De certaines processions ou cérémonies religieuses, pratiquées par le clergé, et qui sont ou ont été beaucoup plus nuisibles au culte et a la morale publique que les comédies représentées sur nos théâtres.
On a vu dans le chapitre précédent que les ecclésiastiques au mépris du onzième canon du troisième concile de Carthage, tenu l’an 397, avaient, non seulement assisté aux spectacles mondains donnés par les confrères de la Passion, qui, après leurs comédies saintes, mêlaient toujours quelques farces, mais encore qu’ils avaient eux-mêmes rempli des rôles et ouvert leurs églises pour ces sortes de représentations ; que les lois civiles, que l’autorité du prince, infiniment plus portées à maintenir le respect dû à la religion et au caractère sacré de ministre des autels, que les ecclésiastiques eux-mêmes, avaient arrêté ce débordement de scandale et d’obscénité, en défendant aux ecclésiastiques de jamais prendre part à ces sortes de représentations, en réglant les sujets des pièces de théâtres, et en ordonnant que la scène serait transportée hors des églises. La sagesse de l’autorité civile l’a donc constituée protectrice et conservatrice de la religion et de la pudeur publique ; et le prince qui est, par la nature de sa puissance, le conservateur et le protecteur des canons des conciles, a su ramener les prêtres par la force de sa volonté et de ses ordonnances, à l’exécution des lois canoniques.
Mais cet ordre interposé de la part de l’autorité séculière, quant aux représentations données par des ecclésiastiques, aurait dû s’étendre sur une infinité de processions et d’autres cérémonies religieuses, qui n’offrent encore que du scandale, et une infraction criminelle aux lois ecclésiastiques, et qui compromettent la dignité de la religion catholique, apostolique et romaine, en mêlant, en alliant aux cérémonies les plus augustes de notre culte, tout ce que le profane a de plus odieux et de plus impur, je veux parler de la procession solennelle qui avait lieu tous les ans à Aix-en-Provence, le jour de la Fête-Dieu, et qu’on y célèbre encore parfois de nos jours.
Dans cette solennité, les prêtres permettent que les diables et que toutes les divinités du paganisme fassent partie inhérente de la procession, et que le saint sacrement, objet de la vénération et de la piété des vrais chrétiens, soit porté dans cet assemblage, dans cette réunion d’hommes masqués, déguisés en personnages les plus sacrilèges et les plus réprouvés par notre législation ecclésiastique. Un cortège aussi incohérent est à mon avis cent fois plus scandaleux, cent fois plus outrageant pour le culte, que toutes les comédies, quelles qu’elles soient, qu’on représente sur nos théâtres.
Voici le détail historique et authentique de ce qui se passe dans cette cérémonie, extrait d’un ouvrage in-8°, imprimé en 1777, et déposé à la Bibliothèque du Roi, sous la cote L, n° 2167, 1. A, intitulé Explication des cérémonies de la Fête-Dieu d’Aix en Provence.
« La procession sort de l’église Saint-Sauveur, à 11 heures et demie, dans l’ordre suivant :
- « 1. La croix de la métropole.
- « 2. La bannière aux armes de la ville.
- « 3. La bannière de S. Claude.
- « 4. La bannière de S. Roch.
- « 5. La bannière de S. Germain.
- « 6. La bannière de S. Christophe.
- « 7. La bannière de Sainte Anne.
- « 8. La bannière de Sainte Marthe.
- « 9. La bannière de S. Mitre.
- « 10. La bannière de S. Martin.
- « 11. La bannière de Notre-Dame du Rosaire.
- « 12. La bannière de Notre-Dame de l’Annonciade.
- « 13. La bannière de Saint-George.
- « 14. La bannière de Notre-Dame de Grâce.
- « 15. La bannière de S. Joseph.
- « 16. La bannière de Notre-Dame de Beauvais.
- « 17. La bannière de S. Eloy.
- « 18. La bannière de Sainte Catherine.
- « 19. La bannière de S. Honoré.
- « 20. La bannière de S. Sébastien.
- « 21. La bannière de S. Crépin.
- « 22. La bannière de la Sainte Trinité.
- « 23. La grande bannière de Corpus Domini.
Après un certain intervalle viennent :
- « 24. Le guet à pied et les chevaliers du croissant.
- « 25. Le jeu du chat, qui est proprement dit, le jeu du veau d’or ; c’est une mascarade tout à fait profane, composée de plusieurs individus qui représentent des Juifs et en particulier Moïse, tenant le livre de la loi avec le grand-prêtre des Israélites, revêtu du pectoral et de la tiare ; un autre Juif porte le veau d’or, et un camarade fait sauter en l’air, aussi haut qu’il lui est possible, un malheureux chat, qui est tourmenté de la manière la plus impitoyable ; tous ces prétendus Juifs font des contorsions épouvantables et sont couverts d’une têtière, qui est un masque, qui enveloppe généralement toute la tête.
- « 26. Les lépreux, autre mascarade, qui représente les lépreux de l’Evangile ; leur habillement consiste en deux tabliers de mulets à franges, qu’ils mettent l’un devant, l’autre derrière, avec deux rangs de gros grelots en bandoulière et en sautoir ; les uns ont un grand peigne, les autres une brosse, les autres des ciseaux de tondeurs, et avec ces instruments, ils tracassent comme des diables, un autre d’entre eux qui a une longue perruque ; qu’ils s’efforcent de peigner, brosser et agiter. Ils sont tous couverts d’un masque qui représente une tête toute tondue.
- « 27. La reine de Saba, autre mascarade. C’est un portefaix déguisé en vieille princesse, qui a une couronne rayonnante sur la tête, une ceinture en chaîne d’argent, beaucoup de rouge sur les joues, et une robe et une coiffure des plus ridicules ; elle est accompagnée d’un danseur, lestement habillé ; il a nombre de petits grelots aux jarretières ; il porte une épée nue à la main, au bout de laquelle il y a un petit château doré, surmonté de cinq girouettes en clinquant ; cette reine est encore entourée de trois dames▶ d’atours, qui portent chacune une coupe d’argent à la main, qu’elles haussent à la manière des bacchantes et saltimbanques. Ce groupe saute, danse, et fait des contorsions à l’infini et dignes du carnaval le plus gai.
- « 28. Le grand jeu des diables, ou le roi Hérode ; c’est ici une des mascarades les plus bruyantes et les plus scandaleuses ; ce sont des portefaix déguisés et masqués en diables, ils ont un corset et de très longues culottes noires, cousus ensemble, et des flammes rouges peintes sur ces habillements ; leur têtière est noire et rouge, avec de longues cornes, formant une vraie tête de diable, et représentant des têtes horribles d’animaux ; ils sont affublés de deux rangs de sonnettes qu’ils portent en bandoulière et en sautoir, et qui produisent un tintamarre vraiment infernal : ils ont tous des fourches à la main. Une Proserpine ou diablesse est parmi eux, et toujours distinguée par son accoutrement ridicule, et sa coiffure qui est la parodie des coiffures à la mode. Toute cette gente infernale tourmente le roi Hérode, qui est revêtu d’une espèce de casaque courte, de couleur cramoisi, avec des ornements jaunes ; il a la couronne en tête, et le sceptre à la main ; il cherche autant que possible à se défendre des coups qui lui sont portés. Une tirelire est portée par ces diables, qui vous la présentent, et ce que vous leur donnez forme une bourse commune, à laquelle le roi Hérode a droit de co-participation. Mais ce qu’il y a de plus répréhensible, selon mon opinion, c’est que le jour de la Trinité, et ensuite le jour et la veille de la Fête-Dieu, les diables et tous les employés aux mascarades de la procession vont avec leur habit de cérémonie, entendre la première messe à Saint-Sauveur. Ils entrent dans l’église, leurs têtières (ou masques) à la main, et après la messe, ils vont tous en sortant au grand bénitier ; là ils jettent eux-mêmes de l’eau bénite sur leurs masques en faisant des signes de croix, parce que, dit-on, ils ont peur de se trouver un de plus, lorsqu’ils se comptent, ce qui serait alors le vrai diable, ainsi que cela a eu lieu, prétendent-ils, il y a longtemps ; ils mettent ensuite leurs têtières ou masques, et font leur jeu devant l’image de la Vierge, qui est au milieu de la grande porte de l’église. »
Ici le clergé avouera bien qu’il y a et profanation des lieux saints, et profanation des choses saintes !… car entrer dans l’église avec des masques à la main, y entendre la messe, bénir ensuite les masques et ces odieux déguisements avec de l’eau bénite puisée dans le grand bénitier, puis se masquer et danser devant l’image de la Vierge, qui tient au grand portail de l’église, c’est, selon moi, unir les bacchanales, les saturnales les plus infâmes, aux cérémonies les plus augustes, les plus saintes de notre culte !… Mais continuons notre procession :
- « 29. Les rois mages, ou le jeu de la belle étoile ; encore une mascarade qui représente les trois mages allant à Bethléem, et suivant l’étoile qui les y conduit ; ils ont chacun un page, et la figure couverte d’une têtière, portant une couronne royale ; ils font des danses, jeux et contorsions parmi lesquels on distingue une mauvaise farce, qu’en patois du pays on nomme Réguigneou, elle consiste dans un mouvement vif et successif du derrière que font MM. les pages de droite à gauche et de gauche à droite, en donnant leur dernier salut ; celui qui le fait le mieux, obtient du public, juge de ces mouvements obscènes, quelques pièces de monnaie de plus ;
- « 30. Les danseurs, en corsets, culottes, bas et souliers blancs, ornés partout de rubans, avec un casque garni de grosses pierres ou diamants de théâtre, surmonté de plumes en hauteur, de couleurs variées. Ils ont tous des scapulaires, et portent au-dessous du genou des jarretières garnies de petits grelots ; ils ont en main une baguette ornée de rubans et sont accompagnés d’une troupe de petits danseurs, qui imitent après eux, les danses qu’ils viennent d’exécuter ;
- « 31. La petite âme, qui est figurée par un enfant en corset blanc, les bras et les jambes nues, qui tient à la main la croix de Notre Seigneur J.-C., haute d’environ cinq pieds il appuie cette croix à terre de la main gauche ; alors un ange habillé de blanc avec de grandes ailes et une têtière ou masque qui forme l’auréole par derrière, tient aussi la croix de la main gauche, et la défend contre l’attaque des diables, qui, à grands coups de bâtons et de fourches, frappent sur le dos de l’ange, qui est garantis par une plaque de fer et un coussin qui se trouvent cachés par son accoutrement ; l’ange finit cependant par sauver la croix, et l’âme de l’homme, représentée par l’enfant, de l’enlèvement qu’en veulent faire les diables ;
- « 32. Le massacre des innocents ; on y voit le roi Hérode ordonner de faire mourir les enfants de la Judée, qui sont tous masqués avec une têtière et une chemise de toile écrue qui leur tombe jusqu’aux talons. On choisit pour ces rôles, ajoute l’historien, la fine fleur des petits polissons de la ville ; le patriarche Moïse, avec le livre de la loi, se trouve encore introduit dans cette mascarade.
- « 33. Les chevaux fringants ; huit ou dix jeunes gens portant tous des chapeaux gris avec un plumet haut, et une cocarde, en habit blanc garni de rubans de diverses couleurs au cou, aux bras, derrière la tête, ayant aussi des épaulettes en or et des scapulaires de Notre-Dame du Montcarmel, forment un jeu parmi eux. Ils ont tous un cheval figuré en carton peint, c’est-à-dire, seulement la tête et le poitrail d’un côté réunis à la croupe de l’autre, en laissant un vide qui permet aux jeunes cavaliers de placer leurs corps entre deux, pour paraître enjambés sur ce cheval, d’où il pend une sorte de caparaçon, en couleur de rose, pour cacher les jambes des cavaliers. Ce cheval de carton est porté sur leurs épaules par deux rubans en sautoir. Ils ont tous à la main droite un petit bâton orné de plusieurs rangs de rubans ; ils font mouvoir de la main gauche à leur gré cette figure de cheval ; ils forment une danse variée sur l’air consacré aux chevaux frux qu’on attribue au bon René, comte de Provence et roi de Naples.
- « 34. Les apôtres ; Judas ouvre la marche, il a en main la bourse des trente deniers ; viennent ensuite les Apôtres et les Evangélistes sur deux files, et enfin Jésus-Christ qui est en robe longue, avec une ceinture de corde, et une têtière ou masque, dont le visage est fort ensanglanté ; il est courbé sous le poids de la croix qu’il porte. S. Pierre est caractérisé par les clefs du paradis, S. Paul par son épée, S. Jacques par ses coquilles de pèlerin, S. André par sa croix, S. Luc par une têtière ou masque qui représente une horrible tête de bœuf, S. Marc par une têtière ou masque qui représente une tête de lion, S. Siméon est en évêque, chapé et mitré, et portant au bras gauche un panier rempli d’œufs, de l’autre main, il donne la bénédiction épiscopale.
- « 35. S. Christophe ; c’est une figure colossale faite avec des morceaux de bois et des cercles fort légers, enveloppés d’une aube en toile blanche ; ses deux bras sont étendus en croix. Le bras droit porte la figure d’un Jésus, attachée par-dessus ; le tout est surmonté d’une grande têtière assez proportionnée, à la barbe vénérable, avec une grande auréole. Elle a neuf à dix pieds d’élévation, elle est portée par un homme qui s’y met dedans, et qui fait saluer S. Christophe, tant qu’il peut, afin que son quêteur ramasse un peu plus d’argent en reconnaissance de cette politesse.
- « 36. La mort ; qui est représentée par une figure noire, avec des ossements de squelettes peints dessus, et une horrible têtière ou masque bien caractérisé. Tout son jeu consiste à faire aller et venir sa faux sur le pavé et l’approcher des pieds à tout le monde, qui, pour s’en débarrasser, donne quelque chose à son quêteur. »
C’est la plus triste, la plus désagréable, de toutes les mascarades.
Il y a ici un second intervalle dans la procession, après lequel paraissent :
- « L’abbé de la ville (de la ville d’Aix) ; c’est un personnage qu’on élit tous les ans le jour de la Pentecôte, et qui assiste à la procession solennelle de la Fête-Dieu, en pourpoint, en rabat, et manteau, et, dans le costume d’un abbé des plus galants ; il est précédé à la procession par son capitaine des gardes, et suivi par les abbés de même façon, qui ont été élus les années précédentes ; il porte à la main un très gros et très beau bouquet. Il a également son porte-enseigne, ses bâtonniers et autres officiers. Cette mascarade, moins scandaleuse que les autres, assiste à la messe de la métropole, et à toutes les autres cérémonies du jour de la Fête-Dieu ;
- « 37. La basoche ; elle entre ainsi que l’abbé de la ville par la grande porte de l’église et celle du chœur.
- « Les bâtonniers, le capitaine des gardes, le porte-enseigne jouent devant le parlement, et MM. les trésoriers de France ; devant la chapelle de corpus domini où se trouve la sénéchaussée, et ensuite plus bas devant les syndics des procureurs, et devant ceux des notaires.
- « Les bâtonniers, le capitaine des gardes, et le porte-enseigne font un salut particulier, et respectueux, en commençant et en finissant leurs exercices devant les autels, et reposoirs. Ces saluts dans lesquels ils fléchissent le genou en jouant du bâton (hallebarde) sont très différents de ceux qu’ils font aux ◀dames▶ en jouant devant elles.
- « La basoche en sortant du palais pour aller à Saint-Sauveur précède le parlement. Elle marche dans le même ordre qu’elle y est venue, et étant arrivée dans la métropole, avec ses tambours et symphonie, elle borde la haie au parlement, jusqu’à la porte du chœur, après quoi elle se retire ;
- « 38. Le prince d’amour ou le lieutenant du prince d’amour ; dont l’élection a eu lieu le jour de la Pentecôte ; il est en corset et culottes à la romaine de moire blanche et argent, tout unie ; le manteau uni glacé d’argent, chapeau à plumets, et de figure avantageuse ; il est précédé à la procession par des tambours, et des violons qui jouent l’air du prince d’amour ; il a son guidon, son capitaine des gardes, ses bâtonniers, et autres grands officiers, qui l’accompagnent à la procession, ils ont tous dans ce travestissement assisté à la messe à la métropole ; l’abbé de la ville, le lieutenant du prince d’amour, et tous les fonctionnaires de leur suite, ont de gros bouquets à la main, avec lesquels ils saluent les ◀dames▶ et toutes les personnes de leur connaissance. »
Après un autre intervalle on voit arriver :
- « 39. Les notaires ;
- « 40. Le corps de l’université, dont la marche s’ouvre par la symphonie qui précède les quatre prieurs de S. Yves ;
- « 41. Le massiert ;
- « 42. Le recteur suivi des quatre facultés ;
- De théologie ;
- De droit ;
- De médecine ;
- Et des arts ;
- « 43. Les procureurs au parlement ;
- « 44. Les procureurs au siège ;
- « 45. Les prieurs de la confrérie de corpus domini, avec leurs panonceaux ;
- « 46. Le massier du chapitre ;
- « 47. Le clergé de la métropole en chape ;
- « 48. Le très saint sacrement sous un riche dais ;
- « 49. Le parlement en robe rouge, précédé du premier huissier portant la masse de justice fleurdelisée d’or ;
- « 50. Les trésoriers généraux de France ;
- « 51. La sénéchaussée ;
- « 52. La maréchaussée. »
Ainsi se termine cette célèbre et bizarre procession dont le récit étonnera et affligera même le véritable chrétien, parce qu’il y aura vu les objets et les personnages les plus augustes de notre religion, confondus avec des mascarades, des affublements hideux, grotesques, ou galants, qui sont proscrits par nos saints conciles, lors même qu’ils seraient représentés hors d’une cérémonie sainte, et à bien plus forte raison, lorsqu’ils en forment partie inhérente.
Le clergé dans une telle circonstance enfreint les lois ecclésiastiques et les lois civiles, il se met en opposition avec les canons des conciles, et brave la raison et l’opinion publique.
J’ai déjà dit que le onzième canon du concile de Carthage, tenu en 397, fait défense expresse aux ecclésiastiques, non seulement de donner des spectacles mondains, mais même d’y assister ;
Or, une grande partie de cette procession est bien certainement un spectacle des plus mondains et des plus obscènes qu’on puisse donner ; et qui l’ordonne ? c’est le chapitre de S. Sauveur, qui, en cette occasion, est le maître des cérémonies et qui règle de point en point tout ce qui doit se passer.
Le concile d’Augsbourg dans son dix-neuvième règlement de l’année 1548, porte qu’on retranchera des processions, tout ce qui est profane ;
Le concile de Cologne de l’année 1549, dans son vingt-cinquième décret, ordonne de bannir des processions, tout ce qui n’est pas propre à exciter la dévotion.
Le concile tenu in trullo, (à Constantinople) l’an 692, porte, dans son soixante-deuxième canon, que les danses publiques de femmes, les déguisements d’hommes, l’usage des masques comiques, satiriques ou tragiques, sont défendus ;
Et tous ces déguisements, ces masques horribles de tête de bœuf, de tête de lion, de tête de diables, reçoivent l’eau bénite, de l’église de S. Sauveur, et figurent à la procession !
L’autorité séculière, dans son extrême sagesse, les arrêts de nos parlements, défendent la représentation des saints mystères, et la mise en scène des personnages divins qui forment l’objet de notre culte public ;
Et le chapitre de S. Sauveur, le clergé du diocèse d’Aix, font paraître, de la manière la plus sacrilège, la personne de Jésus-Christ, ses Apôtres, plusieurs de nos saints les plus révérés, dans cette cérémonie publique !
Et à qui le rôle de notre divin rédempteur se trouve-t-il confié ? à un portefaix ;
Qui a l’insigne faveur de porter la croix, signe du supplice de Jésus-Christ et l’objet de notre véritable rédemption, le sujet de notre vénération, et de tous nos respects ? un portefaix ;
A quel objet servent cette croix et celui qui la porte ? à être en butte à la tourmente d’une autre foule de portefaix déguisés en diables, et qui font mille contorsions réprouvées par notre religion, et par une saine morale publique !
Comment S. Luc, et S. Marc sont-ils représentés, et comment effraient-ils les spectateurs ?
Ce sont encore des portefaix qui sont chargés de ce rôle, et qui représentent la tête de deux saints que nous honorons et invoquons, chaque jour dans nos églises, par deux têtes de bœuf et de lion, qui représenteraient à merveille, ces animaux horribles que les païens adoraient comme leurs dieux !
Qui profane les habits pontificaux, et la dignité d’évêque, la première de notre religion ?
C’est encore un portefaix, qui représente S. Siméon revêtu d’une chape et d’une mitre, et qui d’une main donne des bénédictions à toute outrance, et de l’autre tient un panier rempli d’œufs, à l’instar d’une cuisinière qui revient du marché !…
Mais continuons :
Moïse le plus grand, le plus respectable de nos patriarches, le législateur des Israélites, le prophète qui nous a transmis les livres de la loi, l’Ancien Testament, Moïse que nous caractérisons dans notre propre religion par le titre de serviteur du Seigneur, Moïse qui est rangé au nombre de nos propres saints, dont le culte est marqué sur la montagne de Nébo, et dont l’Eglise romaine fait la mémoire, le jour même de la transfiguration de N.S. J.-C. 9 au mont Thabor, où on lui a dressé une église auprès de celle du Sauveur, pour accomplir les désirs et la volonté de S. Pierre, qui avait été dans l’impossibilité de les satisfaire de son temps, Moïse dont nous célébrons la fête le 4 septembre de chaque année, n’est-il pas odieusement représenté dans la mascarade du jeu du chat et du veau d’or, et dans celui du roi Hérode, par un autre portefaix ?…
Quel contraste, quelle profanation, quel abus des choses saintes !
On conviendra que jamais sur nos théâtres, rien de semblable ne viendra offenser la vue, ni la raison des spectateurs ; et que la morale, qui forme toujours le but de nos auteurs, y est beaucoup mieux observée qu’à cette procession. J’ajouterai que je trouverais infiniment plus opportun, plus décent, de conduire mes filles, à une de nos bonnes tragédies ou comédies, qu’à la fête d’Aix ; et que si le clergé veut jouir de la considération et du respect, qui sont nécessairement dus à son institution, il est utile, indispensable qu’il exécute lui-même et la volonté des lois de l’Eglise, manifestée dans les canons des saints conciles, et la volonté des lois et ordonnances civiles qui suppriment ces sortes d’alliance du sacré au profane. Je me servirai pour faire sentir au clergé la nécessité de cette conduite, d’une seule sentence proclamée sur nos théâtres mêmes, et qui renferme la morale la plus saine dont les gens d’Eglise et du monde puissent faire usage :
« L’opinion est un juge suprêmeDont les arrêts doivent être écoutés,Et les premiers respectez-la vous-mêmes,Si vous voulez en être respectés. »La Mansarde, au Gymnase ou théâtre de Madame.
Sans l’opinion, sans le respect public, les institutions ne peuvent obtenir aucune durée, et ceux qui ont un intérêt direct à leur conservation, ceux qui en sont les dépositaires et les administrateurs, doivent toujours tendre à les environner de la vénération des peuples ; car hors de là ils ne trouveront que désolation, abomination et destruction.
Je sais que le président Hénault a légitimé la représentation des saints
mystères, en disant dans son Abrégé chronologique de l’histoire de
France
u : « Non,
ce n’était point la profanation de la religion, tout était spectacle, pour un peuple
grossier, qui était attiré dans les églises, où les cérémonies même du service divin
étaient mêlées de ces spectacles ; on ne célébrait pas seulement les fêtes, on les
représentait ; le jour des rois, trois prêtres habillés en rois, conduits par une
figure d’étoile qui paraissait au haut de l’église, allaient à une crèche, où ils
offraient leurs dons, etc. ; de là le peuple courait au théâtre, où il retrouvait les
mêmes sujets ; c’était encore lui remettre les choses de la religion sous les yeux. Sa
foi était fortifiée par l’habitude qu’il contractait avec les objets, et en entendre
parler, c’était les avoir vus. Ne serions-nous pas réduits aujourd’hui
à regretter ces temps de simplicité, où l’on ne raisonnait pas, mais
où l’on croyait ? »
Cela est juste, et je suis entièrement de l’avis de cet excellent historien, en ce temps, on ne raisonnait pas, on ne croyait pas profaner, on avait la foi, toute la foi : mais depuis ce temps, on a raisonné, et la raison du prince, la raison des législateurs, ont distingué, reconnu des profanations scandaleuses dans les représentations des mystères, et elles ont été défendues, d’une manière impérative ; mais depuis ce temps, on s’est reporté sur la propre législation ecclésiastique, et l’on a trouvé des canons des conciles, qui, depuis les premiers siècles, interdisent tous déguisements, toutes mascarades, non seulement aux gens d’Eglise, mais encore aux séculiers. Donc le clergé qui procède à une telle cérémonie que celle que je viens de décrire, est en opposition directe et avec les lois de l’Etat et avec les lois de l’Eglise.
L’institution de cette fête avait eu lieu l’an 1462 par le bon roi René, comte de Provence, duc d’Anjou, et souverain de Naples ; cet excellent prince d’une dévotion et d’une foi réelles, aimait encore les sciences, les lettres et les arts ; il était grand protecteur des tournois, des joutes, et des poésies galantes ; il avait voulu, par la fondation de cette cérémonie, faire prévaloir la religion de Jésus-Christ, sur la puissance du diable, et imprégner cette vérité dans l’esprit du peuple, par des représentations qui parlassent à ses sens. Je dis et je maintiens que c’était bon, très bon, pour ce temps, et que la mémoire du roi René ne peut jamais être entachée du crime de profanation, parce que ses intentions étaient pures et tout à fait religieuses ; mais l’expérience qui corrige tout, qui épure tout, nous a prouvé à l’évidence, que cette alliance de mascarades profanes, avec les objets et les personnages les plus révérés de notre culte, ne pouvait plus avoir lieu ; la voix du prince et des lois s’est fait entendre à cette occasion, et le clergé doit s’y soumettre avec d’autant plus d’empressement, que ses propres lois canoniques le lui prescrivent aussi.
Les habitants d’Aix tiennent singulièrement, dit-on, à l’institution de ces jeux, et à la mémoire de leur ancien souverain ; je suis loin de blâmer leur goût pour ces sortes de plaisirs, et encore moins la déférence qu’ils témoignent à la mémoire de ce prince ; mais je leur accorderais, dans le temps de carnaval, tous les jeux institués par le roi René, en retranchant les sujets religieux, et j’ordonnerais pour la solennité de la Fête-Dieu, une procession imposante et respectable qui nourrirait l’esprit et le feu sacré dans l’âme des fidèles, sans obscurcir leur vue par des sujets profanes et des masques hideux. J’ai lu l’espèce de justification qu’a prétendu faire le sieur de Haitze v, de cette procession ; et quoi qu’il la consacre à la postérité, dans les termes les plus pompeux, il n’a pu arriver au but qu’il se proposait.
Mais ce n’est pas seulement dans la ville d’Aix que nous trouvons l’usage de ces sortes de processions ; celle de Mâcon nous offre un autre exemple aussi bizarre de l’irréflexion du clergé, ou pour mieux dire, des jésuites qui en furent les ordonnateurs, et qui poussèrent l’esprit de l’irréligion jusqu’à choisir un jour de carnaval, pour la représenter ; voici ce que l’on lit dans les Annales de la société de Jésus, tome IV, in-4°, p. 511.
« Nous allons voir maintenant dans la ville de Mâcon en France, les jésuites peu satisfaits de simples
paroles et déclamations séditieuses, se jouer publiquement des
choses saintes, et faire éclater leur Passion, par une procession profane, qui avait moins pour but le divertissement du peuple, que
la vaine satisfaction de se dresser à eux-mêmes un triomphe imaginaire sur le saint
défenseur de la grâce, (S. Augustin) et ses disciples :
« Le lundi gras, 1651, sur le midi, on vit sortir de leur collège de Mâcon une
procession dont ils avaient réglé la pompe de cette manière : la
croix marchait en tête, suivie d’environ trente petits choristes tant de
l’église cathédrale que des collégiales, tous écoliers des jésuites, qui étaient
suivis du sieur Bazam, curé de Saint-Etienne, seul prêtre de toute cette troupe ; une
cinquantaine d’écoliers marchaient ensuite travestis en Turcs, Japonais, Canadais,
Allemands, Anglais, Suisses, et après eux paraissaient quatre estafiers portant un
dais à quatre bâtons, sous lequel marchait un petit roi, le sceptre
en main et la couronne sur la tête ; par là, ces pères voulaient, à ce qu’ils dirent
depuis, représenter la grâce efficace ; derrière eux on voyait une centaine d’écoliers
vêtus comme quelques autres nations plus civilisées et plus polies que les
précédentes, qui marchaient devant quatre autres écoliers, vêtus en anges, chacun
desquels soutenait le
bâton d’un dais qui couvrait un petit
écolier vêtu en ange, seul avec une croix en la main, et c’était la grâce suffisante ;
il était précédé d’un autre écolier de l’âge de vingt-cinq à trente ans, habillé en
femme qui avait une grande croix entre les bras ; mais les
spectateurs n’en purent déchiffrer le mystère, sinon que l’on avait voulu marquer par
là une âme pénitente. Ce second dais était suivi de S. Augustin
représenté par un jeune homme de vingt-huit ou trente ans, vêtu en évêque avec une
soutane, rochet, camail et croix pectorale, la tête nue, mais couverte d’un grand
crêpe, à travers duquel on voyait tout l’habit épiscopal, et ce crêpe était surmonté
par une grosse épine de bois vert. Ce S. Augustin travesti, était
environné de quelques autres écoliers revêtus en Maures, en sauvages, en
diables qui portaient des dagues et des épées nues
avec différents écriteaux ; mais ceux qui en dressèrent la relation n’en purent lire
que le dernier, où était représenté un monstre sous une grande massue avec cette
inscription : Gratiæ sufficientis triumphus : il avait des feuilles
de laurier tout autour. Les autres écriteaux furent effacés par une grosse pluie qui
troubla un peu la pompe de la cérémonie triomphante : ceux qui avaient vu ces
écriteaux assurèrent que sur l’un étaient gravées ces paroles, gratia
proveniens, sur l’autre, gratia concomitans, et sur une
troisième, gratia perficiens. Cette procession étant partie de la
maison des jésuites, dans ce bel ordre, ou pour mieux dire, dans cet effroyable
désordre, alla d’abord à S. Vincent, église cathédrale de Mâcon, de là à S. Pierre qui
en est la collégiale ; et ensuite aux jacobins, aux
cordeliers, et aux autres maisons religieuses. Les jésuites s’étaient promis de donner
sur le théâtre l’intelligence de cette ridicule et toute profane cérémonie. Mais comme
ces pères virent que les mieux sensés l’avaient blâmée hautement, ils en demeurèrent
là, et se contentant de l’impunité dont ils ont joui dans toutes leurs entreprises,
ils cessèrent pour cette fois de faire servir les plus grands mystères de notre
religion au divertissement des hommes. »
Que les jésuites aient osé par une procession aussi scandaleuse insulter à leurs adversaires, et profaner l’image de S. Augustin, on peut le concevoir ; mais que le clergé de Mâcon se soit rendu coupable d’une telle infraction du respect dû aux choses saintes, en ouvrant les portes de la cathédrale de S. Vincent, de la collégiale de S. Pierre, et celles des églises des jacobins, des cordeliers et des autres maisons religieuses, pour servir de stations à cette mascarade impie, cela ne se conçoit pas.
Une autre procession de cette nature fut encore ordonnée et pratiquée en 1685, par les jésuites de Luxembourg, pour la translation de Notre-Dame-de-Consolation, ils y firent un mélange profane et scandaleux du saint-sacrement, et de l’image de la Vierge, avec toutes les divinités du paganisme, auxquelles on avait dressé des théâtres en plusieurs endroits de la ville, avec des inscriptions tirées de Virgile, et d’autres auteurs païens. Dans l’imprimé que les jésuites firent distribuer de la relation de cette cérémonie ils n’ont pas fait la moindre mention de Dieu, de Jésus-Christ, ni cité un seul passage de l’Ecriture, mais ils se sont fortement étendus sur leurs profanes divinités ; le docteur Arnaud leur en fit un reproche public, dans un écrit imprimé en 1687, intitulé : Avis aux RR. PP. jésuites sur leur procession de Luxembourg.
Ces RR. PP. grands partisans de nos dieux de la mythologie, déployèrent également le plus grand zèle pour la danse et les ballets ; car lorsque M. de la Berchère, évêque de Lavaur, fut nommé à l’archevêché d’Aix, ils célébrèrent son arrivée dans sa ville archiépiscopale par un ballet qui ne le cédait en rien par sa lasciveté et ses galanteries aux ballets de nos opéras.
Ainsi si les jésuites eux-mêmes mettaient au néant les canons des conciles qui proscrivent la danse, les particuliers, ou les danseurs publics, pouvaient bien imiter leur exemple, sans craindre la damnation éternelle, et pratiquer un art réservé aux gens du monde, puisqu’ils le voyaient exercé par des ecclésiastiques qui passaient pour les plus fervents soutiens de la religion romaine.
La ville de Paris fut encore témoin d’un autre ballet donné par les jésuites en l’année 1653, et qui fut nommé le ballet de la vérité. L’impureté, l’indécence et la lubricité y furent poussées à l’excès, et de telle manière qu’un auteur moderne, qui se respecte tant soit peu, n’oserait en donner la description au public. Mais on pourra consulter, à cet égard, un ouvrage intitulé Onguent pour la brûlure, in-8°, déposé à la bibliothèque royale, sous la lettre D., N°. 2898, page 61 ; on trouve encore dans le même ouvrage, page 58, la description de ce qui se passa dans l’église de ces RR. PP., en l’année 1653, à l’occasion de l’Enigme infâme qu’ils y exposèrent, et dans laquelle on voyait tous les dieux du paganisme, tels que Jupiter, Vénus, Cupidon, etc., dans la nudité la plus absolue, et à côté des sujets les plus respectables de notre culte, tels que le saint-sacrement de l’autel, l’image de Jésus-Christ, de la Vierge, et des autres saints.
Maintenant abandonnons les jésuites pour rentrer dans les cérémonies que le clergé de France pratiquait dans presque l’universalité de ses diocèses.
Procession et messe singulière de Dieppe. En 1443, les habitants de la ville de Dieppe remportèrent une victoire signalée sur les Anglais qui étaient venus mettre le siège devant cette ville ; mais cette victoire fut achetée au prix de leur sang, puisqu’ils eurent à regretter plus de 4.000 des leurs. Le dauphin, avant de quitter la ville, se rendit dans l’église de Saint-Jacques, à la tête des officiers municipaux, pour consacrer spécialement cette ville sous la protection de la sainte Vierge. Ce prince ordonna qu’on fît tous les ans à l’honneur de Marie, une procession générale autour des murailles de la ville, à pareils jour et heure qu’il avait attaqué et emporté la Bastille ; il autorisa les maires et échevins de passer dans le compte de chaque année la somme de deux cents livres : il fit aussi présent à l’église de Saint-Jacques d’une statue en argent d’une grandeur naturelle.
Cette procession et la solennité qui l’accompagnait, donnèrent lieu à la création d’une confrérie de l’Assomption, dont nous allons parler, et qui prouvera la simplicité des mœurs et de la piété de nos ancêtres.
On prenait tous les ans vers la mi-juin les suffrages des principaux habitants, assemblés en l’hôtel de ville, pour l’élection de la fille la plus vertueuse qui devait cette année représenter la sainte Vierge, ainsi que pour l’élection de six autres filles de Sion qui devaient l’accompagner. On procédait ensuite au choix d’un ecclésiastique pour représenter S. Pierre, et de onze laïques pour représenter les onze autres Apôtres.
La sainte Vierge, représentée comme nous venons de le dire, portée par quatre clercs dans un berceau en forme de tombeau, accompagnée des filles de Sion, ainsi que les représentants de S. Pierre et les onze Apôtres, se rendaient tous les ans à l’église de Saint-Jacques, le 4 août à six heures du matin.
On étendait à cette heure, devant la porte du maître de la confrérie de l’Assomption, une grande tapisserie sur laquelle on appliquait des lettres en or, qui rendaient et formaient quelques vers exprimant les qualités distinctives de ce maître, et de son amour pour Marie. Ces vers s’appelaient palinods w.
Ceux qui représentaient S. Pierre et les onze Apôtres, après avoir assisté à l’office des laudes, sortaient du chœur de Saint-Jacques portant chacun un cierge, et se rendaient à la porte du maître en exercice, en chantant des hymnes, et faisant avertir les échevins, etc., de se rendre à l’église, et que le clergé approchait.
Cette procession se faisait sur les sept heures du matin. Le cortège était précédé d’une grande musique ; l’on faisait même venir de Rouen un grand nombre de musiciens. Les deux clergés réunis de Saint-Jacques et de Saint-Remy, l’on sortait de l’église, on portait l’espèce de tombeau ou berceau dans lequel était la représentation de la Vierge, et à ses côtés les filles de Sion ; ensuite le S. Pierre avec ses deux acolytes, revêtus de leurs ornements ecclésiastiques, allaient à la tête des onze Apôtres.
Des deux côtés de cette procession était un grand nombre de jeunes gens avec des attributs et des habits caractéristiques, propres à exprimer les saints qu’ils voulaient représenter. Après les maîtres de la confrérie, des jeunes gens portaient les prix des palinods x.
La messe finie, le S. Pierre montait à l’autel, prenait le saint ciboire, se communiait lui-même, et présentait la sainte hostie aux apôtres. Si quelqu’un d’eux n’eût pas accepté le pain de vie, il eût été bafoué et dépouillé de l’apostolat comme en étant indigne.
Pendant toute la durée de cette messe chantée en musique, on donnait aux assistants une représentation de la mère de Dieu. Le Père Eternel paraissait sous la figure d’un vénérable vieillard ; à ses côtés quatre anges. Pendant cette représentation qui durait deux heures, l’on voyait un personnage bouffon qui faisait des singeries et se moquait de la sainte Vierge qui montait au ciel ; pour exprimer sa surprise, ce bouffon se couchait par terre pour faire le mort ; se relevait ensuite, et courait avec rapidité se cacher sous les pieds du père éternel, où il ne montrait que sa tête. Les lazzis et niaiseries de ce personnage, que le peuple nommait grimpe sur l’air, faisaient rire tous les assistants, qui confondaient leurs exclamations avec le chant de la messe.
Après l’office de la messe, le chapelain de la confrérie montait à la tribune des
apôtres et entonnait : assumpta est Maria in cœlum : gaudent angeli,
laudantes benedicunt Dominum ; après quoi il récitait quarante vers français pour
engager les apôtres à publier par toute la terre l’Assomption de la sainte Vierge, dont
ils venaient d’être les témoins. Ceux-ci répondaient chacun par une vingtaine de vers,
et assuraient qu’ils allaient avec joie s’acquitter de ce devoir. Le récit fait,
l’apôtre S. Jean
entonnait le verset, ave, Maria, gratia dei plena
per sæcula, etc.
, que les autres apôtres continuaient de chanter en chœur,
accompagnés du carillon des sonnettes dont étaient couverts les trois petits anges.
Le maître en exercice de la confrérie régalait chez lui la sainte vierge, les filles de Sion, et les magistrats de la ville.
Les apôtres dînaient dans la rue, devant la porte du maître : vraisemblablement pour
désigner que Saint Pierre avait pleuré sa faute à la porte de Caïphe ; et que les autres
Apôtres avaient abandonné leur divin maître, et ne l’avaient point suivi dans la maison
du pontife. Tant que le repas durait, il était défendu à saint Pierre et aux apôtres de
parler et de rire. Le dîner fini, le saint Pierre se levait de table, et entonnait le
verset, ave, Maria, gratia dei plena, etc.
Dès qu’on annonçait après le dîner qu’on allait retourner à
l’église, la sainte vierge se remettait dans son tombeau, les filles de Sion à ses
côtés, et le clergé. Ils se rendaient tous à l’église, après les vêpres de ce jour
4 août ; on faisait la représentation de la sainte Vierge sur un théâtre devant l’hôtel
de ville. Le premier personnage qui paraissait sur ce théâtre était saint Jean
l’Evangéliste, portant une couronne en forme de gloire, il ouvrait le spectacle en
chantant : tota pulchra es, amica mea, etc.
Après quoi il commençait
cette antienne par quarante vers, et se retirait.
Alors la sainte vierge dans son tombeau, apporté sur le théâtre, exhortait les filles
de Sion d’être toujours fidèles à Dieu, à qui elle les recommandait elle-même ; elle
leur annonçait sa mort prochaine, et leur témoignait la joie
qu’elle allait avoir de rejoindre son divin fils. Enfin elle récitait ces mots :
Nunciate dilecto meo, quia amore langueo
y. Aussitôt paraissait l’ange Gabriel, qui lui présentait une palme en
chantant : Surge, propera, amica mea ; veni, de Libano coronaberis.
z
On voyait aussitôt accourir sur le théâtre le saint-Pierre et les autres apôtres, qui témoignaient leur surprise de se voir ainsi transportés en ce lieu, des différents endroits de la terre par une force surnaturelle ; et ils exprimaient leur douleur de la perte qu’ils allaient faire de la sainte vierge qui alors paraissait expirer.
Dès qu’elle était censée morte, le saint Pierre lui fermait les yeux ; à l’instant les musiciens exécutaient un motet en son honneur ; des Juifs entraient de tous côtés sur le théâtre pour enlever le corps de la sainte vierge : les apôtres s’y opposaient, un combat décidait la question ; les apôtres, étant les plus forts, enlevaient le tombeau dans lequel était la sainte vierge.
Les mêmes cérémonies et le même spectacle se répétaient le 15 août ; le 16 on jouait sur le théâtre une comédie morale. Ces cérémonies ridicules ont eu lieu jusqu’en 1684, un mandement de l’archevêque de Rouen les proscrivit. Les habitants de Dieppe eurent recours au parlement de Rouen, qui confirma le mandement ; mais les Dieppois ne perdirent pas l’espoir du rétablissement de cette farce religieuse, qui leur rapportait beaucoup d’argent, par le grand concours de curieux qui se rendaient à Dieppe ; ils en firent conserver les machines dans leur magasin, jusqu’au bombardement de la ville en 1694, qui en occasionna l’incendie.
Procession de la danse des chanoines à Chalon-sur-Saône. Les complies de la Pentecôte étant finies, le doyen, les chanoines, et les habitués sortaient de l’église en procession, et venaient dans le petit cloître : il y a au milieu du préau un dôme, et au-dedans une masse de pierre taillée en rond, et des images aussi de pierre à l’entour. La procession y étant arrivée, tous se prenaient l’un après l’autre par le bout de leur surplis ; et en chantant quelques répons de la fête de la descente du S. Esprit sur les Apôtres, ils faisaient quelques tours en dansant en rond à l’entour de ce dôme : et bien qu’on n’y fît rien qui ne fût dans la bienséance et dans la modestie, et qui ne fût institué à bon dessein, toutefois, parce que le peuple appelait cette cérémonie la danse des chanoines, l’évêque Cyrus de Thiard et le chapitre jugèrent de concert qu’il fallait abolir cette coutume.
La procession noire du chapitre d’Evreux. Le premier jour de mai le chapitre d’Evreux avait coutume d’aller dans le bois L’évêque, qui est fort près de la ville, couper des rameaux et de petites branches, pour en parer les images des saints qui sont dans les chapelles de la cathédrale. Les chanoines firent d’abord cette cérémonie en personne ; mais dans la suite, ne croyant pas devoir s’abaisser jusqu’à aller couper eux-mêmes ces branches, ils y envoyèrent leurs clercs de chœur ; ensuite tous les chapelains de la cathédrale s’y joignirent, en conséquence des fondations postérieures qui se rencontrent ce jour-là, où il y a une assez bonne distribution ; enfin les hauts vicaires, vicarii capitulantes de alta sede y trouvant leurs avantages, aussi bien que la communauté des chapelains, ne dédaignèrent point de se trouver à cette singulière procession, nommée la procession noire.
Les clercs de chœur qui regardaient cette commission comme une partie de plaisir sortaient de la cathédrale, deux à deux en soutane et en bonnets carrés, précédés des enfants de chœur, des appariteurs ou bedeaux, et des autres serviteurs de l’église, chacun avec une serpe à la main, et allaient couper ces branches qu’ils rapportaient eux-mêmes, ou faisaient rapporter par la populace, qui se faisait un plaisir et un honneur de leur rendre ce service, en les couvrant dans la marche d’une épaisse verdure ; ce qui dans le lointain faisait l’effet d’une forêt ambulante.
Un autre abus s’introduisit peu après : c’était de sonner toutes les cloches de la cathédrale, pour faire connaître à toute la ville que la cérémonie des branches et celle du mai étaient ouvertes ; et cet abus augmenta si fort dans la suite des temps, qu’il fit casser des cloches, blesser et tuer même quelques sonneurs, rompre, briser, et démolir quelque chose d’essentiel aux clochers. L’évêque y voulut mettre ordre : il défendit cette sonnerie, et ce qui l’accompagnait ; mais les clercs de chœur méprisèrent ses défenses. Ils firent sortir de l’église les sonneurs qui pour la garder y avaient leur logement ; ils s’emparèrent des portes et des clefs pendant les quatre jours de la cérémonie, se rendirent enfin maîtres de tout, sonnèrent eux-mêmes à toute outrance, et ne devinrent, pour ainsi dire, raisonnables que le matin du dixième jour de mai : ils poussèrent même l’insolence jusqu’à pendre par les aisselles, aux fenêtres d’un des clochers, deux chanoines qui y étaient montés de la part du chapitre pour s’opposer à ce dérèglement…. On trouve dans des actes authentiques et originaux les noms des deux chanoines à qui on fit cet affront. L’un était Jean Mansel, trésorier de la cathédrale du temps de Henri II, roi d’Angleterre et de Normandie, qui est qualifié, dans les archives du chapitre, conseiller de ce prince. Il était de la maison des Mansel, seigneur d’Erdinton en Angleterre, etc. ; l’autre était Gautier Dentelin, chanoine, qui devint aussi trésorier, après la mort de Mansel, en 1206.
La procession noire faisait au retour mille extravagances, comme de jeter du son dans les yeux des passants, de faire sauter les uns par-dessus un balai, de faire danser les autres. On se servit ensuite de masques ; et cette fête à Evreux fit partie de la fête des fous et des sous-diacres, saturorum diaconorum.
Les clercs de chœur, revenus dans l’église cathédrale, se rendaient maîtres des hautes chaires, et en chassaient pour ainsi dire les chanoines : les enfants de chœur portaient la chape ; ils faisaient l’office entier, depuis nones du 28 avril jusqu’à vêpres du premier jour de mai, pendant lequel temps toute l’église était ornée de branchages et de verdure.
Pendant l’intervalle de l’office de ce jour-là, les chanoines jouaient aux quilles sur les voûtes de l’église, ludunt ad quillas super voltas ecclesiæ ; faisaient des représentations, des danses et des concerts, faciunt podia, choreas et choros ; et ils recommençaient à cette fête toutes les folies usitées aux fêtes de Noël et de la Circoncision, et reliqua sunt in natalibus.
Fondation du chanoine Bouteille. Un chanoine du même chapitre d’Evreux, et qui se nommait Bouteille, (il vivait l’an 1270) fit une fondation d’un obiit, précisément le 28 avril, jour auquel commençaient les préparatifs de la fête du mai, ou de la procession noire ; il attacha à cet obiit une sorte de rétribution pour les chanoines, hauts vicaires, chapelains, clercs, enfants de chœur, etc., et ce qui est de plus singulier, il ordonna qu’on étendrait sur le pavé, au milieu du chœur, pendant l’obiit, un drap mortuaire aux quatre coins duquel on mettrait quatre bouteilles pleines de vin et une cinquième au milieu, le tout au profit des chantres qui auraient assisté à ce service.
Cette fondation du chanoine Bouteille a fait appeler dans la suite le bois L’évêque, où la procession noire allait couper ses branches, le bois de la Bouteille, et cela parce que, par une transaction faite entre l’évêque et le chapitre, pour éviter le dégât et la destruction de ce bois, l’évêque s’obligea de faire couper par un de ses gardes autant de branches qu’il y aurait de personnes à la procession, et de les leur faire distribuer à l’endroit d’une croix qui était proche du bois.
On ne chantait rien durant cette distribution, mais on ne se dispensait pas de boire, comme on dit… en chantre et en sonneur. On ne mangeait que certaines galettes appelées casse-gueules ou casse-museaux, à cause que celui qui les servait aux autres les leur jetait au visage d’une manière grotesque.
Le garde de l’évêque, chargé de la distribution des rameaux, était obligé avant toutes choses de faire près de la croix, dont j’ai parlé, deux figures de bouteilles qu’il creusait sur la terre, remplissant les creux de sable, en mémoire et à l’imitation du chanoine Bouteille qui, comme je viens de dire, a donné son nom au bois qui fournissait les branches.
Procession de Gargouille à Rouen, dite aussi de S. Romain et de la Fierte aa. Il se faisait dans cette ville, le jour de l’Ascension, une procession singulière, à laquelle le clergé portait un monstre, qu’on nommait Gargouille. On prétend que c’était une bête horrible et monstrueuse qui, en forme de grand serpent et dragon, se tenait hors de la ville et auprès des murs, qui chaque jour faisait carnage, dévorait toutes créatures tant humaines que autres, et faisait périr les navires. S. Romain, pour délivrer le peuple de l’horrible et cruel serpent, se résolut d’aller à la caverne de cette bête ; et, ne trouvant personne qui voulût l’accompagner, la justice lui donna un prisonnier condamné à mort. Par miracle S. Romain prit cette bête, lui mit son étole au cou ; et lors, toute férocité cessant, la bailla audit prisonnier criminel, qui l’amena sans résistance jusque dans la ville, où publiquement elle mourut, et fut consumée par le feu. En mémoire et considération de ce miracle, le roi Dagobert Ier, roi de France, accorda en 631 à S. Ouen, chancelier de France et aussi archevêque de Rouen, le privilège et autorité de délivrer tous les ans un prisonnier ou prisonnière devant être condamné à mort.
Charles VIII confirma ce privilège en consentant formellement à son exercice ; Louis XII, en 1512, donna des lettres de confirmation ; Henri IV donna la fameuse déclaration de 1597, qui fixa les droits du chapitre par rapport au privilège.
Le chapitre de Rouen a joui jusqu’à la révolution du droit de délivrer des prisonniers le jour de cette cérémonie, à laquelle cependant depuis plusieurs années on ne portait plus l’image hideuse du monstre Gargouille.
A Orléans et à Beauvais on faisait et l’on continue encore de faire des processions en mémoire de la délivrance de ces villes, qui ont été et sont bien plus décentes, et qui rappellent des souvenirs qu’il est bon et utile de propager dans l’esprit des habitants. Elles ont un but religieux et politique qu’on ne peut que louer et approuver.
Je ne relaterai point ici les processions injurieuses pour la religion et pour l’autorité du roi, faites par le clergé de Paris pendant nos troubles malheureux de la Ligue ; il suffit qu’elles tiennent à une époque momentanée, et à un esprit horrible de fanatisme et de rébellion, pour qu’elles ne se trouvent pas classées dans ce qui était propre et universel dans l’Eglise catholique et romaine.
Je dis universel, parce que ce n’était pas seulement en France que le clergé catholique mêlait des sujets profanes aux choses saintes et aux offices divins ; nous allons nous borner à quelques citations de ces sortes de profanations dans les pays étrangers :
A Nivelle, dans le Brabant, la confrérie de Sainte-Gertrude fait, tous les ans, le lendemain de la Pentecôte, une procession solennelle en l’honneur de cette sainte qui est la patronne de la ville. On voit d’abord paraître un homme à cheval ; derrière lui est assise en croupe une fille choisie entre les plus belles de la ville, pour représenter Sainte Gertrude. Elle est habillée en dévote, et d’une manière convenable au personnage qu’elle joue ; devant elle un jeune homme alerte, qui représente le diable, fait mille sauts et mille cabrioles, et tâche, par ses gestes bouffons, de faire rire la prétendue sainte qui, de son côté, s’efforce de conserver la gravité qui convient à son caractère et à la cérémonie ; de jeunes filles viennent ensuite, portant l’image de la sainte Vierge. Le reste de la procession n’a rien de remarquable.
Procession des disciplinants en Espagne.
Elle se fait le Vendredi Saint, pour honorer la Passion de Notre Seigneur Jésus-Christ.
Le triste appareil de cette cérémonie est très conforme à l’esprit de son institution.
Les croix et les bannières sont couvertes de crêpes. Les gardes du roi d’Espagne, qui
marchent à cette procession, ont leurs armes revêtues de noir. Les musiciens sont en
deuil et masqués. Les tambours sont aussi couverts de noir. Les airs
lugubres, que jouent les instruments de musique, répondent à cette triste décoration. A
ce funèbre concert se joint le bruit de plusieurs chaînes pesantes que l’on traîne.
Entre tous ceux qui composent cette procession, on distingue les disciplinants qui en sont les principaux acteurs. « Ils portent un long
bonnet, dit l’auteur des Délices de
l’Espagne
ab,
couvert de toile de batiste de la
hauteur de trois pieds, et de la forme de pain de sucre, d’où pend un morceau de toile
qui tombe par-devant et leur couvre le visage. Il y en a quelques-uns qui prennent ce
dévot exercice pour un véritable exercice de piété ; mais il y en a d’autres qui ne le
font que pour plaire à leurs maîtresses ; et c’est une galanterie d’une nouvelle
espèce, inconnue aux autres nations. Ces disciplinants ont des gants et des souliers
blancs, une camisole dont les manches sont attachées avec des rubans. Ils portent un
ruban à leur bonnet ou à leur discipline, de la couleur qui plaît le plus à leurs
maîtresses. Ils se fustigent, par règle et par mesure, avec une discipline de
cordelettes où l’on attache au bout de petites boules de cire garnies de verre pointu.
Celui qui se fouette avec le
plus de courage et d’adresse
est estimé le plus brave. Lorsqu’ils rencontrent quelque ◀dame▶ bien faite, ils savent
se fouetter si adroitement, qu’ils font ruisseler leur sang jusque sur elle ; et c’est
un honneur dont elles ne manquent pas de remercier le disciplinant. »
Madame
d’Aulnoi, dans son Voyage d’Espagne
ac, dit que la manière de se fouetter est devenue un art en Espagne, aussi
raffiné que celui de l’escrime, et qu’il y a des maîtres particuliers qui l’enseignent.
Elle ajoute que, pour se fouetter avec grâce, il ne faut qu’agir de la main et du
poignet, sans gesticuler du bras. Reprenons notre auteur. « Quand un disciplinant
se trouve devant la maison de sa maîtresse, c’est alors qu’il redouble les coups avec
plus de furie, et qu’il se déchire le dos et les épaules. La ◀dame▶ qui le voit de son
balcon,
et qui sait qu’il le fait à son intention, lui en
sait bon gré dans son cœur, et ne manque pas de lui en tenir bon compte. Ceux qui
prennent cet exercice sont obligés d’y retourner tous les ans, faute de quoi ils
tombent malades ; et ce ne sont pas seulement des gens du peuple ou des bourgeois qui
font cela, mais aussi des personnes de la plus grande qualité. »
A Séville, le
nombre des disciplinants va jusqu’à sept ou huit cents ; et ils l’emportent sur ceux de
Madrid par la rigueur avec laquelle ils se fustigent. Cette procession est si célèbre et
si solennelle que tous les ordres de l’Etat sont obligés de s’y trouver. Ainsi l’on voit
marcher non seulement les ecclésiastiques, les moines, les magistrats, les artisans,
mais encore les comédiens, quoique leur profession soit réputée
infâme. Le roi d’Espagne assiste
quelquefois en personne à
cette solennité, accompagné de tous ses courtisans. La procession des disciplinants est
ordinairement accompagnée d’une pieuse farce pareille à celles que
l’on représentait en France dans l’enfance de notre théâtre. On dresse des théâtres sur
lesquels on joue la Passion et la mort de Jésus-Christ. Au lieu d’applaudissements, on
entend à certains endroits les pleurs et les gémissements des spectateurs qui se donnent
de grands coups sur la poitrine. C’est le sort ordinaire des dévotions outrées de
dégénérer en licence et en abus. Les disciplinants après s’être déchiré les épaules, de
retour chez eux, se frottent avec des éponges trempées dans du sel et du vinaigre, et se
plongent ensuite dans la débauche d’un somptueux
repas, pour réparer en quelque sorte le sang qu’ils ont perdu,
et
flatter la chair qu’ils ont si maltraitée.
Procession du Saint-Sacrement à Madrid, le jour de la Fête-Dieu. Il y a lieu d’être surpris que les Espagnols, naturellement si graves et si sérieux, aient pu allier aux cérémonies les plus saintes de la religion, les pantomimes et les gestes burlesques des bouffons. On voit cependant ce mélange monstrueux dans la procession de la Fête-Dieu, qui d’ailleurs est pompeuse et magnifique ; dans les rangs des ecclésiastiques, qui marchent dévotement et les yeux baissés, se mêlent des farceurs et des baladins, qui gesticulent et qui sautent de la manière la plus indécente. Il y en a même qui vont faire briller leur adresse aux côtés du prélat qui porte le Saint-Sacrement.
La procession de la Fête-Dieu à Milan se faisait avec les mêmes cérémonies ; des soldats déguisés en pantalons (bouffons) marchaient à la tête du cortège, en dansant leurs ballets, à l’imitation sans doute du roi David qui avait dansé devant l’arche d’alliance.
A Vérone, on fait aussi la procession de l’âne, chez les moines de Notre-Dame-des-Orgues. On y croit que Jésus-Christ, après son entrée à Jérusalem, donna la liberté à l’ânesse ou à l’ânon qui lui avait servi de monture, et que cet animal, après avoir voyagé quelque temps en Palestine, traversa la mer à pied sec, et vint se réfugier à Vérone, où il mourut. On en conserva religieusement les restes, qu’on mit dans le ventre d’un âne artificiel, dont l’effigie se conservait précieusement dans l’église de Notre-Dame-des-Orgues, où, deux fois l’année, dans une procession solennelle, quatre moines de cette communauté portaient cet âne comme une relique. (Misson, Voyage d’Italie, tome Ier page 164, et Dict. de l’Italie tome Ier, page 56.)
La procession du rosaire à Venise est une des plus plaisantes de ce genre. Les RR. PP. dominicains ont l’honneur de l’invention ; et voici comme ils ont disposé cette pieuse marche. On voit d’abord paraître une troupe de jeunes garçons, les plus beaux et les mieux faits qu’on ait pu trouver, qui représentent des anges et des saints. Parmi ces garçons, il y a aussi un grand nombre de jeunes filles, d’une figure et d’une taille d’élite, qui représentent des saintes. Chacune a le nom du personnage qu’elle représente. L’une s’appelle Sainte Agnès, l’autre Sainte Luce. Entre toutes les saintes on remarque Sainte Catherine de Sienne, auprès de laquelle est un enfant portant un soufflet dans une main, et dans l’autre un balai ; parce que les légendes rapportent que Jésus-Christ entra un jour sous cette forme dans l’appartement de Catherine, pour lui servir de valet de chambre. Parmi toutes ces jeunes filles, sont dispersés quelques jeunes égrillards déguisés en diables, qui ont de longues queues, des cornes et des griffes. Leur emploi est de gesticuler auprès des saintes, de tâcher de les distraire par les postures les plus grotesques. On dit même qu’il se trouve certains diablotins entreprenants, qui poussent le jeu fort loin, et prennent des libertés capables d’alarmer la pudeur des jeunes vierges. Cette farce ridicule est destinée à faire voir le courage héroïque des saintes qui ont résisté constamment pendant leur vie aux attaques de l’esprit malin. A la suite des saintes de la loi nouvelle, on voit paraître celles de l’Ancien Testament, représentées par plusieurs matrones, qui joignent à un air grave et respectable la fraîcheur et les agréments de la jeunesse. Derrière elles, on porte en cérémonie, sur un brancard, une jeune et belle fille, remarquable par son éclatante parure, qui porte en main un sceptre, et sur la tête une couronne royale. Un de ses principaux ornements est un rosaire extraordinairement grand, et dont les grains sont d’une grosseur prodigieuse. Tous ces attributs font aisément reconnaître que ce personnage représente la sainte Vierge. Cette sainte vierge vivante et animée est suivie d’une autre qui n’est que de bois, mais qui n’est pas moins révérée ; c’est une statue miraculeuse, dont les dominicains racontent des merveilles.
De la fête des fous dans diverses cathédrales. Rien n’a plus de similitude avec les anciennes saturnales, que la fête des fous, qui se célébrait dans la plupart des églises cathédrales et métropoles du royaume ; car ainsi que dans les saturnales où les valets faisaient les fonctions de leurs maîtres, de même dans la fête des fous, les jeunes clercs et les autres ministres inférieurs de l’Eglise officiaient publiquement et solennellement, pendant les jours consacrés à ces sortes de fêtes, qu’on appelait dans certains diocèses fête des sous-diacres, et comme le dit fort bien le célèbre Ducange saturi diaconi, fête des diacres saouls, par allusion à la débauche des diacres, qui s’y abandonnaient aux excès du vin.
Ces débordements avaient lieu contre l’avis de Saint-Augustin, (Sermon 215, De tempore) qui commande qu’on châtie rigoureusement ceux qui seraient convaincus de cette impiété, et contre la volonté du concile de Tolède, tenu en 633. Plusieurs prélats de l’Eglise de France firent également leur possible, pour les abolir. Mais malgré tant d’efforts, ce scandale se prolongea longtemps, et voici quelques détails sur ce qui se pratiquait :
On élisait dans les églises cathédrales, depuis les fêtes de Noël jusqu’à l’Epiphanie, et notamment le jour de l’an (c’est pourquoi cette fête était dans certains lieux nommée fête des Calendes), on élisait, dis-je, un évêque ou un archevêque des fous, et son élection était confirmée par beaucoup de bouffonneries ridicules, qui lui servaient de sacre ; après quoi on le faisait officier pontificalement, jusqu’à donner la bénédiction publique et solennelle au peuple, devant lequel ils portaient la mitre, la crosse, et même la croix archiépiscopale. Mais dans les églises exemptes ou qui relevaient immédiatement du Saint-Siège, on élisait un pape des fous (unum papam fatuorum) à qui l’on donnait pareillement, et avec grande décision, les ornements de la papauté, afin qu’il pût agir et officier solennellement, comme le Saint-Père. Des pontifes et des dignitaires de cette espèce étaient assistés d’un clergé aussi licencieux. On voyait les clercs et les prêtres faire en cette fête un mélange affreux de folies et d’impiétés pendant le service divin, où ils n’assistaient ce jour-là qu’en habits de mascarade et de comédie. Les uns étaient masqués, ou avec des visages barbouillés qui faisaient peur ou qui faisaient rire ; les autres en habit de femmes ou de pantomimes, tels que sont les ministres du théâtre. Ils dansaient dans le chœur en entrant, et chantaient des chansons obscènes. Les diacres et les sous-diacres prenaient plaisir à manger des boudins et des saucisses sur l’autel, au nez du prêtre célébrant : ils jouaient à ses yeux aux cartes et aux dés : ils mettaient dans l’encensoir quelques morceaux de vieilles savates, pour lui faire respirer une mauvaise odeur. Après la messe, chacun courait, sautait et dansait par l’église, avec tant d’impudence que quelques-uns n’avaient pas honte de se porter à toutes sortes d’indécences, et de se dépouiller entièrement ; ensuite ils se faisaient traîner par les rues dans des tombereaux pleins d’ordures, d’où ils prenaient plaisir d’en jeter à la populace qui s’assemblait autour d’eux. Ils s’arrêtaient et faisaient de leurs corps, des mouvements et des postures lascives, qu’ils accompagnaient de paroles impudiques. Les plus libertins d’entre les séculiers, se mêlaient parmi le clergé pour faire aussi quelques personnages de fous en habits ecclésiastiques, de moines et de religieuses. Enfin, dit un savant auteur, c’était l’abomination de la désolation dans le lieu saint et dans les personnes de l’état le plus saint.
Dans certains diocèses, après la fête de Noël, il se faisait quatre danses dans l’église, savoir : des lévites ou diacres, des prêtres, des enfants ou clercs, et des sous-diacres. Il y avait même certaines églises où les évêques et les archevêques jouaient aux dés, à la paume, à la boule et aux autres jeux ; dansaient et sautaient avec leur clergé, dans les monastères, dans les maisons épiscopales, et où ce divertissement s’appelait la liberté de décembre, à l’imitation des anciennes saturnales.
Une circulaire que l’université de Paris écrivit aux prélats et aux églises de France, en 1444, porte que dans le temps même de la célébration de l’office divin, les ecclesiastiques y paraissaient les uns avec des masques d’une figure monstrueuse, les autres en habit de femmes, de gens insensés et d’histrions ; qu’ils élisaient un évêque ou un archevêque des fous, qu’ils le revêtaient d’habits pontificaux, lui faisaient donner la bénédiction à ceux qui chantaient les leçons des matines, et au peuple ; qu’ils faisaient l’office et y assistaient en habits séculiers, qu’ils dansaient dans le chœur et y chantaient des chansons dissolues, qu’ils y mangeaient jusque sur l’autel, et proche du célébrant, qu’ils jouaient aux dés et faisaient des encensements avec la fumée de leurs vieux souliers qu’ils brûlaient, qu’ils y couraient et dansaient sans aucune honte, qu’ensuite ils se promenaient dans les villes, sur les théâtres et dans des chariots, à dessein de se faire voir ; et qu’enfin pour faire rire le peuple, ils faisaient des postures indécentes, et proféraient des paroles bouffonnes et impies.
Dans l’église de Reims, on amenait dans le chœur, un enfant avec la mitre, la chape, les gants, la crosse et les autres ornements épiscopaux, et il donnait dans cet accoutrement, la bénédiction au peuple. De l’église on le conduisait par la ville avec des jeux et des bouffonneries indécentes, et en certaines provinces on poussait si loin cette farce, que les ecclésiastiques créaient tous les ans sur un théâtre dressé à la porte de l’église (un théâtre dressé a la porte de l’église ! n’est-ce pas compléter tout à fait la profanation ?), un évêque des fous, à qui l’on préparait un festin ridicule, après l’avoir accompagné à grand bruit et indécemment dans la ville ; coutume qui fut abolie par arrêt du parlement de Paris.
Un docteur en théologie soutint une thèse publique à Auxerre, dans laquelle il voulut démontrer que la fête des fous, si fort en vogue, en ce temps, n’était pas moins approuvée de Dieu que la fête de la Conception de Notre-Dame. N’est-ce pas le comble de l’hérésie, de la profanation ?
Ces cérémonies obscènes qui tiennent du paganisme, et qui sont mille fois plus odieuses, plus répréhensibles que ce qui ce passe sur nos théâtres, ont cependant été pratiquées par le clergé de France, au-delà de quatre cents ans, car elles se prolongèrent plus loin même qu’en 1444.
« Ce serait mal raisonner, dit le célèbre théologien
Charlier de Gerson, chancelier et chanoine de l’église de Paris,
de conclure que ces folies païennes ont été sanctifiées par la religion
chrétienne. Mais encore quelles folies, telles en vérité qu’elles seraient
incroyables, si nous n’avions les évêques et les docteurs de ce temps-là pour témoins,
qui disent que c’étaient d’horribles abominations, des actions honteuses et
criminelles, mêlées par une infinité de folâtreries et d’insolences ; car il est vrai
que si tous les diables de l’enfer avaient à fonder une fête dans nos églises, ils
ne pourraient pas ordonner autrement que ce qui se faisait
alors. »
Voilà un théologien, voilà un chancelier de l’Eglise de Paris, qui se rend digne de son ministère, et qui ose blâmer hautement de telles pratiques !
A Chalon-sur-Saône, selon le Père Perry, jésuite, la veille du jour des innocents, les enfants de chœur élisaient parmi eux un évêque, et lui rendaient, autant qu’il en pouvait être capable, les honneurs et les respects qui sont dus à un véritable évêque. La chose était assez ridicule. Ce bel évêque se plaçait dans le siège épiscopal durant l’office de ce jour-là, et avait autour de lui ses officiers. Les chanoines leur quittaient leurs places, et faisaient dans le chœur toutes les fonctions qui sont destinées à ces enfants. On sonnait les cloches en carillon ; et d’abord que le dernier coup des vêpres et de la messe était sonné, les enfants de chœur allaient quérir en procession l’évêque en la maison de la maîtrise, ils l’amenaient dans l’église avec la même cérémonie.
A Dijon, dans l’église de Saint-Etienne, on faisait une espèce de farce sur un théâtre devant cette église, où l’on récitait toutes sortes de sottises, et où l’on rasait la barbe au préchantread des fous. Les vicaires couraient par les rues, avec fifres, tambours, et autres instruments, et portaient des lanternes devant le préchantre.
A Sens, la fête des fous était célébrée avec la plus grande solennité ; on en trouve tous les détails dans le diptyque (ancien registre des églises) qui est conservé dans la bibliothèque de cette ville, et dont M. Tarbé, l’un des écrivains les plus laborieux et les plus estimables de cette province, possède une copie, dans une bibliothèque précieuse qu’il a formée pour ses propres travaux. Ce diptyque contient le fameux office des fous, et l’on y voit que le sujet de la première feuille paraît être le triomphe de Bacchus, avec tous les accessoires de la vendange. Le Dieu est debout, barbu, un peu âgé et nu ; près de lui, se trouve placé son ami Pan : et son char, traîné par un centaure et une centauresse, semble sortir du sein des eaux sur lesquelles on voit les divinités de la mer. Vénus, Diane et d’autres dieux du paganisme, sont représentés dans les autres feuilles. L’office du jour de cette fête, dans laquelle on répétait cent fois, cette exclamation consacrée dans les Bacchanales, Evohé ! Evohé ! renferme les prières les plus singulières, et a été composé par Pierre de Corbeil, archevêque de Sens, qui mourut l’an 1222. Il commence par ces quatre vers :
« Festum stultorum de consuetudine morum,
Omnibus urbis senonis festivat nobilis annis,
Quo gaudet præcentor, tamen omnis honor
Sit christo circumciso nunc semper et almo. »
On lit ensuite ce distique :
« Tartara Bacchorum non pocula sunt fatuorum,Tartara vincentes, sic fiunt ut sapientes. »
Ce quatrain peut s’entendre de cette manière : tous les ans la ville de Sens célèbre, d’après les anciens usages, la fête des fous ; ce qui réjouit le préchantre ; cependant, tout l’honneur doit être pour le Christ, qui nous est et nous sera toujours favorable.
Mais à la fête des fous, dans certains diocèses, on réunissait celle des cornards et celle de l’âne.
La fête de l’âne avait lieu le jour de la Circoncision ; son objet était d’honorer l’humble et utile animal qui avait assisté à la naissance de Jésus-Christ, et l’avait porté sur son dos lors de son entrée dans Jérusalem. L’église de Sens était une de celles où cette solennité se faisait avec le plus d’appareil ; avant le commencement des vêpres, le clergé se rendait processionnellement à la principale porte de l’église, et deux chantres à grosse voix chantaient dans le ton mineur ces deux vers, avant lesquels on lit cette rubrique : Circumcisio domini in januis ecclesiæ .
« Lux hodie, lux lætitiæ ! me judice tristis,Quisquis erit, removendus erit solemnibus istis. »
« Lumière aujourd’hui, lumière de joie ! à mon avis quiconque sera
triste, devra être éloigné de ces solennités. »
Ils continuaient sur le même ton les vers suivants :
Sicut hodie procul, invidiæ ! procul omniæ mœsta !Læta volunt quicumque colunt asinaria festa.
« Que tous les sentiments d’envie soient bannis aujourd’hui ! loin
d’ici tout ce qui est triste ! ceux qui célèbrent la fête de l’âne ne veulent que de
la gaieté. »
Ici on lit en rubrique conductus ad tabulam ; après cette rubrique, deux chanoines députés se rendaient alors auprès de l’âne, pour le conduire à la table, qui était le lieu où le préchantre lisait l’ordre des cérémonies, et proclamait les noms de ceux qui devaient y prendre part. A Beauvais, le 14 janvier, l’âne portait sur son dos, jusqu’à la porte, une jeune et jolie fille, qui figurait la vierge Marie, tenant le petit Jésus entre ses bras. On couvrait le modeste animal d’une belle chape, depuis l’église cathédrale jusqu’à Saint-Etienne ; on faisait entrer la jeune fille dans le sanctuaire, et on la plaçait avec son âne du côté de l’évangile : on commençait ensuite la messe solennelle, et après l’épître, on entonnait la célèbre prose qui a été publiée tant de fois, et toujours avec des variantes, parce qu’elle se chantait différemment dans les églises de France ; car ces différences sont trop considérables et trop nombreuses pour les attribuer seulement, comme on l’a fait, à des fautes de copistes. Cette prose se chantait sur un ton majeur.
La prose de l’âne qu’on chantait à Sens paraît la plus authentique et la plus complète ; la voici avec sa traduction, extraite des cérémonies religieuses :
« Orientis partibus,Adventavit asinus,Pulcher et fortissimus,Sarcinis aptissimus.Hé, sire âne, hé ! »
Des contrées de l’Orient il est arrivé un âne, beau et fort, et propre à porter des fardeaux. Hé, sire âne, hé !
« Hic, in collibus SichenEnutritus sub Ruben,Transiit per Jordanem,Saliit in Bethleem.Hé, sire âne, hé ! »
Cet âne a été nourri par Ruben, sur les collines de Sichen ; il a traversé le Jourdain et a sauté dans Bethléem. Hé, sire âne, hé !
« Saltu vincit hinnulos,Damas et capreolos,Super dromedarios,Velox medianeos.Hé, sire âne, hé ! »
Il peut vaincre à la course les faons, les daims et les chevreuils, il est plus rapide que les dromadaires de Madian. Hé, sire âne, hé !
« Aurum de Arabia,Thus et myrrham de Saba,Tulit in ecclesia,Virtus asinaria.Hé, sire âne, hé ! »
La vertu de cet âne a porté dans l’église l’or de l’Arabie, l’encens et la myrrhe du pays de Saba. Hé, sire âne, hé !
« Dum trahit vehicula,Multa cum fascicula,Illius mandibula,Dura terit pabula.Hé, sire âne, hé ! »
Pendant qu’il traîne les chariots remplis de bagage, sa mâchoire broie un dur fourrage. Hé, sire âne, hé !
« Cum aristis hordeum,Comedit et corduum,Triticum a palea,Segregat in area.Hé, sire âne, hé ! »
Il mange l’orge avec sa tige, il se repaît de chardons ; et dans l’aire il sépare le froment de la paille. Hé, sire âne, hé !
« Amen dicas asineJam satur ex gramineAmen, amen, itera,Aspernare vetera.Hé, sire âne, hé ! »
Ane déjà saoul de grains, dites amen, dites amen ; amen de rechef, et méprisez les vieilleries. Hé, sire âne, hé !
Après la première strophe, on trouve dans les copies de cette prose le couplet suivant qui se chantait peut-être dans quelques églises :
« Lentus erat pedibus,Nisi foret baculus,Et eum in clunibusPungeret.Hé, sire âne, hé ! »
Sa marche était lente si l’on ne faisait usage du bâton, et si on ne lui en faisait sentir l’aiguillon sur les fesses. Hé, sire âne, hé !
Après la seconde strophe, on trouve encore dans les mêmes copies cet autre couplet :
« Ecce magnis auribus,Subjugalis filius,Asinus egregius,Asinorum dominusHé, sire âne, hé ! »
Voici ce beau fils aux grandes oreilles, qui porte le joug ; âne superbe, et seigneur des ânes. Hé, sire âne, hé !
On sent qu’il est facile de multiplier ces couplets à l’infini. La seconde strophe, où l’on trouve les mots : saliit in Bethleem, prouve, comme je l’ai déjà dit, que toute cette cérémonie avait rapport au rôle que l’âne joue dans la nativité du Christ ; et qu’elle ne doit son origine ni à l’âne de Lucien ou d’Apulée, ni à l’âne de Balaam, comme quelques auteurs l’ont prétendu.
Voici comme du Cange donne le refrain :
« Hez sire âne car chantez,Belle bouche rechignez ;On aura du foin assezEt de l’avoine à planter. »
Ce refrain me paraît plus moderne que celui de Sens, qui est aussi plus simple. Voici encore, selon du Cange, le refrain du dernier couplet :
« Hez va ! hez va ! hez va hez !Biala sire âne car allezBelle bouche car chantez. »
Cette prose était suivie d’une antienne composée de commencements de psaumes, où, de deux en deux vers, on répétait l’exclamation bachique et profane, evovæ :
« Virgo hodie fidelis,Dixit dominus, evovæ !Virgo verbo concepit,Confitebor, evovæ !Nescia mater,Beatus vir, evovæ !Virgo Dei genitrix,De profondis, evovæ !Hodie memento, domine, evovæ ! »
« Le Seigneur dit, évoé ! une vierge fidèle, évoé ! a conçu aujourd’hui du verbe. J’avouerai, évoé ! mère sans le savoir, heureux époux, évoé ! vierge mère de Dieu, de profundis, évoé ! souvenez-vous aujourd’hui, Seigneur, évoé ! » Cette acclamation evovæ se répétait plusieurs fois dans le cours de l’office.
Après ces proses, le célébrant lisait les tables, et entonnait vêpres ; il chantait le Deus in adjutorium, et le chœur le terminait par un alleluia coupé de la manière suivante :
« Alle — resonent omnes ecclesiæ,Cum dulci melo symphoniæ,Filium Mariæ,Genitricis piæ,Ut nos septiformis graciæRepleat donis et gloriæ,Unde Deo dicamus — luia. »
« Alle — que toutes les églises chantent au son d’une douce symphonie, le fils de Marie, mère pieuse, afin qu’il nous remplisse des dons de la grâce septiforme et de la gloire, et que nous puissions dire à Dieu — luia. » Il y a des livres où on lit une prose dans laquelle le mot alleluia est, à certaines solennités, coupé par quatre mots de la manière suivante : alle — cœleste nec non et perenne — luia ; mais ici le mot alleluia est coupé par vingt-deux mots ; ce qui est bien plus bizarre, et par conséquent bien plus convenable à un office de la messe des fous.
Deux chantres à grosse voix annonçaient ensuite le commencement de l’office par ces trois vers :
« Hæc est clara dies, clararum clara dierum,Hæc est festa dies, festarum festa dierum,Nobile nobilium, rutilans diadema dierum. »
Ces trois vers, selon l’expression du manuscrit, devaient être chantés in falso. Si la rubrique qui ordonnait de chanter ainsi était bien observée, cela devait faire un terrible charivari : mais ces mots in falso pourraient aussi indiquer cette espèce de musique composée de plusieurs voix qui chantent en harmonie ; ce que nous appelons en faux bourdon, et que le célèbre Gerbertae, dans son traité de la musique d’Eglise, a nommé musica falsa ; mais nous verrons par l’intimation faite au clergé lors de la suppression de la fête des fous, de chanter mélodieusement, et sans dissonance, que le chœur devait s’étudier à fausser réellement le plus qu’il était possible ; et il profitait de la permission.
La prière suivante se chantait à deux ou trois voix.
« Trinitas, deitas, unitas æterna ;Majestas, potestas, pietas superna ;Sol, lumen et numen, cacumen, semita ;Lapis, mons, petra, fons, flumen, pons et vita :Tu sator, creator, amator, redemptor luxque perpetua ;Tu nitor et decor, tu candor, tu splendor et odor, quo vivunt mortua.Tu vertex et apex, regum lex, lex et vindex, tu lux angelica ;Quem clamant, adorant, quem laudant, quem cantant, quem amant agmina cœlica ;Tu theos et heros, dives flos, vivens ros, rege nos, salva nos, perduc nos ad thronos superos et vera gaudia.Tu decus et virtus, tu justus et verus, tu sanctus et bonus,Tu rectus et summus dominus, tibi sit gloria. »
Trinité, divinité, unité éternelle ;Majesté, puissance, piété d’en haut ;Soleil, lumière et volonté divine, comble de la perfection, sentier ;Pierre, montagne, rocher, fontaine, fleuve, pont et vie.Toi père, créateur, amateur, rédempteur et lumière perpétuelle ;Toi éclat et ornement, toi blancheur, toi splendeur et odeur dans lequel vivent les morts ;Toi cime et sommet, roi des rois, loi et vengeur des lois, toi lumière angélique ;Qu’appellent, qu’adorent, que louent, que chantent, qu’aiment les cohortes célestes !Toi Dieu et héros, riche fleur, rosée vivante, gouverne-nous, conduis-nous aux trônes célestes et à la véritable joie ;Toi dignité et vertu, toi le juste et le vrai, toi le saint et le bon ;Toi le Seigneur véritable et suprême, à toi soit la gloire.
Les matines étaient séparées, ce jour-là, en trois nocturnes ou veillées. La longueur des nuits rendait la chose facile, et d’ailleurs cet usage donnait un caractère plus singulier et plus particulier à cette fête ; à chaque nocturne on faisait une invitation ; du reste l’office entier était une véritable rapsodie de tout ce qui se chantait pendant le cours de l’année ; on y retrouve toutes les pièces des autres offices, celles des fêtes des saints, des mystères, les chants de Pâques, ceux du carême ; des fragments de psaumes : les morceaux tristes sont mêlés avec les morceaux joyeux, c’est l’assemblage le plus bizarre qu’on puisse imaginer. Cet office devait durer deux fois plus longtemps que ceux des plus grandes fêtes : il était bien nécessaire que les chantres et les assistants se désaltérassent de temps en temps ; aussi n’y manquaient-ils pas. Ce rafraîchissement est même indiqué par article exprès intitulé Conductus ad poculum ; tout l’office était entremêlé de morceaux en prose et en vers léonins, au milieu et à la fin. Dans l’intervalle des leçons on faisait manger et boire l’âne ; enfin, après les trois nocturnes, on le menait dans la nef, où tout le peuple, mêlé au clergé, dansait autour de lui : on tâchait d’imiter son chant. Lorsque la danse était finie, on le reconduisait au chœur, où le clergé terminait la fête. Pendant que l’on conduisait l’âne, on chantait le morceau suivant, qui, dans le missel, a pour titre : Conductus ad ludos.
« Natus est, natus est, natus est hodie dominus.Qui mundi diluit facinus,Quem pater factor omniumIn hoc misit exilium,Ut facturam redimeret,Et paradiso redderet.Nec, nec, nec minuit quod erat,Assumens quod non erat :Sed, carnis sumpto pallio,In virginis palatio, o,Ut sponsus e thalamo, o,Processit ex utero, o ;Flos de Jesse virgulaA fructu replet sæcula, a,Hunc prœdixit prophetiaNasciturum ex Maria :Quando flos iste nascitur,Diabolus confunditur.Et moritur mors, et moritur mors, et moritur mors.Te Deum laudamus. »
Ces O et A ne sont sans doute qu’une répétition musicale de la dernière syllabe.
Voici la traduction :
Il est né, il est né, il est né aujourd’hui, le Seigneur qui efface les péchés du monde, que le Père, créateur de tout, a envoyé dans ce lieu d’exil, pour racheter sa créature et la rendre au paradis ; il n’a pas, il n’a pas, il n’a pas diminué ce qu’il était, en devenant ce qu’il n’était pas, mais en prenant l’enveloppe de chair (un corps), dans le palais (le sein) de la Vierge, comme l’époux sort de la chambre nuptiale, il est sorti du sein de sa mère ; la fleur de la branche de Jessé remplit les siècles de son fruit. C’est lui que la prophétie a prédit devoir naître de Marie : quand cette fleur paraîtra, le diable sera confondu, et la mort mourra ; nous te louons, Seigneur.
Beaucoup de passages de cet office sont relatifs à l’immaculée conception. L’auteur s’exprime à ce sujet, d’une manière singulière ; il appelle la Vierge
« Virgo et gravita, mater intacta. »Vierge et enceinte, mère intacte.
Il dit ailleurs :
« Flatu sacro plena fies, Maria. »Marie, vous deviendrez pleine du souffle divin.
Ailleurs :
« Intra tui uteri claustraPortas qui gubernat æthera. »
Vous portez dans les cloisons de votre sein celui qui gouverne les cieux.
Ailleurs encore :
« Per aurem imprœgnatum,Beata quæ credidit,Concepit et ediditSummi patris filium :Nec pudor amissus est,Nec dolor admissus est,Per hoc puerperium. »
Heureuse celle qui a cru, qui a conçu et mis au monde le fils du Père tout-puissant, engendré par l’organe de l’ouïe ; la pudeur n’a point souffert, la douleur n’a point été ressentie dans cet enfantement.
Plus bas on lit :
« Dies festa colitur,Tange symphoniam ;Nam puer nasciturJuxta prophetiam,Ut gigas egrediturAd curendam viam :Felix est egressioPerquam fit remissio. »
On célèbre un jour de fête : touchez la symphonie (le tambour à deux côtés) ; car l’enfant qui naît selon la prophétie, sort comme un géant pour entrer dans la voie (le monde) : c’est une heureuse sortie (naissance) que celle qui produit la rémission.
Après les premières vêpres et les complies, le préchantre de Sens conduisait dans les rues la bande joyeuse, précédée d’une énorme lanterne : on allait au grand théâtre dressé devant l’église : on y répétait les farces les plus indécentes. Le chant et la danse étaient terminés par des seaux d’eau que l’on jetait sur le corps du préchantre. L’office de la messe est du même genre que celui de la veille de Noël ; le prêtre disait à l’introït : puer natus est ; cantate evovæ.
Le pater et le credo sont une paraphrase du pater et du credo ordinaires ; tout y est relatif à la divine conception et à la nativité.
Evovæ remplace partout le mot Amen.
Les vêpres sont du même genre, et n’ont rien de particulier.
Le missel est terminé par trois épîtres, pour les fêtes de Saint Etienne, des Innocents et de Saint Jean ; l’une d’elles commence par ces mots : Ut queant laxis resonare fibris, etc., dont J.-J. Rousseau a fait graver la musique à la fin de son Dictionnaire.
La rubrique ad prandium, qui terminait les prières des premières et des secondes vêpres, prouve qu’après cet office on allait se mettre à table ; le répons contenait une invocation à Jésus-Christ et à la Sainte Vierge, pour exciter à la bonne chère et inspirer des propos joyeux. Mais si l’on y invitait à bien manger, on n’oubliait pas de bien boire, ainsi que cela est prouvé par cette rubrique, conductus ad poculum.
Le zèle et la piété de certains prélats, et la sagesse de nos parlements, ont cependant fait cesser ces véritables profanations, mais ce fut avec beaucoup de peine ; car on voit encore en 1511 un préchantre des fous, appelé Bissard, se permettre de faire tondre la barbe à la manière des comédiens, et de jouer quelque personnage dans la fête de la circoncision ; car cela lui fut défendu, parlant à sa personne, et la fête des fous n’eut pas lieu cette année.
A Beauvais, dans la fête de l’âne, l’introït, le kyrie eleison, le gloria in excelsis étaient toujours terminés par le cri, hin, han, qui imite celui de l’âne ; et à la fin de la messe, le prêtre se tournant vers le peuple, au lieu de dire l’ite, missa est, criait trois fois, hin, han, à quoi le peuple répondait de même et trois fois, au lieu du Deo gratias.
Fête de l’âne à Autun, dite aussi des fous ou des sous-diacres. Dans cette église on couvrait un âne d’un drap tissu d’or, dont les principaux chanoines portaient les quatre coins ; le reste du chapitre escortait l’âne en grande cérémonie. Plus la chose était ridicule en elle-même, plus on s’efforçait de la rendre pompeuse et magnifique ; et, par ce moyen, elle devenait encore plus ridicule aux yeux des gens sensés. Mais cet éclat et ce grand appareil en imposaient au vulgaire, et lui inspiraient du respect.
Fête des fous et de l’âne à Rouen. On dressait au milieu de la nef de l’église cathédrale de Rouen une fournaise avec du linge et des étoupes, et lorsqu’on avait chanté tierce, la procession commençait autour du cloître, et venait s’arrêter au milieu de l’église, au milieu des deux bandes qui représentaient, l’une les Juifs, l’autre les Gentils. Il y avait aussi une troupe d’ecclésiastiques grotesquement habillés, qui jouaient les prophètes de l’Ancien Testament, tels que Moïse, Aaron, Daniel, etc. ; venait ensuite Balaam monté sur son ânesse, qui s’efforçait à coups d’éperons de la faire avancer, mais un ecclésiastique glissé sous le ventre de l’ânesse disait pour elle à Balaam : Pourquoi me déchirez-vous ainsi avec l’éperon ? Sainte Elisabeth et S. Jean-Baptiste figuraient aussi dans cette scène extravagante, qui finissait par le simulacre de jeter dans la fournaise des jeunes gens qui s’étaient montrés rebelles aux ordres du roi Nabuchodonosor.
Voilà donc une ânesse introduite dans l’intérieur d’une église, et qui réunit autour d’elle des ecclésiastiques déguisés, qui remplissent des rôles mille fois plus ridicules, plus scandaleux que tout ce qui peut être représenté sur nos théâtres ! Cette mascarade était terminée par une sybille qui avait une couronne sur la tête, et qui lançait ses oracles.
A Viviers on célébrait encore la fête des fous avec des impiétés et
des extravagances qui ne le cédaient en rien aux descriptions qu’on vient de lire ; mais
ce diocèse avait de plus la cérémonie de la fête des Saints Innocents,
qui était une des plus scandaleuses du temps. Ce jour-là on élisait l’évêque des fous, qui était porté sur les épaules des clercs, précédé
d’une clochette, dans le palais épiscopal, dont toutes les portes s’ouvraient à son
arrivée, soit que l’évêque véritable fût présent ou absent. On le portait devant une des
fenêtres du palais, d’où il donnait sa bénédiction, tourné vers la ville. L’impiété se
mêlait à cette bouffonnerie. Le prétendu prélat faisait toutes les fonctions du
véritable évêque. Il assistait aux offices dans la chaire de marbre destinée pour
l’évêque ; et même il officiait pontificalement pendant trois jours, distribuant au
peuple des bénédictions et des indulgences accompagnées de formules impertinentes, dans
lesquelles il souhaitait par dérision, à ceux qu’il bénissait, quelque maladie ridicule
et plaisante. Enfin, pour achever de faire connaître les
excès auxquels on se portait dans cette fête, il suffit de rapporter ce qu’on lit à ce
sujet dans la lettre circulaire de la faculté de théologie à Paris, que nous avons citée
au commencement de cet article. « Dans le temps même de la célébration de
l’office divin, des gens, ayant le visage couvert de masques hideux,
déguisés en femmes, revêtus de peaux de lion, ou bien habillés en farceurs, dansaient
dans l’église d’une manière indécente ; chantaient dans le chœur des chansons
déshonnêtes ; mangeaient de la viande sur le coin de l’autel, auprès du célébrant ;
jouaient aux dés sur l’autel ; faisaient brûler de vieux cuirs au lieu d’encens,
couraient et sautaient par toute l’église comme des insensés, et profanaient la maison
du Seigneur par mille indécences. »
Cette fête
s’était tellement accréditée, et les clercs la regardaient comme une cérémonie si
importante, qu’un clerc du diocèse de Viviers, qui avait été élu évêque des fous, ayant
refusé de s’acquitter des fonctions de sa charge, et de faire les dépenses qui y étaient
attachées, fut cité en justice comme un prévaricateur. L’affaire fut longtemps agitée
par-devant l’official de Viviers, et enfin soumise à l’arbitrage des trois principaux
chanoines du chapitre. Ces graves arbitres rendirent un arrêt qui condamnait l’accusé,
nommé Guillaume Taynoard, aux frais du repas qu’il devait donner en
qualité d’évêque des fous, et qu’il avait refusé de payer sans raison légitime ; et lui
enjoignait de donner ce repas à la prochaine fête de Saint-Barthélemy, Apôtre.
Fête des fous à Besançon. La fête des fous à Besançon avait cela de particulier, qu’elle était suivie de plusieurs cavalcades, qui se chargeaient d’injures mutuellement, et même poussaient les choses quelquefois jusqu’à en venir aux mains.
Parmi les statuts en quarante articles, publiés au mois d’août 1387, et donnés par le
cardinal Thomas de Naples, délégué par Clément VII, pour visiter les églises de
Besançon, il y en a un qui regarde la fête des fous qui se faisait séparément dans
chaque église. « Pour ôter, dit-il, les occasions de
division et de scandale qui arrivent ordinairement dans cette fête, il est ordonné de
la faire à tour dans chaque église, de même que la cavalcade qui se faisait dans la
ville. »
L’on faisait la fête des fous dans les deux cathédrales10 de Saint-Jean et de Saint-Etienne, et dans les deux collégiales de Saint-Paul et de Sainte-Madeleine, pendant les fêtes de Noël ; les prêtres, le jour de la Saint-Jean, les diacres et les sous-diacres, le jour de la Saint-Etienne ; les enfants de chœur et les chantres, le jour des Saints-Innocents. Chaque ordre élisait un cardinal dans les deux cathédrales exemptes de la juridiction de l’ordinaire, un évêque ou un abbé dans les deux collégiales. On les appelait les rois des fous, parce qu’on les revêtait des habits de leur dignité, qu’on les conduisait en cortège à la place de l’officiant, où ils siégeaient accompagnés d’officiers ; là on leur rendait des hommages bouffons, ils donnaient des bénédictions, et l’on célébrait leur élévation par un chant bizarre et ridicule. Le bas chœur tenait à l’église les hautes formes, conduisait son roi en cavalcade par la ville, l’accompagnait en habits grotesques, et divertissait le public par des bouffonneries. Quand les cavalcades des différentes églises se rencontraient, elles se chantaient pouilleaf, et l’on en est venu quelquefois aux mains. Il fallait que cet abus fût bien enraciné dans les églises de Besançon, puisqu’un cardinal, délégué du Saint-Siège pour visiter les deux cathédrales, ne l’a pas aboli, et s’est contenté d’y apporter quelques règlements. Il fut enfin supprimé du consentement de toutes les églises de la ville, en 1518, à l’occasion d’un combat sanglant qui se fit sur le pont entre deux de ces cavalcades.
A Amiens, la fête des Fous était célébrée après Noël, par quatre danses qu’on faisait dans l’église ; la première troupe de ces danseurs était composée des diacres ; la seconde des prêtres, la troisième des enfants de chœur, et la quatrième des sous-diacres. Après s’être livrés à ces divertissements profanes, dans le lieu saint, venait ensuite la débauche, qui a fait nommer, ainsi que je l’ai déjà dit plus haut, cette fête celle des saouls-diacres, ou diacres-saouls, par allusion critique à sous-diacres.
A Lisieux, le jour de la S. Barnabé, les chanoines de la cathédrale faisaient une cavalcade ecclésiastique en l’honneur de S. Ursin, semblable à celle qui se faisait à Autun le 31 août. Elles furent supprimées dans la suite, par le même motif qui détermina la suppression de la fête des fous.
A Chaumont, en Bassigny, on célébrait aussi tous les sept ans une fête en l’honneur de S. Jean-Baptiste, qui, à cause du tumulte et des orgies qu’elle occasionnait, était surnommée la diablerie de Chaumont.
J’ai parlé, au chapitre qui traite des comédiens, de l’institution de la mère sotte de Paris ; mais il y avait aussi à Dijon, une société établie sous le nom de la mère folle ou mère folie, qui célébrait ses saturnales au temps de carnaval. Les personnes de qualité, déguisées en vignerons, couraient les rues, chantaient sur des chariots des chansons et des satires qui servaient de critique aux mœurs du temps. Cette compagnie existait en Bourgogne avant 1454, et Philippe le Bon lui accorda des statuts confirmatifs cette même année ; une autre approbation de la même société eut lieu en 1482, par Jean d’Amboise, évêque, duc de Langres et lieutenant pour le roi en Bourgogne ; ces deux actes sont en vers du temps, et scellés du sceau de ceux qui les ont souscrits.
Voici un diplôme de réception délivré à Louis Barbier de la Rivière, évêque de Langres (depuis 1655 jusqu’en 1670) ; sa contexture est digne de remarque, et il est fort singulier, qu’un évêque qui était pair ecclésiastique, et qui fut même au moment d’être élevé au cardinalat, l’ait accepté :
« Les superlatifs et mirelifiques
Loppinants de
l’infanterie dijonnaise, nourrissons d’Apollon et des muses, enfants légitimes du
vénérable père Bontemps, à tous fous, archifous, lunatiques, éventés, poètes par
nature, par béccare, et par bémol, almanachs vieux et nouveaux, présents, absents et à
venir, salut, pistoles, ducats, portugaises, jacobus, écus et autres triquedondaines,
savoir faisons, que haut et puissant seigneur de la Rivière, évêque, duc
et pair de Langres, ayant en désir de se trouver en
l’assemblée de nos goguelus et aimables enfants de l’infanterie dijonnaise, et se
reconnaissant capable de porter le chaperon de trois couleurs, et la marotte de sage
folie, pour avoir en eux toutes les allégresses de mâchoires, finesses, galantises,
hardiesse, suffisance et expérience des dents qui pourraient être requises à un mignon
de cabaret, aurait aussi reçu et
couvert sa caboche du dit chaperon, pris en main la célèbre marotte, et protesté
d’observer et soutenir ladite folie à toute fin, voulant à ce sujet être empaqueté et
inscrit au nombre des enfants de notre redoutable ◀dame▶ et mère, attendu la qualité
d’homme que porte ledit seigneur, laquelle est toujours accompagnée de folie ; à ces
causes, nous avons pris l’avis de notre dite ◀dame et mère, et avons par ces présentes,
hurelu Berelu, reçu et impatronisé, recevons et impatronisons
ledit seigneur de la Rivière en ladite infanterie ; de sorte qu’il y demeure et soit
incorporé au cabinet de l’inteste, tant que folie durera, pour y exercer telle charge
qu’il jugera être méritée par son instinct naturel, aux honneurs, privilèges,
prérogatives, prééminence, autorité,
puissance et naissance
que le ciel lui a donnés, avec pouvoir de courir par tout le monde, y vouloir exercer
les actions de folie, et y ajouter ou diminuer, si besoin est ; le tout aux gages dus
à sa grandeur, assignés sur la défaite et ruine des ennemis de la France, desquels lui
permettons se payer par ses mains, aux espèces qu’il trouvera de mise. Car ainsi il
est désiré, et souhaité. Donné à Dijon. »
L’une des devises de cette société, dans laquelle figure un évêque, duc, et pair ecclésiastique, était :
« Le monde est plein de fous, et qui n’en veut pas voir,Doit se tenir tout seul, et casser son miroir. »
Mais veut-on se convaincre de l’abus qui était fait par les ecclésiastiques eux-mêmes des choses les plus saintes et les plus sacrées ?
Un carme déchaussé d’Orléans, nommé frère Arnoux de S. Jean-Baptiste, faisait contracter à ses dévotes avec notre Sauveur Jésus-Christ, une alliance spirituelle fort singulière. Voici le contrat de mariage qu’il leur faisait passer, et qu’il recevait lui-même en qualité, disait-il, d’indigne secrétaire de Jésus. En l’année 1669, il y avait un de ces contrats en original entre les mains de M. le curé de S. Donatien d’Orléans, qui voulut bien permettre à M. Toinard, si connu par son érudition profonde, d’en tirer une copie sur laquelle un de mes amis en prit une autre, dont voici la teneur :
« Je, Jésus, fils du Dieu vivant, l’époux des âmes fidèles, prends ma fille Madeleine Gasselin pour mon épouse, et lui promets fidélité, et de ne l’abandonner jamais, et lui donner pour avantage et pour dot ma grâce en cette vie, lui promettant ma gloire en l’autre et le partage à l’héritage de mon père, en foi de quoi j’ai signé le contrat irrévocable de la main de mon secrétaire. Fait en présence de mon père éternel, de mon amour, de ma très digne mère Marie, de mon père S. Joseph et de toute ma cour céleste. L’an de grâce 1650, jour de mon père S. Joseph.
Jesus, l’époux des âmes fidèles.
Marie, mère de Dieu.
Joseph, l’époux de Marie.
L’Ange Gardien.
Madeleine, la chère amante de Jésus.
« Ce contrat a été ratifié de la très Sainte Trinité, le même jour du glorieux S. Joseph en la même année.
Fr. Arnoux de Saint-Jean-Baptiste, carme déchaussé, indigne secrétaire de Jésus. »
« Je, Madeleine Gasselin, indigne servante de Jésus, prends mon aimable Jésus pour mon époux, et lui promets fidélité, et que je n’en aurai jamais d’autre que lui, et lui donne pour gage de ma fidélité mon cœur, et tout ce que je ferai jamais ; m’obligeant à la vie et à la mort de faire tout ce qu’il désirera de moi, et de le servir de tout mon cœur pendant toute l’éternité. En foi de quoi j’ai signé de ma propre main le contrat irrévocable, en présence de la sur-adorable Trinité, de la sacrée Vierge Marie, mère de Dieu, mon glorieux père Saint Joseph, mon ange gardien et toute la cour céleste, l’an de grâce 1650, jour de mon glorieux père Joseph.
Jesus, l’amour des cœurs.
Marie, mère de Dieu.
Joseph, l’époux de Marie.
L’Ange Gardien.
Madeleine, la chère amante de Jésus.
Fr. Arnoux de Saint-Jean-Baptiste, carme déchaussé, indigne secrétaire de Jésus. »
« On défie tous les notaires et tous les secrétaires du monde de faire voir, dans leurs protocoles, un contrat de mariage du style de celui-ci. Il est singulier ; il est unique en son espèce. Mais madame Gasselin porta un peu trop loin la fidélité qu’elle avait promise à Jésus-Christ, et la garda trop littéralement. Car, depuis ce contrat, elle fut un an entier sans vouloir vivre avec le sieur Duverger, son mari, procureur au présidial d’Orléans. Il se plaignit d’elle aux carmes déchaussés de cette ville. Ces bons pères la firent rentrer dans son devoir, et éloignèrent Frère Arnoux, qui méritait sans doute un châtiment plus rigoureux. Car ce n’est pas punir un moine que de l’envoyer d’une maison dans une autre de son ordre, sans autre châtiment, parce que les moines, en quelque endroit qu’ils soient, sont toujours chez eux. »
Avant de quitter la ville d’Orléans, je crois utile de mentionner une supercherie qui fut employée par les cordeliers de cette cité, et qui ne le cède en rien, ou pour mieux dire, qui surpasse toutes celles qui sont employées sur nos théâtres.
En 1534, la femme du prévôt d’Orléans mourut, et ordonna par son testament qu’on l’enterrât sans pompe. Son mari, observant sa volonté, donna six écus aux cordeliers où elle devait être enterrée, près de ses aïeux. Ce don ne les contenta pas, ils demandèrent au mari du bois qu’il faisait couper et vendre ; il le leur refusa. Furieux de cela, ils résolurent pour se venger de dire que sa femme était damnée éternellement. Colimau et Etienne d’Arras, tous deux docteurs en théologie, furent les auteurs de cette tragédie. Voici comme ils s’y prirent : ils placèrent un jeune novice sur la voûte de l’église, qui, à minuit, lorsqu’on disait les matines, faisait grand tintamarre. Ils s’adressèrent à quelques personnes qui les protégeaient, et les firent venir aux matines. Au commencement l’esprit fit tapage. On lui demande ce qu’il est, ce qu’il veut ? Il ne répond pas. On réitère ; il fait signe qu’il ne peut parler. On lui dit de répondre par signe. (Il y avait un tuyau par lequel il entendait les questions de l’exorciseur, et il répondait oui, en frappant la voûte avec un bâton.) On lui demande s’il est l’esprit de quelqu’un d’enterré dans l’église ; il répond oui. On lui nomme plusieurs personnes ; on arrive enfin à celui de la femme du prévôt : il répond oui. On demande si elle est damnée ; oui. On lui demande pourquoi, en lui citant tout ce qui peut avoir causé la damnation. Enfin, si elle était luthérienne ? oui. S’il fallait la déterrer ? oui. Ceux qui avaient entendu cela refusèrent leurs témoignages, malgré les instances des cordeliers, par la raison qu’ils voulaient ménager le prévôt. Les cordeliers, désappointés, portèrent leur hostie (qu’ils appellent le corpus Domini) avec toutes les reliques des saints dans un autre lieu, où ils dirent la messe, ainsi que cela se fait selon les canons des papes, lorsque quelque lieu est profané, et qu’on doit le rétablir. L’official, averti de ce fait, se transporta aux cordeliers ; et tout s’étant répété en sa présence, il ordonna qu’on visitât la voûte pour voir si l’esprit apparaîtrait. Mais les cordeliers s’y opposèrent, disant qu’il ne fallait pas le troubler. L’official, ne pouvant donc se faire obéir, fut trouver le prévôt, qui en appela devant le roi. Le roi nomma quelques conseillers du parlement de Paris, et Antoine Duprat, chancelier et légat du pape, pour juger cette affaire sans appel. Les cordeliers, ne pouvant plus reculer, furent amenés à Paris ; mais il ne fut pas possible de rien tirer d’eux. On les avait séparés et mis sous bonne garde. Le novice était chez le conseiller Fumée. Ce novice étant souvent interrogé, ne voulait rien apprendre, dans la crainte que les cordeliers ne le tuassent pour avoir diffamé l’ordre ; mais les juges l’ayant assuré qu’il ne lui serait rien fait, il divulgua tout, et étant confronté avec les cordeliers, sa déclaration fut toujours la même. Se voyant convaincus, ils récusèrent leurs juges, et voulurent s’armer de leurs privilèges. Mais cela ne leur servit de rien : ils furent ramenés à Orléans, et mis en prison ; ensuite on les conduisit devant la grande église, et de là sur la place où l’on exécute les malfaiteurs, pour y confesser publiquement leurs méchancetés.
Cet exemple de justice de l’autorité séculière était absolument nécessaire pour empêcher les moines et les prêtres de corrompre, par des suppositions de miracles ou de maléfices, la pureté de notre sainte religion, et pour restreindre la cupidité des ecclésiastiques, qui se signalait en toutes circonstances.
Or, la puissance temporelle est donc la véritable conservatrice d’une religion qui mérite tous nos respects et toute notre ferveur ; car il est démontré par des traits infinis dont fourmille notre histoire, ainsi que celle de tous les peuples chrétiens, que si les prêtres n’avaient pas toujours rencontré dans la sagesse et la force de l’autorité séculière, une barrière contre leurs écarts, leur ambition et leur ignorance, cette même religion serait anéantie par ses propres ministres, dont les fautes, les égarements et même les crimes (assassinats d’Henri III et d’Henri IV) ne le cèdent en rien aux autres classes de la société.
N’avons-nous pas vu de nos jours un prêtre condamné à mort par la Cour criminelle de Grenoble, pour un forfait et un meurtre atroce qu’il avait commis sur une femme de sa paroisse ? donc que les prêtres n’ont de sacré que leur caractère, et que, du moment où ils s’oublient au point de l’avilir, ils tombent sous la loi commune, et reçoivent, comme les autres citoyens, le châtiment dû à leurs crimes ou à leurs délits. La puissance du prince, la puissance des lois, ne créent pas pour eux une exception.
L’autorité du prince, qui est émanée de Dieu même, lui donne la puissance directoriale sur toutes choses ici-bas ; c’est l’Apôtre Saint Paul, qui nous confirme cette grande vérité :
« Que toute âme, que tout le monde se soumette aux
puissances supérieures ; car il n’y a point de puissance qui ne vienne de Dieu, et c’est lui qui a établi toutes celles qui sont sur la
terre
;
« Le prince est le ministre de dieu pour
votre bien »
; (Epître aux Romains).
La puissance du prince est donc celle du ministre de Dieu, et lorsque sa sagesse parle, tout le monde doit écouter, tout le monde doit obéir ; il est le protecteur placé par la Providence pour veiller à ce que chacun fasse son devoir et jouisse de ses droits. Les ministres des autels, qui, par un faux zèle pour la religion, s’opposeraient aux volontés du souverain, seraient rebelles à la parole de Dieu transmise par le saint Apôtre, rebelles à l’autorité constituée pour le gouvernement et le salut de tous, et jetteraient dans l’ordre social un véritable désordre.
Ainsi la puissance séculière doit toujours montrer un bras armé pour faire respecter la religion, et par les peuples soumis à son administration, et par les prêtres eux-mêmes qui peuvent s’égarer parfois dans un système de fanatisme ou d’envahissement d’autorité, qui est réprouvé et par la religion même, et par les lois de l’Etat.
MM. les procureurs du roi, MM. les maires des diverses communes du royaume sont les organes des lois, les délégués du prince ; ils doivent eux-mêmes donner les marques du plus profond respect pour la religion, et de la plus grande vénération pour les ministres du culte, lorsque ceux-ci, pénétrés de la majesté de leurs fonctions, méritent, par une conduite sage et exemplaire l’estime de leurs paroissiens, mais aussi, lorsqu’ils s’en écartent, il faut que MM. les procureurs du roi, que MM. les maires aient le sentiment de leur dignité, et qu’ils aient assez de force et de courage pour rappeler à leurs devoirs les pasteurs qui s’en égareraient par une erreur quelconque.
Nous allons examiner dans le chapitre suivant, si les prêtres qui agissent avec tant de rigueur contre des citoyens qui exercent une profession voulue et consacrée par les lois du royaume, n’ont pas besoin pour eux-mêmes de l’indulgence des peuples, à l’égard de l’oubli qu’ils manifestent des propres lois ecclésiastiques, qui leur imposent, dans leur conduite privée, des obligations qui sont totalement inexécutées de nos jours.