. Un peuple intrépide, grave et cruel, veut des fêtes meurtrières et
périlleuses, où brillent la valeur et le sang-froid ; un peuple féroce et bouillant veut
du sang, des combats, des ◀passions▶ atroces ; un peuple voluptueux veut de la musique et
des danses ; un peuple galant veut de l’amour et de la politesse, un peuple badin veut
de la plaisanterie et du ridicule. Trahit sua quemque voluptas. Il
faut, pour leur plaire, des spectacles,
non qui modèrent leurs
penchants, mais qui les favorisent et les fortifient.
« Une bonne conscience éteint le goût des plaisirs frivoles ; c’est le
mécontentement de soi-même, c’est le poids de l’oisiveté, c’est l’oubli des goûts
simples et naturels qui établissent la prétendue nécessité des spectacles. Attacher
incessamment son cœur sur la scène, c’est annoncer qu’il était mal à son aise au-dedans
de nous. L’on croit s’assembler au spectacle, et c’est là que chacun s’isole, c’est là
qu’on va oublier ses amis, ses voisins, ses proches, pour s’intéresser à des fables,
pour pleurer les malheurs des morts, ou rire aux dépens des vivants ; de manière qu’on
pourrait dire de ceux qui les fréquentent : N’ont-ils donc ni femmes, ni
enfants, ni amis, comme répondit un barbare, à qui l’on vantait les jeux publics
de Rome ?
« J’entends dire que la tragédie mène à la pitié par la terreur. Soit ; mais
quelle est cette pitié ? une émotion passagère et vaine, qui ne dure pas plus que
l’illusion qui l’a produite ; un reste de sentiment naturel, étouffé bientôt par les
◀passions▶ ; une pitié stérile qui se repaît de quelques larmes, et n’a jamais produit le
moindre acte d’humanité. On s’attendrit plus volontiers à des maux feints qu’à des maux
véritables. Les imitations du théâtre n’exigent que des pleurs ; au lieu que les objets
imités exigeraient de nous des soins, des soulagements,
des
consolations dont on veut s’exempter.
« Le poète qui sait l’art de réussir, cherchant à plaire au peuple et aux hommes
vulgaires, se garde bien de leur offrir la sublime image d’un cœur maître de lui, qui
n’écoute que la voix de la sagesse ; mais il charme les spectateurs par des caractères
toujours en contradiction, qui veulent et ne veulent pas, qui font retentir le théâtre
de cris et de gémissements, qui nous forcent à les plaindre, lors même qu’ils font leur
devoir, et à penser que c’est une triste chose que la vertu, puisqu’elle rend ses amis
si misérables.
« Cette habitude de soumettre à leurs ◀passions▶ les gens qu’on nous fait aimer
attire et change tellement nos jugements sur les choses louables, que nous nous
accoutumons à honorer la faiblesse de l’âme sous le nom de sensibilité, et à traiter
d’hommes durs et sans sentiment ceux en qui la sévérité du devoir l’emporte en toute
occasion sur les affections naturelles. Au contraire, nous estimons comme gens d’un bon
naturel ceux qui, vivement affectés de tout, sont l’éternel jouet des événements ; ceux
qui pleurent, comme des femmes, la perte de ce qui leur est cher ; ceux qu’une amitié
désordonnée rend injustes pour servir leurs amis ; ceux qui ne connaissent d’autre règle
que l’invincible penchant de leur cœur ; ceux qui, toujours loués du sexe qui les
subjugue, et qu’ils imitent,
n’ont d’autres vertus que leurs
◀passions▶, ni d’autres mérites que leur faiblesse. Ainsi, la constance, l’amour de la
justice deviennent insensiblement des qualités haïssables, des vices que l’on décrie.
Les hommes se font honorer par tout ce qui les rend dignes de mépris ; et ce
renversement des saines opinions est l’infaillible effet des leçons qu’on va prendre au
théâtre.
« De quelque sens qu’on envisage le théâtre, dans le tragique ou le comique, on
voit toujours que, devenant de jour en jour plus sensibles par amusement et par jeu, à
l’amour, à la colère et à toutes les autres ◀passions▶, nous perdons toute force pour leur
résister, quand elles nous assaillent tout de bon ; et que le théâtre animant et
fomentant en nous les dispositions qu’il faudrait contenir et réprimer, il fait dominer
ce qui devait obéir ; loin de nous rendre meilleurs et plus heureux, il nous rend pires
et plus malheureux encore, et nous fait payer, aux dépens de nous-mêmes, le soin qu’on y
prend de nous plaire et de nous flatter. »
« En effet, que voyons-nous dans la plupart des pièces qu’on représente sur la
scène ? Nous y voyons de violentes ◀passions▶ ennoblies avec art ; des sottises héroïques
consacrées par de vieilles fables ou histoires ; de beaux sentiments, qui ne sont à bien
dire que des saillies extravagantes d’ambition et de vengeance ; des fantômes de vertu,
qui
en imposent par un vain coloris de grandeur ; des
personnages qui, par leur caractère, leur rang, leurs sentiments et leurs exploits,
réveillent au fond de l’âme et flattent des inclinations vicieuses d’où naissent en nous
les révolutions les plus funestes. On y voit la ◀passion▶ la plus généralement répandue et
la plus à craindre s’élever sur les ruines de toutes les vertus, dominer dans presque
tous les cœurs et fonder les principaux intérêts ; on y voit les faiblesses et les
crimes qu’elle traîne à sa suite, déguisés, palliés par les tours ingénieux d’une morale
aussi fausse que séduisante, justifiés, autorisés par de grands exemples, ou présentés
sous des traits qui les font paraître plus dignes de compassion que de censure et de
haine ; on y apprend à nouer les intrigues d’amour ou à en parler le langage, à en
adopter les prétextes ou en répéter les excuses ; on y voit les autres ◀passions▶ les plus
ardentes et les plus dangereuses, ces ◀passions▶ qui sont les secrets mobiles du cœur
humain et qui enfantent tous nos malheurs, l’orgueil, l’esprit de domination, le
ressentiment des injures prendre un air de noblesse et d’élévation qui semble les
rapprocher de la grandeur d’âme et du vrai courage. Près d’elles et à leur lumière, la
fourberie est une politique sage et l’art de gouverner, l’esprit de faction est le
caractère d’une âme hardie faite pour régner sur ses semblables, le duel est une loi de
l’honneur, la vengeance est un devoir ;
le suicide est un droit
à sa propre vie, qui n’est ignoré que des lâches et des faibles. Les grandes fautes y
sont données presque toutes à la destinée, et les dieux seuls y sont coupables des
crimes des hommes. On y accoutume l’esprit à des horreurs auxquelles il n’aurait jamais
pensé. Un homme fait à ces spectacles sera moins étonné, moins frappé d’un grand crime
qu’une âme neuve qui n’a jamais vu que l’image touchante de la vertuab.
. »
« On dit que, sur le théâtre, le crime est toujours puni et la vertu toujours
récompensée. Je réponds que, quand cela serait, la plupart des actions tragiques n’étant
que de pures fables, des événements qu’on sait être de l’invention du poète, ne font pas
une grande impression sur les spectateurs. Je réponds encore que ces punitions et ces
récompenses s’opèrent toujours par des moyens si peu communs, qu’on n’attend rien de
pareil dans le cours naturel des choses humaines. Enfin, je réponds en niant le fait. Il
n’est ni ne peut être généralement vrai ; car cet objet n’étant pas celui sur lequel les
auteurs dirigent leurs pièces, ils doivent rarement l’atteindre, et souvent il serait un
obstacle au succès. Vice ou vertu, qu’importe, pourvu qu’on en impose par un air de
grandeur. Aussi la scène française, sans contredit la plus parfaite, ou du moins la plus
régulière qui ait encore existé, n’est-elle pas moins le triomphe des grands scélérats
que des plus illustres héros : témoin
Catilina, Mahomet, Atrée
et beaucoup d’autresac.
« Quel jugement porterons-nous d’une tragédie où, bien que les criminels soient
punis, ils nous sont présentés sous un aspect si favorable que tout l’intérêt est pour
eux ; où Caton, le plus grand des Romains, fait le rôle d’un pédant ? où Cicéron, le
sauveur de la république, Cicéron, de tous ceux qui portèrent le nom de pères de la
patrie, le premier qui en fut honoré et le seul qui le mérita, nous est montré comme un
vil rhéteur, un lâche : tandis que l’infâme Catilina, couvert de crimes qu’on n’oserait
nommer, prêt d’égorger tous ses magistrats et de réduire sa patrie en cendres, fait le
rôle d’un grand homme, et réunit par ses talents, sa fermeté et son courage, toute
l’estime des spectateurs ? Qu’il eût, si l’on veut, une âme forte : en était-il moins un
scélérat détestable ? Et fallait-il donner aux forfaits d’un brigand le coloris des
exploits d’un héros ? A quoi donc aboutit la morale d’une pareille pièce, si ce n’est à
encourager des Catilina, et à donner aux méchants habiles le prix de l’estime publique
due aux gens de bien ? Mais tel est le goût qu’il faut flatter sur la scène ; telles
sont les mœurs d’un siècle instruit. Le savoir, l’esprit, le courage ont seuls notre
admiration ; et toi, douce et modeste vertu, tu restes toujours sans honneurs ! Aveugles
que nous sommes au milieu de tant de lumières ! victimes de nos applaudissements
insensés, n’apprendrons-nous jamais
combien mérite de mépris et
de haine tout homme qui abuse, pour le malheur du genre humain, des talents que lui
donna la nature !
« Atrée et Mahomet n’ont pas même la faible ressource du dénouement. Le monstre
qui sert de héros à chacune de ces deux pièces achève paisiblement ses forfaits, en
jouit, et l’un des deux dit en propres termes, au dernier vers de la tragédie : Et je jouis enfin du prix de mes forfaits. Je veux bien supposer que les
spectateurs, renvoyés avec cette belle maxime, n’en concluront pas que le crime a donc
un prix de plaisir et de jouissance ; mais je demande enfin de quoi leur aura profité la
pièce où cette maxime est mise en exemple ?
« Quant à Mahomet, le défaut d’attacher l’admiration publique au coupable, y
serait d’autant plus grand que celui-ci a bien un autre coloris, si l’auteur n’avait eu
soin de porter sur un autre personnage un intérêt de respect et de vénération, capable
d’effacer ou de balancer au moins la terreur et l’étonnement que Mahomet inspire. La
scène surtout qu’ils ont ensemble est conduite avec tant d’art, que Mahomet, sans se
démentir, sans rien perdre de la supériorité qui lui est propre, est pourtant éclipsé
par le simple bon sens et l’intrépide vertu de Zopire. Cependant je crains bien qu’aux
yeux des spectateurs, sa grandeur d’âme ne diminue beaucoup l’atrocité de ses crimes, et
qu’une pareille pièce,
jouée devant des gens en état de
choisir, ne fît plus de Mahomet que de Zopire. Ce qu’il y a du moins de bien sûr, c’est
que de pareils exemples ne sont guère encourageants pour la vertu.
« Qu’apprend-on dans Phèdre et dans Œdipe,
sinon que l’homme n’est pas libre, et que le ciel le punit des crimes qu’il lui fait
commettre ? Qu’apprend-on dans Médée, si ce n’est jusqu’où la fureur
de la jalousie peut rendre une mère cruelle et dénaturée ? Suivez la plupart des pièces
du théâtre français, vous trouverez presque dans toutes des monstres abominables et des
actions atroces ; utiles, si l’on veut, à donner de l’intérêt aux pièces, mais
dangereuses certainement, en ce qu’elles accoutument les yeux du peuple à des horreurs
qu’il ne devrait pas même connaître, et à des forfaits qu’il ne devrait pas supposer
possibles. Il n’est pas même vrai que le meurtre et le parricide y soient toujours
odieux. A la faveur de je ne sais quelles commodes suppositions, on les rend permis ou
pardonnables. On a peine à ne pas excuser Phèdre incestueuse et versant le sang
innocent. Syphax empoisonnant sa femme, le jeune Horace poignardant sa sœur, Agamemnon
immolant sa fille, Oreste égorgeant sa mère, ne laissent pas d’être des personnages
intéressants. L’un tue son père, épouse sa mère, et se trouve le frère de ses enfants ;
un autre force un fils d’égorger son père ; un troisième fait boire
au père le sang de son fils. On frissonne à la seule idée des horreurs
dont on pare la scène française. Je le soutiens, et j’en atteste l’effroi des lecteurs,
les massacres des gladiateurs n’étaient pas si barbares que ces affreux spectacles. On
voyait couler du sang, il est vrai, mais on ne souillait pas son imagination de crimes
qui font frémir la nature. Ajoutez que l’auteur, pour faire parler chacun son caractère,
est forcé de mettre dans la bouche des méchants leurs maximes et leurs principes,
revêtus de tout l’éclat des beaux vers, et débités d’un ton imposant et sentencieux pour
l’instruction du parterre.
« Dans quelle disposition d’esprit le spectateur voit-il commencer la Bérénice de Racine ? Dans un sentiment de mépris pour la faiblesse d’un empereur
et d’un Romain, qui balance comme le dernier des hommes entre sa maîtresse et son
devoir ; qui, flottant incessamment dans une déshonorante incertitude, avilit, par des
plaintes efféminées, ce caractère presque divin que lui donne l’histoire ; qui fait
chercher, dans un vil soupirant de ruelle, Titus, le bienfaiteur du monde et les délices
du genre humain. Qu’en pense le même spectateur après la représentation ? Il finit par
plaindre cet homme sensible qu’il méprisait, par s’intéresser à cette même ◀passion▶ dont
il lui faisait un crime, par murmurer en secret du sacrifice qu’il est forcé d’en faire
aux lois de la patrie. L’intérêt
principal est pour Bérénice,
et c’est le sort de son amour qui détermine l’espèce de catastrophe : non que ses
plaintes donnent une grande émotion durant le cours de la pièce, mais au cinquième acte,
où, cessant de se plaindre, l’air morne, l’œil sec et la voix éteinte, elle fait parler
une douleur approchante du désespoir ; et les spectateurs vivement touchés commencent à
pleurer quand Bérénice ne pleure plus. Que signifie cela, sinon qu’on tremble qu’elle ne
soit renvoyée ; qu’on sent d’avance la douleur dont son cœur sera pénétré, et que chacun
voudrait que Titus se laissât vaincre, même au risque de l’en moins estimer ? Ne
voilà-t-il pas une tragédie qui remplit bien son objet, et qui apprend bien aux
spectateurs à surmonter les faiblesses de l’amour !
« Quoique le dénouement démente ces vœux secrets, il n’efface point l’effet de la
pièce. La reine part sans le congé du parterre : l’empereur la renvoie malgré lui et
malgré elle ; on peut ajouter, malgré les spectateurs. Titus a beau rester romain, il
est seul de son parti, tous les spectateurs ont épousé Bérénice. Tant il est vrai que
les tableaux de l’amour font toujours plus d’impression que les maximes de la sagesse,
et que l’effet d’une tragédie est tout à fait indépendant de celui du
dénouement !
« Qu’on nous peigne l’amour comme on voudra,
il séduit,
ou ce n’est pas lui. S’il est mal peint, la pièce est mauvaise ; s’il est bien peint, il
offusque tout ce qui l’accompagne. Ses combats, ses maux, ses souffrances le rendent
plus touchant encore que s’il n’avait nulle résistance à vaincre. Loin que ses tristes
effets rebutent, il n’en devient que plus intéressant par ses malheurs mêmes. On se dit,
malgré soi, qu’un sentiment si délicieux console de tout. Une si douce image amollit
insensiblement le cœur : on prend de la ◀passion▶ ce qui mène au plaisir, on en laisse ce
qui tourmente. Personne ne se croit obligé d’être un héros, et c’est ainsi qu’admirant
l’amour honnête, on se livre à l’amour criminel.
« Ce qui achève de rendre ces images dangereuses, c’est précisément ce qu’on fait
pour les rendre agréables ; c’est qu’on ne le voit jamais régner sur la scène qu’entre
des âmes honnêtes, qui sont des modèles de perfection. Et comment ne s’intéresserait-on
pas pour une ◀passion▶ si séduisante, entre deux cœurs dont le caractère est déjà si
intéressant par lui-même ? au lieu qu’il faudrait apprendre aux jeunes gens à se défier
des illusions de l’amour, à fuir l’erreur d’un penchant aveugle qui croit toujours se
fonder sur l’estime, et à craindre quelquefois de livrer un cœur vertueux à un objet
indigne de ses soins.
« Heureusement la tragédie, telle qu’elle existe, nous présente des êtres si
gigantesques, si boursouflés,
si chimériques, que l’exemple de
leurs vices n’est guère plus contagieux que celui de leurs vertus n’est utile, et qu’à
proportion qu’elle veut moins nous instruire, elle nous fait aussi moins de mal. Mais il
n’en est pas ainsi de la comédie, dont les mœurs ont avec les nôtres un rapport plus
immédiat, et dont les personnages ressemblent mieux à des hommes. Tout est mauvais et
pernicieux, tout tire à conséquence pour les spectateurs ; et, le plaisir même du
comique étant fondé sur un vice du cœur humain, c’est une suite de ce principe, que,
plus la comédie est agréable et parfaite, plus son effet est funeste aux mœurs. Prenons
le théâtre comique dans sa perfection, c’est-à-dire, dans sa naissance. On convient, et
on le sentira chaque jour davantage que Molière est le plus parfait auteur comique dont
les ouvrages nous soient connus : mais qui peut disconvenir aussi que le théâtre de ce
même Molière ne soit une école de vices et de mauvaises mœurs, plus dangereuse que les
livres mêmes où l’on fait profession de les enseigner ? Son plus grand soin est de
tourner la bonté et la simplicité en ridicule, et de mettre la ruse et le mensonge du
parti pour lequel on prend intérêt : ses honnêtes gens ne sont que des gens qui parlent,
ses vicieux sont des gens qui agissent, et que les plus brillants succès favorisent le
plus souvent ; enfin, l’honneur des applaudissements, rarement pour le plus estimable,
est presque toujours pour le plus adroit.
« Si on examine le comique de cet auteur, partout on trouvera que les vices de
caractère en sont l’instrument, et les défauts naturels le sujet ; que la malice de l’un
punit la simplicité de l’autre, et que les sots sont les victimes des méchants : ce qui,
pour n’être que trop vrai dans le monde, n’en vaut pas mieux à mettre au théâtre avec un
air d’approbation, comme pour exciter les âmes perfides à punir, sous le nom de sottise,
la candeur des honnêtes gens.
« Voilà le caractère général de Molière et de ses imitateurs. Ce sont des gens
qui, tout au plus, raillent quelquefois les vices, sans jamais faire aimer la
vertu.
« Pour multiplier ses plaisanteries, Molière trouble tout l’ordre de la société ;
il renverse scandaleusement tous les rapports les plus sacrés sur lesquels elle est
fondée ; il tourne en dérision les respectables droits des pères sur leurs enfants, des
maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs. Il fait rire, il est vrai, et
n’en devient que plus coupable, en forçant, par un charme invincible, les plus sages
mêmes de se prêter à des railleries qui devraient attirer leur indignation. J’entends
dire qu’il attaque les vices ; mais je voudrais bien que l’on comparât ceux qu’il
attaque avec ceux qu’il favorise. Quel est le plus blâmable d’un bourgeois sans esprit
et vain, qui fait sottement le
gentilhomme, ou d’un gentilhomme
fripon qui le dupe ? Dans la pièce dont je parle, ce dernier n’est-il pas l’honnête
homme ? n’a-t-il pas pour lui l’intérêt ? et le public n’applaudit-il pas à tous les
tours qu’il fait à l’autre ? Quel est le plus criminel d’un paysan assez fou pour
épouser une demoiselle, ou d’une femme qui cherche à déshonorer son époux ? Que penser
d’une pièce où le parterre applaudit à l’infidélité, au mensonge, à l’impudence de
celle-ci, et rit de la bêtise du manant puni ? C’est un grand vice d’être avare, et de
prêter à usure ; mais n’en est-ce pas un plus grand encore à un fils de voler son père,
de lui manquer de respect, de lui faire mille insultants reproches, et, quand ce père
irrité lui donne sa malédiction, de répondre d’un air goguenard qu’il n’a que faire de
ses dons ? Si la plaisanterie est excellente, en est-elle moins punissable ? et la pièce
où l’on fait aimer le fils insolent qui l’a faite, en est-elle moins une école de
mauvaises mœurs ? Passons à la pièce qu’on reconnaît unanimement pour son chef-d’œuvre,
je veux dire, le Misanthrope.
« Cette pièce nous découvre mieux qu’aucune autre la véritable vue dans laquelle
Molière a composé son théâtre, et peut mieux nous faire juger de ses vrais effets. Ayant
à plaire au public, il a consulté le goût le plus général de ceux qui le composent ; sur
ce goût il s’est formé
un modèle, et sur ce modèle un tableau
des défauts contraires, dans lesquels il a pris ces caractères comiques, et dont il a
distribué les divers traits dans ses pièces. Il n’a donc point prétendu former un
honnête homme, mais un homme du monde ; par conséquent il n’a point voulu corriger les
vices, mais les ridicules, et il a trouvé dans le vice même un instrument très propre à
y réussir. Ainsi, voulant exposer à la risée publique tous les défauts opposés aux
qualités de l’homme aimable, de l’homme de société, après avoir joué tant d’autres
ridicules, il lui restait à jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de
la vertu : et c’est ce qu’il a fait dans son Misanthrope. Alceste,
dans cette pièce, est un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien qui
déteste les mœurs de son siècle et la méchanceté de ses contemporains, qui, précisément
parce qu’il aime ses semblables, hait en eux les maux qu’ils se font réciproquement, et
les vices dont les maux sont l’ouvrage. Il dit, à la vérité, qu’il a conçu une haine
effroyable contre le genre humain, mais la raison qu’il rend de cette haine en justifie
pleinement la cause : ce n’est pas des hommes qu’il est ennemi, mais de la méchanceté
des uns, et du support que cette méchanceté trouve dans les autres. S’il n’y avait ni
fripons ni flatteurs, il aimerait tout le genre humain. Il n’y a pas un homme de bien
qui ne soit
misanthrope en ce sens, ou plutôt les vrais
misanthropes sont ceux qui ne pensent pas ainsi : car au fond il n’y a pas de plus grand
ennemi des hommes que l’ami de tout le monde, qui, toujours charmé de tout, encourage
incessamment les méchants, et flatte, par coupable complaisance, les vices d’où naissent
tous les désordres de la société.
« Une preuve bien sûre qu’Alceste n’est point misanthrope à la lettre, c’est
qu’avec ses brusqueries et ses incartades, il ne laisse pas d’intéresser et de plaire.
Les spectateurs ne voudraient peut-être pas lui ressembler, parce que tant de droiture
est fort incommode ; mais aucun d’eux ne serait fâché d’avoir affaire à quelqu’un qui
lui ressemblât ; ce qui n’arriverait pas s’il était l’ennemi déclaré des
hommes.
« Cependant ce caractère si vertueux est présenté comme ridicule ; ce qui démontre
que l’intention du poète est bien de le rendre tel, c’est celui de l’ami Philinte, qu’il
met en opposition avec le sien. Ce Philinte est le sage de la pièce, un de ces honnêtes
gens du grand monde, dont les maximes ressemblent beaucoup à celles des fripons, de ces
gens si doux, si modérés qui trouvent toujours que tout va bien, parce qu’ils ont
intérêt que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde, parce
qu’ils ne se soucient de personne ; qui, de leur maison bien fermée,
verraient voler, piller, égorger, massacrer tout le genre humain sans se
plaindre, attendu qu’ils sont doués d’une douceur très méritoire à supporter les
malheurs d’autrui.
« Cependant c’est la pièce qui contient la meilleure et la plus saine morale. Sur
celle-là jugeons des autres, et convenons que l’intention de l’auteur étant de plaire à
des esprits corrompus, ou sa morale porte au mal, ou le faux bien qu’elle prêche est
plus dangereux que le mal même, en ce qu’il fait préférer l’usage et les maximes du
monde à l’exacte probité ; en ce qu’il fait consister la sagesse dans un certain milieu
entre le vice et la vertu ; en ce qu’au grand soulagement des spectateurs, il leur
persuade que, pour être honnête homme, il suffit de n’être pas un franc
scélérat.
« J’aurais trop d’avantage, si je voulais passer de l’examen de Molière à celui de
ses successeurs, qui, n’ayant ni son génie ni sa probité, n’en ont que mieux suivi ses
vues intéressées, en s’attachant à flatter une jeunesse débauchée et des femmes sans
mœurs. Régnard, plus modeste, n’en est pas moins dangereux. C’est une chose incroyable,
qu’avec l’agrément de la police, on joue publiquement au milieu de Paris une comédie,
où, dans l’appartement d’un oncle qu’on vient de voir expirer, son neveu, l’honnête
homme de la pièce, s’occupe, avec son digne cortège, de
soins
que les lois paient de la corde. Faux acte, supposition, vol, fourberie, mensonge,
inhumanité, tout y est, et tout y est applaudi. Belle instruction pour des jeunes gens
sans expérience, qu’on envoie à cette école, où les hommes faits ont bien de la peine à
se défendre de la séduction du vice !
« Tous nos penchants y sont favorisés, et ceux qui nous dominent y reçoivent un
nouvel ascendant. Les continuelles émotions qu’on y ressent nous enivrent, nous
affaiblissent, nous rendent plus incapables de résister à nos ◀passions▶, détruisent
l’amour du travail, découragent l’industrie, inspirent le goût de subsister sans rien
faire. On y apprend à ne couvrir que d’un vernis de procédés la laideur du vice, à
tourner la sagesse en ridicule, à substituer un jargon de théâtre à la pratique des
vertus, à mettre toute la morale en métaphysique, à travestir les citoyens en beaux
esprits, les mères de famille en petites maîtresses, et les filles en amoureuses de
comédie. »
Aussi, dit Houdar de La Mothead, « nous ne nous proposons pas en composant des pièces de théâtres
d’éclairer l’esprit sur le vice et sur la vertu, en les peignant de leurs vraies
couleurs ; nous ne songeons qu’à émouvoir les ◀passions▶ par le mélange de l’une et de
l’autre, et les hommages que nous rendons quelquefois à la raison ne détruisent pas
l’effet des ◀passions que nous avons flattées.
Nous instruisons
un moment : mais nous avons longtemps séduit, et, quelque forte que soit la leçon de
morale que puisse présenter la catastrophe qui termine la pièce, le remède est trop
faible et vient trop tard. »
On sait que les auteurs dramatiques attribuent à leur art la gloire d’avoir triomphé de la barbarie, et d’avoir adouci les mœurs publiques : Garnier, dans son ouvrage intitulé De l’Education civile, est bien éloigné d’en convenirae.
« C’est véritablement un grand service, leur dit cet
académicien, si, en adoucissant les mœurs, vous les avez rendues meilleures et
plus pures ; mais si vous ne les aviez adoucies qu’en les amollissant, si votre magie
n’avait servi qu’à transformer des tigres et des lions en des renards et des singes ; le
beau secret que vous auriez trouvé ! Vous vous vantez d’être les précepteurs de la
nation. Eh bien ! dites-nous donc, depuis plus d’un siècle que nous prenons de vos
leçons, avons-nous fait bien des progrès dans le chemin de la vertu ? Les hommes parmi
nous sont-ils devenus plus appliqués à leur devoir et plus délicats sur leur
réputation ? Les femmes se respectent-elles davantage ? Les enfants sont-ils plus soumis
à leurs parents ? L’union règne-t-elle davantage dans les familles ? Les droits de
l’amitié sont-ils mieux connus et plus respectés ? La patrie a-t-elle acquis un plus
grand nombre d’illustres défenseurs ? enfin
ceux qui vous
fréquentent valent-ils mieux que ceux qui vous négligent ? Tâchez surtout de nous
prouver bien clairement ce dernier point ; car j’observe que les parents qui s’occupent
de l’éducation de leurs enfants vous redoutent étrangement ; que les personnes à qui
leurs places prescrivent de la gravité, de la décence, craindraient d’être surprises
dans les temples où l’on débite si pompeusement vos maximes ; que bien des gens sensés
s’y ennuient ; que vos prêtres et vos prêtresses ne jouissent pas encore des droits que
les lois accordent au dernier citoyen. J’ouvre vos livres, et je ne trouve partout que
certaines amours romanesques dont l’absurdité et la triste uniformité sont encore les
moindres défauts. Le devoir et la vertu sont dans vos pièces de malheureuses victimes
que vous parez de quelques fleurs pour faire à l’amour un sacrifice plus éclatant.
Comment avez-vous remplacé le chœur des anciens ? Par des confidents et des confidentes
que je n’oserais nommer par leur nom, et qui semblent n’avoir d’autres fonctions que de
corrompre ceux qu’ils conseillent. Quels modèles osez-vous offrir aux femmes ? Des
Phèdre, des Cléopâtre, des Hermione, des Roxane, des Eriphile, etc. Voudriez-vous avoir
de pareilles héroïnes pour filles et pour femmes ? Enfin, que peuvent faire de mieux
ceux qui vont vous entendre, que d’armer leur cœur contre des impressions funestes à
leur repos, et d’oublier si
parfaitement ce qu’ils viennent
d’apprendre, qu’il ne leur en reste aucun souvenir en rentrant dans le sein de leur
famille ? Mais on ne peut espérer cette modération de cette foule de jeunes gens, que
l’on voit si ordinairement se pâmer au doux chant des sirènes. Ils passent bientôt de
l’image à la réalité, et finissent par s’énerver l’âme et le corps. Les moins coupables
sont ceux qui cultivent la musique et la danse, qui sont idolâtres de leur figure, et
qui veulent plaire aux femmes en s’efforçant de leur ressembler. Et cependant ces gens
sont pourvus de charges sans qu’ils songent aux moyens de les bien remplir. Qui
consolera la patrie en proie à des âmes de boue ? Qu’un cordonnier, qu’un tailleur
fassent mal une chaussure ou un habit, c’est un malheur facile à réparer, et qui retombe
à la fin sur eux-mêmes ; mais qu’un homme en place se conduise mal, la patrie entière
s’en ressent, et souvent la plaie devient incurable. Qu’on ait donc soin d’inculquer de
bonne heure aux jeunes gens qu’ils ne sont point faits, comme de vils animaux, pour se
procurer des sensations voluptueuses ; que leur raison est le flambeau qui doit les
éclairer ; que cette raison, épurée par la religion, dicte des devoirs ; que la
satisfaction qui provient des actions vertueuses est le plus grand de tous les plaisirs,
et le seul permanent ; qu’un homme qui néglige sa raison est plus à craindre que celui
qui renoncerait
volontairement à l’usage de ses yeux ; qu’il
est aussi impossible d’être heureux avec une âme souillée de vices, que de se bien
porter avec un corps couvert d’ulcères ; que la science est la source des biens, comme
l’ignorance est la source de tous les maux. »
« On nous dira peut-être que le théâtre épuré par le goût et la décence est devenu
pour les modernes une école de mœurs. Ne suffit-il pas d’ouvrir les yeux pour se
détromper de cette idée ? L’objet de la plupart des drames les plus estimés n’est-il pas
de nous peindre sans cesse des intrigues amoureuses, des vices que l’on s’efforce de
rendre aimables, des désordres faits pour séduire la jeunesse inconsidérée, des
fourberies capables de suggérer mille moyens de mal faire ? Le ridicule destiné à
corriger les hommes de leurs extravagances n’est-il pas souvent jeté sur la droiture,
l’innocence, la raison, la religion même pour laquelle tout devrait inspirer le plus
grand respect ? Enfin est-ce pour prendre des leçons de sagesse, que tant de désœuvrés
vont journellement courir à des spectacles, où, peu attentifs à la pièce, on les voit
perpétuellement voltiger autour d’une troupe de sirènes, qui mettent tout en usage pour
entraîner dans leurs pièges ceux dont elles ont irrité les désirs ? Après avoir vu la
tendresse conjugale tournée en ridicule dans un grand nombre de comédies, une femme
rentre-t-elle
donc chez elle bien pénétrée des devoirs de son
état et des sentiments qu’elle doit à son époux ? Quelles impressions peuvent faire sur
le cœur novice et tendre d’une jeune fille les exemples séducteurs que lui montrent tant
de drames, à la représentation desquels ses parents ont eux-mêmes la folie de la
conduire ? A combien d’écueils une âme sensible et chrétienne n’est-elle pas
continuellement exposée par l’imprudence de ceux qui devraient la garantir des
dangersaf ! »
« Qui peut se dire à soi-même qu’il n’a contracté aucune tache en sortant d’un
lieu où les deux sexes se rassemblent pour voir et être vus, et pour voir des spectacles
consacrés aux dieux des nations, où on décrit leur histoire, où on peint leurs amours,
où on représente leurs infamies sous des voiles qui en diminuent l’horreur et qui en
augmentent le danger ? Ce sont des fables, à la vérité, mais des fables qui font sur le
cœur de plusieurs des impressions plus durables que les vérités les plus sublimesag
. » Et quand même le
fond de ces pièces serait tiré de l’Ecriture sainte, on ne peut pas les voir sans danger ;
parce que la sainte morale, transportée sur un théâtre, ne peut produire dans ce sol
empesté que des fruits pernicieux : sa place véritable et naturelle est dans la chaire, où
environnée de la majesté de Dieu, nourrie de l’onction qui la rend si touchante et si
auguste, elle déploie toute sa dignité et toute sa force ;
mais
au théâtre c’est un sel affadi ; elle n’y paraît que pour être tournée en ridicule, pour
essuyer le mépris et encourir la haine des spectateurs.
Sans doute on ne peut que louer l’intention de ceux qui voudraient de bonne foi qu’on réformât les spectacles pour y ménager, à la faveur du plaisir, des exemples et des instructions sérieuses pour les rois et les peuples ; mais qu’ils songent que le charme des sens est un mauvais introducteur des sentiments vertueux. Si le théâtre a pu inspirer aux païens quelques vertus imparfaites, grossières, mondaines et superficielles, il n’a ni l’autorité, ni la dignité, ni l’efficace qu’il faut pour inspirer les vertus convenables à des chrétiens. Dieu renvoie les rois et les peuples à sa loi pour y apprendre leurs devoirs ; qu’ils la méditent nuit et jour comme David. Pour les instructions du théâtre, la touche en est trop légère ; il n’y a rien de moins sérieux, puisque l’homme s’y fait à la fois un jouet de ses vices, et un amusement de la vertu.