(1823) Instruction sur les spectacles « Chapitre II. Le métier de comédien est mauvais par lui-même, et rend infâmes ceux qui l’exercent. » pp. 15-28
/ 478
(1823) Instruction sur les spectacles « Chapitre II. Le métier de comédien est mauvais par lui-même, et rend infâmes ceux qui l’exercent. » pp. 15-28

Chapitre II.
Le métier de comédien est mauvais par lui-même, et rend infâmes ceux qui l’exercent.

« Quiconque monte sur le théâtre est infâme. »

Pour peu qu’on ait de bon sens, on reconnaîtra facilement qu’il est impossible de concilier le métier de comédien avec les devoirs du christianisme : car, « lorsqu’un comédien veut jouer une passion, dit Bossuet1, il faut qu’il la joue le plus naturellement qu’il lui est possible ; il faut qu’il rappelle autant qu’il est en lui celles qu’il a ressenties, et que, s’il était chrétien, il aurait tellement noyées dans les larmes de la pénitence, qu’elles ne reviendraient jamais à son esprit, ou n’y reviendraient qu’avec horreur. Mais, pour les rendre plus expressives, il faut qu’elles lui reviennent avec tous leurs agréments empoisonnés et toutes leurs grâces trompeuses » : il faut même qu’il les excite en lui-même, que son âme se les imprime pour pouvoir les exprimer extérieurement par les gestes et par les paroles. Il faut donc que ceux qui représentent la passion d’amour en soient touchés pendant qu’ils la représentent. Est-il facile après cela d’effacer de son esprit cette impression qu’on y a volontairement excitée ? Est-il possible qu’elle n’y laisse pas une grande disposition à se livrer à cette passion qu’on a bien voulu ressentir ? Quand on pense que les comédiens passent leur vie toute entière à apprendre en particulier, ou à répéter entre eux, ou à représenter devant les spectateurs, l’image de quelque vice, et qu’ils sont obligés d’exciter en eux des passions vicieuses, on ne peut s’empêcher de reconnaître que la comédie est par sa nature même une école et un exercice du vice, et qu’il est impossible d’allier ce métier avec la pureté de la religion ; que c’est un métier profane et indigne d’un chrétien.

« En commençant par observer les faits avant de raisonner sur les causes, dit Jean-Jacques Rousseau2, je vois en général que l’état de comédien est un état de licence et de mauvaises mœurs ; que les hommes y sont livrés au désordre ; que les femmes y mènent une vie scandaleuse ; que les uns et les autres, avares et prodigues à la fois, toujours accablés de dettes, et toujours versant l’argent à pleines mains, sont aussi peu retenus sur leurs dissipations que peu scrupuleux sur les moyens d’y pourvoir. Je vois encore que par tout pays leur profession est déshonorante ; que ceux qui l’exercent, excommuniés ou non, sont partout méprisés, et qu’à Paris même, où ils disent avoir plus de considération, un bourgeois craindrait de les fréquenter. Au reste, ce mépris est plus fort partout où les mœurs sont plus pures : c’est pourquoi il y a des pays d’innocence et de simplicité où le métier de comédien est presque en horreur. Voilà des faits incontestables. Et l’on dit qu’il n’en résulte que des préjugés : j’en conviens ; mais ces préjugés étant universels, il en faut chercher une cause universelle. Je pourrais imputer ces préjugés aux déclamations des prêtres, si je ne les trouvais établis chez les Romains avant la naissance du christianisme, et non seulement courant vaguement dans l’esprit du peuple, mais autorisés par des lois expresses, qui déclaraient les acteurs infâmes, leur ôtaient le titre et les droits de citoyens romains, et mettaient les actrices au rang des prostituées. Ici toute autre raison manque hors celle qui se tire de la nature des choses. Les prêtres païens, plus favorables que contraires à des spectacles qui faisaient partie de jeux consacrés à la religion, n’avaient aucun intérêt à les décrier, et ne les décriaient pas en effet. Cependant on pouvait dès lors se récrier, comme plusieurs le font, sur l’inconséquence de déshonorer des gens qu’on protège, qu’on paie, qu’on pensionne ; ce qui, à vrai dire, ne me paraît pas si étrange ; car il arrive quelquefois que l’Etat encourage et protège des professions déshonorantes, mais devenues comme nécessaires, sans que ceux qui les exercent en doivent être plus considérés pour cela.

« On a écrit que ces flétrissures étaient moins imposées à de vrais comédiens, qu’à des histrions et farceurs qui souillaient leurs jeux d’obscénités et d’indécences : mais cette distinction est insoutenable ; car les mots de comédien et d’histrion étaient parfaitement synonymes, et n’avaient d’autre différence, sinon que l’un était grec et l’autre étrusque. Cicéron, dans le livre de l’Orateur, appelle histrions les plus grands acteurs que Rome ait jamais eus, Esope et Roscius. Dans son plaidoyer pour ce dernier, il plaint un si honnête homme d’exercer un métier si peu honnête. Loin de distinguer entre les comédiens, histrions et farceurs, ni entre les acteurs des tragédies et des comédies, la loi couvre indistinctement du même opprobre tous ceux qui montent sur le théâtre : « Quisquis in scenam prodierit, ait prætor, infamis est. » Je ne sache qu’un seul peuple qui n’ait pas eu là-dessus les maximes de tous les autres ; ce sont les Grecs. Il est certain que chez eux la profession du théâtre était si peu déshonnête, que la Grèce fournit des exemples d’acteurs chargés de certaines fonctions publiques, soit dans l’Etat, soit en ambassade. Mais on pourrait trouver aisément les raisons de cette exception. 1°. La tragédie ayant été inventée chez les Grecs, aussi bien que la comédie, ils ne pouvaient jeter d’avance une impression de mépris sur un état dont on ne connaissait pas encore les effets. Et quand on commença à les connaître, l’opinion publique avait déjà pris son pli. 2°. Comme la tragédie avait quelque chose de sacré dans son origine, d’abord ces acteurs furent regardés plutôt comme des prêtres que comme des baladins. 3°. Tous les sujets des pièces n’étant tirés que des antiquités nationales, dont les Grecs étaient idolâtres, ils voyaient dans ces mêmes acteurs moins des gens qui jouaient des fables, que des citoyens instruits qui représentaient aux yeux de leurs compatriotes l’histoire de leur pays. 4°. Ce peuple, enthousiaste de sa liberté jusqu’à croire que les Grecs étaient les seuls hommes libres par nature, se rappelait avec un vif sentiment de plaisir ses anciens malheurs et les crimes de ses maîtres. Ces grands tableaux l’instruisaient sans cesse, et il ne pouvait se défendre d’un peu de respect pour les organes de cette instruction. 5°. La tragédie n’étant d’abord jouée que par des hommes, on ne voyait point sur le théâtre ce mélange scandaleux d’hommes et de femmes, qui fait des nôtres autant d’écoles de mauvaises mœurs. 6°. Enfin, leurs théâtres n’étaient point élevés par l’intérêt et par l’avarice ; les spectateurs n’y étaient pas mis à contribution. Ces grands et superbes spectacles, donnés sous le ciel, à la face de toute une nation, n’offraient de toutes parts que des combats et des victoires, des prix et des objets capables d’inspirer aux Grecs une ardente émulation, et d’échauffer leurs cœurs de sentiments d’honneur et de gloire.

« C’est au milieu de cet imposant appareil, si propre à élever et remuer l’âme, que les acteurs, animés du même zèle, partageaient, selon leurs talents, les honneurs rendus aux vainqueurs des jeux, souvent aux premiers hommes de la nation. Je ne suis pas surpris que, loin de les avilir, leur métier exercé de cette manière leur donnât cette fierté de courage et ce noble désintéressement qui semblent quelquefois élever l’acteur à son personnage. Avec tout cela, jamais la Grèce, excepté Sparte, ne fut citée en exemple de bonnes mœurs, et Sparte, qui ne souffrait point de théâtre, n’avait garde d’honorer ceux qui y montent.

« Revenons aux Romains, qui, loin de suivre à cet égard l’exemple des Grecs, en donnèrent un tout contraire. Quand leurs lois déclaraient les comédiens infâmes, était-ce dans le dessein d’en déshonorer la profession ? quelle eût été l’utilité d’une disposition si cruelle ? Elles ne la déshonoraient point ; elles rendaient seulement authentique le déshonneur qui en est inséparable : car jamais les bonnes lois ne changent la nature des choses ; elles ne font que la suivre ; et celles-là seules sont observées. Il ne s’agit donc pas de crier d’abord contre ces préjugés, mais de savoir premièrement si ce ne sont que des préjugés, si la profession de comédien n’est point en effet déshonorante en elle-même : car, si par malheur elle l’est, nous aurons beau statuer qu’elle ne l’est pas ; au lieu de la réhabiliter, nous ne ferons que nous avilir nous-mêmes.

« Qu’est-ce que le talent d’un comédien ? L’art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu’on est, de se passionner de sang-froid, de dire autre chose que ce qu’on pense, aussi naturellement que si on le pensait réellement, et d’oublier enfin sa propre place à force de prendre celle d’autrui. Qu’est-ce que la profession du comédien ? Un métier par lequel il se donne en représentation pour de l’argent, se soumet à l’ignominie et aux affronts qu’on achète le droit de lui faire, et met publiquement sa personne en vente. J’adjure tout homme sincère s’il ne sent pas au fond de son âme qu’il y a dans ce trafic de soi-même quelque chose de servile et de bas.

« Quel est au fond l’esprit que le comédien reçoit de son état ? un mélange de bassesse, de faussetés, de ridicule orgueil et d’indigne avilissement, qui le rend propre à toutes sortes de personnages, hors le plus noble de tous, celui d’homme qu’il abandonne.

« Le comédien cultive, pour tout métier, le talent de tromper les hommes, de s’exercer à des habitudes qui, seraient-elles innocentes au théâtre, ne servent partout ailleurs qu’à mal faire. Ces hommes si bien parés, si bien exercés au ton de la galanterie et aux accents de la passion, n’abuseront-ils jamais de cet art pour séduire les jeunes personnes ? ces valets filous, si subtils de la langue et de la main sur la scène, dans le besoin d’un métier plus dispendieux que lucratif, n’auront-ils jamais de distractions utiles ? ne prendront-ils jamais la bourse d’un fils prodigue ou d’un père avare pour celle de Léandre ou d’Argan ? Partout la tentation de mal faire augmente avec la facilité ; et il faudrait que les comédiens fussent plus vertueux que les autres hommes, s’ils n’étaient pas plus corrompus.

« L’orateur, dit-on, paie de sa personne ainsi que le comédien. La différence est grande : quand l’orateur se montre, c’est pour parler et non pour se donner en spectacle. Il ne représente que lui-même ; il ne fait que son propre rôle ; il ne parle qu’en son propre nom ; il ne dit et il ne doit dire que ce qu’il pense. L’homme et le personnage étant le même être, il est à sa place ; il est dans le cas de tout autre citoyen qui remplit les fonctions de son état.

« Mais le comédien sur la scène, étalant d’autres sentiments que les siens, ne disant que ce qu’on lui fait dire, représentant souvent un titre chimérique, s’anéantit, pour ainsi dire, s’annule avec son héros ; et dans cet oubli de l’homme, s’il en reste encore quelque chose, c’est pour être le jouet des spectateurs.

« Que dirai-je de ceux qui semblent avoir peur de valoir trop par eux-mêmes, et se dégradent jusqu’à représenter des personnages auxquels ils seraient bien fâchés de ressembler ? C’est un grand mal sans doute de voir tant de scélérats faire des rôles d’honnêtes gens : mais y a-t-il rien de plus odieux, de plus choquant et de plus lâche que de voir sur le théâtre celui qui se dit honnête homme, faire le rôle d’un scélérat, et déployer tout son talent pour faire valoir de criminelles maximes ? Hélas ! à cet égard, les poètes dramatiques n’ont-ils pas à se faire le même reproche ? Je n’ai jamais pu concevoir quel plaisir on peut prendre à imaginer et à composer le personnage d’un scélérat, à se mettre à sa place, tandis qu’on le représente, à lui prêter l’éclat le plus imposant. Je plains beaucoup les auteurs de tant de tragédies pleines d’horreurs, lesquels passent leur vie à faire agir et parler des gens qu’on ne peut écouter ni voir sans souffrir. Il me semble qu’on devrait souffrir d’être condamné à un travail si cruel. S’il est vrai qu’il y en a qui prétendent s’en faire un amusement pour l’utilité publique : j’admire leurs talents et leur beau génie ; mais je remercie Dieu de ne me les avoir pas donnés. Je reviens aux comédiens : quelle source de mauvaises mœurs n’ont-ils pas dans le désordre des actrices, qui force et entraîne celui des acteurs ? Mais pourquoi, dit-on, ce désordre est-il inévitable ? Ah ! pourquoi ? Dans tout autre temps on n’aurait pas besoin de le demander ; mais dans ce siècle, où règnent si fièrement les préjugés et l’erreur sous le nom de philosophie, les hommes, abrutis par leur vain savoir, ont fermé leur esprit à la voix de la raison, et leur cœur à celle de la nature.

« Je demande comment un état dont l’unique objet est de se montrer au public, et, qui pis est, de se montrer pour de l’argent, conviendrait à d’honnêtes femmes, et pourrait compatirl en elles avec la modestie et les bonnes mœurs. A-t-on besoin même de disputer sur les différences morales des sexes, pour sentir combien il est difficile que celle qui se met à prix en représentation, ne s’y mette bientôt en personne, et ne se laisse jamais tenter de satisfaire des désirs qu’elle prend tant de soin d’exciter ? Quoi ! malgré mille précautions, une femme honnête et sage, exposée au moindre danger, a bien de la peine encore à se conserver un cœur à l’épreuve ; et ces jeunes personnes audacieuses, sans autre éducation qu’un système de coquetterie et des rôles amoureux, dans une parure immodeste, sans cesse entourées d’une jeunesse ardente et téméraire, au milieu des douces voix de l’amour et du plaisir, résisteront à leur âge, à leur cœur, aux objets qui les environnent, aux discours qu’on leur tient, aux occasions toujours renaissantes, et à l’or auquel elles sont d’avance à demi vendues ! Il faudrait nous croire une simplicité d’enfant, pour vouloir nous en imposer sur ce point. Le vice a beau se cacher dans l’obscurité ; son empreinte est sur les fronts coupables : l’audace d’une femme est le signe assuré de sa honte : c’est pour avoir trop à rougir qu’elle ne rougit plus ; et, si quelquefois la pudeur survit à la chasteté, que doit-on penser de la chasteté, quand la pudeur même est éteinte ?

« Supposons, si l’on veut, qu’il y ait eu quelques exceptions : supposons qu’il en soit jusqu’à trois que l’on pourrait nommer : je veux bien croire pour un moment ce que je n’ai jamais vu ni ouï dire. Appellerons-nous un métier honnête celui qui fait d’une honnête femme un prodige, et qui nous porte à mépriser celles qui l’exercent, à moins de compter sur un miracle continuel ? L’immodestie tient si bien à leur état, et elles le sentent si bien elles-mêmes, qu’il n’y en a pas une qui ne se crût ridicule de feindre, au moins de prendre pour elle les discours de sagesse et d’honneur qu’elle débite au public. Et, de peur que ses maximes sévères ne fissent un progrès nuisible à son intérêt, l’actrice est toujours la première à parodier son rôle, et à détruire son propre ouvrage. Elle quitte, en atteignant la coulisse, la morale du théâtre, aussi bien que la dignité ; et, s’il était vrai qu’on prît quelquefois des leçons de vertu sur la scène, on va bien vite les oublier dans les foyers.

« Quelle mère, s’écrie Bossuetm, je ne dis pas chrétienne, mais tant soit peu honnête, n’aimerait pas mieux voir sa fille dans le tombeau que sur le théâtre ? Quoi ! l’a-t-elle élevée si tendrement et avec tant de précautions pour cet opprobre ? L’a-t-elle tenue nuit et jour, pour ainsi parler, sous ses ailes avec tant de soin pour la livrer au public, et en faire un écueil de la jeunesse ? Qui ne regarde ces malheureuses chrétiennes, si elles le sont encore, dans une profession si contraire aux vœux de leur baptême, comme des esclaves exposées en qui la pudeur est éteinte ? quand ce ne serait que par tant de regards qu’elles attirent, et par tous ceux qu’elles jettent, elles que leur sexe avait consacrées à la modestie, dont l’infirmité naturelle demandait la sûre retraite d’une maison bien réglée : et voilà qu’elles s’étalent elles-mêmes en plein théâtre avec tout l’attirail de la volupté, comme ces sirènes dont parle Isaïe, qui font leur demeure dans le temple de la volupté ; dont les regards sont mortels, et qui reçoivent de tous côtés, par les applaudissements qu’on leur renvoie, le poison qu’elles répandent par leur chant. » Elles s’immolent à l’incontinence publique d’une manière plus dangereuse qu’on ne ferait dans les lieux qu’on n’ose nommer. On les encourage par l’attrait du gain et des applaudissements. On s’inquiète peu qu’elles se perdent ou en perdent une infinité d’autres avec elles, pourvu qu’elles divertissent et qu’elles amusent. Est-ce là se conduire en chrétien ? est-ce là même se conduire en homme ? Madame Henriette de France, fille de Louis XV, disait à une personne qu’elle honorait de sa confiance, qu’elle ne concevait pas comment on pouvait goûter quelque plaisir aux représentations du théâtre, et que c’était pour elle un vrai supplice. « Sitôt, ajoutait-elle, que je vois paraître les premiers acteurs sur la scène, je tombe tout à coup dans la plus profonde tristesse. Voilà, me dis-je à moi-même, des hommes qui se damnent de propos délibéré pour me divertirn. »

Quand même on ne prendrait aucun mal à la représentation des pièces théâtrales, ne se rend-on pas coupable en contribuant à entretenir les autres dans une profession frappée des anathèmes de l’Eglise, et digne de l’être par la vie scandaleuse et libertine de la plupart de ceux qui l’exercent, par tous les désordres secrets ou publics dont ils sont la cause ? Ne se croirait-on pas coupable de contribuer, par des dons volontaires, à entretenir dans le crime et le libertinage des courtisanes ou d’autres personnes de mauvaise vie ? Il n’est pas permis de contribuer à l’amusement public, lorsque cet amusement est une occasion de pécher pour plusieurs. S’il est quelquefois permis de tolérer un mal pour en empêcher un plus grand, il ne l’est jamais d’y coopérer même pour faire un bien. C’est la doctrine de saint Paul : « Non faciamus mala ut eveniant bonao. »