Autres raisons à l’appui de ce sentiment, et les réponses aux objections.
S’il n’était pas assez prouvé▶ que surtout le sujet de la comédie du Tartufe est essentiellement vicieux, que sa représentation n’était propre qu’à frapper de ridicule la pratique des vertus, à nous en faire honte, à nous démoraliser, on pourrait jeter un nouveau jour sur cette question, et achever de rendre sensible le défaut radical que j’y relève, en faisant un rapprochement entre cette pièce et d’autres du même genre.
J’en prends pour exemples deux ou trois du même auteur : le Misantrope et l’Avare ; j’y ajouterai le Jaloux ou le C.c. imaginaire ; or, il est évidemment possible d’éviter, sans se dégrader, les ridicules de ces trois personnages livrés au tribunal de l’opinion publique. Etes-vous du nombre de ceux qui n’admettent aucune bonne raison de devenir misantrope, et qui craignent d’être assimilés à un pareil homme ? tenez une conduite opposée à la sienne, cessez de déclamer contre la corruption du genre humain, trouvez-la supportable, familiarisez-vous avec elle, ne suivez pas tous les mouvements de votre bile ; que votre vertu ne soit pas si farouche, sortez de votre retraite, ne fuyez pas les méchants, soyez indulgent pour leurs vices, montrez-vous persuadé qu’ils sont inhérents à leur nature, et qu’il n’y a pas de remède ; et continuez cependant de leur donner l’exemple de la tolérance, de la bonté, de la charité et des autres qualités que vous leur souhaitez, quoique vous éprouviez bien cruellement qu’ils s’en moquent comme de vous ; alors vous ne pourrez plus être pris pour un misantrope.
Redoutez-vous la réputation de l’odieux avare ? que votre manière d’agir ne ressemble pas non plus à la sienne ; faites un usage raisonnable de vos richesses, ne soyez pas aussi avide ou si passionné à les accumuler, ne tenez pas aussi honteusement à des biens superflus ; employez-en du moins une partie à faire des bonnes œuvres, à ◀prouver▶ que vous êtes bon citoyen, bon père et bon ami, et surtout à soulager ceux qui manquent du nécessaire ; ils vous béniront, et vous recevrez de tout le monde les louanges dues à un homme sensible et libéral.
Ne voulez-vous pas être l’objet des brocards, des pamphlets et des caricatures dont on accable les jaloux ? ne paraissez pas plus marcher sur les traces de ces hommes ombrageux et aveuglés par leur passion ; modérez la fougue de vos sentiments tendres, repoussez par un air calme les méchants et leurs propos malins, ne vous faites pas remarquer, ne vous affichez point par des plaintes éclatantes, ou des démarches insensées, ne laissez même pas apercevoir vos inquiétudes, si vous en avez ; mais faites avec prudence tout ce qui dépend de vous pour prévenir le mal ; soutenez la faiblesse de votre épouse contre les séductions qui l’entourent, écartez tout doucement les dangers qui la menacent, encouragez-la, répétez lui souvent que sa vertu vous est bien chère, qu’elle fait votre bonheur, comme elle vous porte à faire le sien, ce que vous devez lui ◀prouver par vos bons procédés, et puis observez-la silencieusement, croyez à son innocence jusqu’à ce que vous ayiez acquis la preuve certaine de votre malheur, que, selon les circonstances, en homme sage, vous dévorez encore secrètement, et vous ne serez jamais regardé comme un jaloux ; parce que vous n’en aurez aucune apparence. Voilà à peu près, je crois, comment on doit se comporter dans ces diverses circonstances, et comment on se comporta afin de ne pas être pris pour un tartufe, et traduit comme tel au tribunal redoutable. On a senti la nécessité, non pas de penser mieux qu’un tel homme, cela était indifférent en ce cas, ou n’était pas l’affaire la plus importante ; mais de tenir une conduite opposée à la sienne, de ne pas marcher sur ses traces pour ne pas être soupçonné de vouloir arriver au même but, de ne rien dire, de ne rien faire qui ressemblât à ce qu’il avait dit, à ce qu’il avait fait pour attirer la confiance et tromper ; donc il a fallu abandonner ou négliger comme j’ai montré qu’on avait abandonné ou négligé les exercices pieux, ou les devoirs de la religion, les louanges de ses préceptes, et la pratique des autres vertus que le Tartufe en jugement observait si scrupuleusement pendant le temps qu’il méditait de faire des dupes, et pour mieux y parvenir ; donc cette satire, qui prête tant de vraisemblance au travestissement des plus belles actions d’un homme de bien, en indices d’un méchant qui médite le mal, devait nécessairement produire les désordres qui existent et que je lui impute en grande partie.
On pourra nier cette conséquence et dire qu’il y avait un milieu entre s’acquitter de tous les devoirs que la religion et les autres vertus prescrivent, et s’abandonner aux désordres de la dernière école, se vautrer dans la fange du vice ; qu’il était possible de garder la pureté de son âme, de rester attaché de cœur aux principes, à la sagesse, à la piété, aux mœurs ; qu’il suffisait, pour éviter la persécution, de s’abstenir des vertus pratiques, en s’isolant des deux partis, en fuyant également les disciples des écoles qui étaient aux prises, et leurs errements, ou leurs exercices et habitudes, etc. Cela voudrait dire qu’on pouvait et qu’il fallait plutôt se faire misantrope ; à quoi je répondrais que cette résolution, la plus digne assurément d’un honnête homme vaincu dans ce combat, résolution que plusieurs ont prise alors, que beaucoup d’autres sans doute auraient désiré pouvoir prendre, était impraticable pour le plus grand nombre ; soit à cause des diverses relations sociales, ou des raisons trop puissantes d’intérêts particuliers ; soit par le genre ou la dépendance des états ; soit enfin par la disposition actuelle des âmes.
D’ailleurs, le mal n’aurait été que suspendu, et serait tombé sur la génération suivante qui, privée par là de bons exemples, d’encouragements, ou d’instructions, serait devenue également la proie de l’école dominante de corruption.
Au surplus, la paix dont l’on aurait pu jouir sous ce caractère ne pouvait pas être de longue durée, puisque la misantropie a été mise aussi en spectacle et vouée au ridicule ; que depuis cette époque le mot misantrope est devenu synonyme de ceux de bourru, d’homme sauvage, d’ours, etc.
Si ces observateurs, ne voyant pas bien que le tartufe dont il s’agit est en même temps tartufe de religion et de mœurs, que compromettre en le mettant en spectacle les vertus chrétiennes, ce fut aussi compromettre les autres vertus sociales qu’il avait besoin d’affecter aussi et qu’il affectait également, persistaient à croire que cette satire, qui ne regardait que les hypocrites de religion, n’a pu contribuer si puissamment à la démoralisation générale ; sans entreprendre de démontrer une seconde fois une vérité qui me paraît évidente, il suffirait à ma thèse de leur rappeler que la Criticomanie, comme pour consommer l’ouvrage du premier tartufe, nous en a donné plusieurs subsidiaires, et nommément un tartufe de mœurs ; personnage presque tout imaginaire, composé de différents caractères, de vices incompatibles, ou phénomène dans la société, auquel, au reste, on doit appliquer ce que j’ai dit de l’autre, fût-il même regardé comme un tableau fidèle, parce qu’il n’a été propre aussi qu’à faire triompher et rire le parti alors plus nombreux des hommes sans masques, et des femmes au courant, qui ne faisaient pas tant de façons, ainsi qu’à réchauffer leur bile et renouveler leur pouvoir, qui commençait à vieillir, de faire naître les défiances, et des soupçons injustes contre les personnes, et de travestir avec succès les meilleures actions.
Pendant cette nouvelle fermentation, du genre de la première, quoique moins grande, la voix d’un seul ennemi pouvait aussi donner à un homme de bien qui respectait véritablement les mœurs la teinte de cet autre monstrueux tartufe qui a l’intention d’outrager et déshonorer l’épouse de son meilleur ami, qui est amoureux fou, et cependant s’aliène par avarice les domestiques de celle qu’il convoite, dont il a besoin pour parvenir à satisfaire sa nouvelle passion naturellement plus puissante que la passion factice de l’or, et qui fait injure à un oncle bienfaisant, s’associe à un vil usurier et complote avec lui pour dépouiller son frère ; qui est donc, à la fois, malgré sa jeunesse et l’aisance dans laquelle il est né, imposteur, traître, luxurieux, adultère, ingrat, dénaturé, avare, usurier, escroc ! Et si l’auteur, d’ailleurs aussi excusable et aussi estimable qu’un autre, s’étant conformé à un ordre de choses, ou à un usage qu’il a trouvé établi et bien reçu, pour faire plus d’effet encore, pour nous causer une plus profonde impression et une plus grande colère contre ce grand méchant, ne l’a pas fait en même temps voleur, assassin, empoisonneur, c’est qu’il ne l’a pas voulu ; car ces défauts sont concevables aussi dans le cœur d’un tel homme, et leurs traits ne nuiraient pas beaucoup plus à la vraisemblance du tableau.
Je voudrais pouvoir faire sentir le ridicule et le danger de cette manie de faire des monstres à figure humaine. Si dénaturer et embellir les couleurs qui sont propres aux vices, ou flatter les traits des personnages immoraux et criminels en les représentant aimables et séduisants, comme le font beaucoup d’autres auteurs, est un moyen infaillible de corruption, l’excès contraire est aussi très-funeste.
Il consiste dans l’exagération des difformités. La plus dangereuse est la peinture à faux, dramatique, de l’homme et de la société, ou cette infidélité des tableaux vivants qui sont censés être ceux des mœurs ou de la vie commune de tel rang, de telle corporation, ou de tel âge ou bien de telles personnes que la malignité désigne, et qui vont être décriées, flétries, peut-être mises au désespoir ; il consiste aussi dans la solennité et l’éclat des représentations, avec tous les prestiges du théâtre ; c’est encore en réunissant la fiction à la vérité, en accumulant à plaisir les vices, en les combinant et faisant supposer une liaison naturelle entre eux ; c’est l’éternelle image des passions humaines les plus honteuses sous les traits sacrés de la vertu qu’enfin on ne croit plus voir nulle part qu’en apparence, que l’on méconnaît et décourage par trop de défiance, ou qu’on insulte par malignité ; enfin, c’est en créant ainsi et faisant agir avec toute l’énergie possible, sous les yeux de la multitude des personnages monstrueux qui servent d’excuse et d’encouragement aux méchants, qui font horreur aux bons et, comme je l’ai déjà dit, portent l’agitation dans les esprits faibles, l’inquiétude ou l’animosité dans les cœurs, exaltent la tête de tous, et vont de la scène publique provoquer la persécution, porter les désordres dans les scènes privées de la vie, où toutes les passions excitées imitent la hardiesse des auteurs, cherchent à réaliser leurs chimères jusques sur la vertu la plus pure :
« Là de nos voluptés l’image la plus vive ;Frappe, enlève les sens, tient une âme captive ;Le jeu des passions saisit le spectateur ;Il aime, il hait, il pleure, et lui-même est acteur. »
Voilà plus clairement comme il arrive que ces critiques vantées manquent leur but, sont de nul effet contre le vice audacieux, sur l’hypocrite impudent qui atteste Dieu et la religion en faisant bonne contenance au rang des victimes nombreuses des aggressions aveugles et des calomnies effrontées.
Oui, ces peintures outrées qui ne corrigent personne ; c’est une vérité reconnue jusques dans les écrits de leurs plus éloquents défenseurs, ont beaucoup contribué encore à augmenter le nombre des méchants en fournissant de bons modèles à la multitude des gens enclins au mal, qui ne les auraient jamais imaginés, et qu’ils se sont fait l’habitude d’imiter ou servilement, ou avec des modifications selon les circonstances. Elles ont répandu de tous côtés des lumières, des idées nouvelles, des scélératesses, accompagnées de subtilités inconnues ou rares, curieuses, piquantes même dans leur espèce, dont les libertins et les fripons habiles ont profité les premiers, et qui ont pris vogue ensuite parmi les fripons ineptes et peu inventifs qui ont une grande obligation au cerveau des réformateurs.
Outre les voies criminelles, inconnues, que ces écrivains possédés par la passion de faire preuve d’imagination, de donner du neuf, du fort, des scènes à effet révélèrent continuellement aux méchants et aux fourbes, ils les obligèrent à en chercher aussi eux-mêmes ; c’est-à-dire à changer leurs stratagemes, à rafiner leurs moyens, à user de plus d’industrie dans leurs fourberies, laquelle industrie, toujours secondée et excitée de la même manière, se lègue, ou se perpétue en augmentant, reste avec ses découvertes dans la société qu’elle infecte et désole de plus en plus.
C’est donc incontestablement les vices que les criticomanes dramatiques, auxquels on peut joindre l’action plus lente d’auxiliaires romanciers, ont perfectionnés par leurs inventions ingénieuses, par leurs tableaux superbes et savants d’événements aussi rares qu’odieux. Voilà pourquoi ils sont bientôt parvenus au plus haut degré d’instruction ou de finesse, et comment un mal particulier, borné à peu de personnes, s’est étendu à un aussi grand nombre, sous des formes si variées et si ingénieuses. Et voilà de nouveaux motifs d’être circonspect surtout dans la pratique de l’instruction négative ou plutôt prévoyante.
S’il restait encore quelque doute, ces remarques n’en doivent plus laisser qu’un moraliste, publiant aujourd’hui qu’il ne faut pas commettre tel excès, voluptueux ou avantageux, dont la multitude des gens qui l’entendent n’ont aucune idée, est aussi imprudent, aussi maladroit que s’il leur disait qu’il ne faut pas aller dans tel endroit prendre son trésor qui y est caché. On ne doit pas plus douter que l’excès ne soit commis qu’on ne doute que le trésor ne fût enlevé.
Les craintes inspirées, les exemples de punitions donnés confusément aux vicieux par le théâtre ne sauraient être aussi efficaces que les exemples de celles, bien autrement sensibles, donnés continuellement par la justice aux fripons et aux voleurs, qui cependant fourmillent toujours partout ; ce qui doit achever de persuader combien sont illusoires aujourd’hui les moralités théâtrales dont on fait le plus solide argument en faveur de l’exposition honteuse des crimes ; des iniquités, des égarements inouïs, de toutes les faiblesses humaines existantes et possibles.
Maintenant, faisons abstraction de leurs inconvénients, et examinons plus directement de quelle utilité pouvaient être ces tableaux hideux bordés de vertus. Pour en revenir au tartufe, je le prends encore pour exemple. Les honnêtes gens avaient-ils besoin de la peinture de cet homme odieux ? N’ont-ils pas su de tout temps par des voies ordinaires qu’il y a dans l’état ecclésiastique, comme dans toutes les autres professions, des hommes pervers qui se cachent sous le manteau de la religion et des autres vertus ; ou en style évangélique, qui se couvrent d’une peau d’agneau, et qui sont au dedans des loups ravissants ? Voilà ce qu’on nous dit dès l’âge le plus tendre, et ce que nous apprenons dans nos premières lectures ; or cet avis d’une source divine et pure que tant d’exemples malheureusement justifient et rappellent continuellement à tout le monde, et que, d’ailleurs, on peut souvent renouveler par cette méthode calme qui réveille l’attention sans réveiller les passions et les porter à confondre l’apparence avec la réalité ; cet avis, dis-je, était suffisant à cet égard, et rendait inutiles les leçons magiques et inflammatoires du théâtre.
En effet, lorsque nous savons par tradition et par nos propres observations que des hommes de tous les rangs, que des princes même, que des prêtres, que des prélats, des pontifes, ont donné des exemples de toutes les perfidies et de tous les scandales, qu’ils ont même commis des atrocités, pourquoi tant d’art et d’apprêts, et de si ingénieux tours de force pour nous dire une chose que nous ne devons pas avoir de peine à croire, pour nous montrer qu’un petit particulier, clerc ou laïc, déguisé en dévot veut séduire une femme et encore avoir sa fortune par-dessus le marché ? qu’y a-t-il là de nouveau ou d’étonnant pour nous ? nous savions de reste que cela est possible, puisque nous étions instruits qu’il pouvait arriver des choses bien plus fortes de la même part5.
D’ailleurs personne n’ignore qu’habituellement d’autres hommes déguisés en amis simplement ont les mêmes vues ; et il n’y a que des insensés qui, connaissant les hommes capables de cette dernière ruse, ne voient pas qu’ils sont capables aussi de la première, et qu’il est prudent de se tenir sur ses gardes vis-à-vis toute personne que l’on ne connaît point parfaitement ; et ces aveugles là n’ont pas même pu profiter de l’avis donné sous la nouvelle forme, ou ils en ont abusé.
Ainsi donc, après avoir mis à part, avec l’admiration et tous les égards qui leur sont dûs, l’esprit, le génie et l’art qui brillent dans la satire du Tartufe, et qui ont aveuglé le public sur ses défauts, comme la pompe et les richesses l’aveuglent ordinairement sur ceux des riches, on peut dire que son instruction s’est bornée à donner aux honnêtes gens l’avis qu’on pouvait les tromper sous un masque noir comme sous un masque blanc, ou sous l’habit ecclésiastique comme sous l’habit de laïc ; ce qui ressemble au soin de leur apprendre que les brigands et les voleurs, qui se mettent en embuscade aux coins des édifices profanes, pour surprendre et dépouiller les passants, se cachent aussi derrière les temples, quand ils croient y être plus avantageusement placés ; or, l’on n’attendait pas après une telle révélation ; tout le monde en conviendra ; donc la plus savante, la plus ingénieuse attaque dramatique a été dirigée contre un moulin à vent.
Comme l’erreur que j’attaque est si ancienne qu’elle a pris, pour beaucoup de monde, nature de vérité, je crois ne pouvoir trop multiplier les raisons qui peuvent appuyer celles avec lesquelles je viens de la combattre. Le passage suivant, tiré d’un ancien auteur latin très-souvent cité, confirme bien mon opinion sur les effets irritants de l’action théâtrale :
Segniùs irritant animos demissa per auremQuam quæ sunt oculis subjecta fidelibus.
Ce sage Romain conseillait et pratiquait le premier de ces moyens d’instruction. L’élite des hommes éclairés de la Grèce, les juges d’Athènes blâmaient tellement le dernier que d’après un réglement appelé Mos civitatis, ils refusaient même d’entendre à leur tribunal, comme exaltant aussi l’imagination, égarant la raison, les discours trop fleuris, ornés de figures, ou soutenus de toute autre magie oratoire ; ils voulaient qu’on leur présentât la vérité en style simple et sévère, afin de pouvoir toujours prononcer avec l’esprit et le cœur libres. Pourquoi donc, encore une fois, surtout lorsque notre plus grand intérêt est la garantie de notre attention, prend-on le moyen de nous irriter le plus violemment, pour nous avertir seulement de nous défier des dévots et des autres maîtres ou modèles de morale, leurs condisciples, sous prétexte qu’il y a parmi eux des imposteurs, ou des loups ravissans ?
Cet avis, transmis per aurem, au moyen du récit de quelque fait, pouvait à la vérité ne pas suffire à un aveugle fait exprès, à un têtu sans pareil comme Orgon ; mais il aurait suffi sans aucun doute à la masse des honnêtes gens, pour les engager à se mettre en garde contre ces loups, comme il suffit d’avertir ainsi les laboureurs qu’il y en a d’une autre espèce auprès de leurs bergeries, dans des bois même où ils n’en ont jamais vu, pour les déterminer à veiller nuit et jour sur leurs troupeaux ; en effet, on n’a jamais été obligé pour cela de représenter publiquement une de ces bêtes féroces croquant un mouton.
Il résulte donc confirmativement que ce fut sans aucune nécessité qu’un grand homme employa toute la force de son génie et toutes les illusions du théâtre pour présenter un de ces faux frères aux honnêtes gens, de manière à les faire frémir d’indignation et rougir d’être hommes, de manière à leur ôter toute liberté d’esprit et de jugement, à leur rendre odieux et insupportables, non seulement le personnage, mais même son masque ou le costume dont il s’est servi, l’attitude, les manières qu’il a prises, les gestes qu’il a faits, toutes ses expressions qui le retraçent à leurs yeux sans cesse et malgré eux, où qu’ils se trouvent, lors même que ces traits leur attestent réellement la présence de la vertu qui, hélas, n’en ayant pas d’autres sensibles, je le répète, se trouve ainsi condamnée à être continuellement prise pour l’imposture et traitée comme telle !
Puisque la comparaison des méchants avec les loups est admise et consacrée, on peut, en suivant la métaphore, comparer aussi les moyens de les détruire ou poursuivre. Or, je pense que la meilleure manière de diriger les traits contre les premiers, est sagement indiquée dans celle que l’on pratique pour les diriger contre les autres, et qu’il est bien à regretter qu’on ne l’ait pas suivie, ou regardée comme une condition sine quâ non. Quand on organise une battue pour la destruction des loups sauvages, on a soin de n’armer que des gens bien intentionnés, ayant la permission et la capacité de porter une arme et de bien ajuster, qui sont conduits par un lieutenant de chasse, et soumis à ses ordres, à qui encore il est défendu sous des peines sévères de tirer sur d’autres bêtes que les malfaisantes qu’il leur est même enjoint d’épargner lorsqu’elles se trouvent au milieu du troupeau, confondues avec leurs innocentes victimes, dans la crainte de blesser celles-ci quoiqu’il soit facile de les distinguer de leurs ennemis, etc. Au lieu de précautions aussi sages qu’il eût été plus convenable encore de prendre en faveur des braves gens que l’auteur de la satire voulait protéger et servir, voilà plus de cent-cinquante ans qu’à son signal répété par les grands veneurs qui lui ont succédé, tous les théâtres battent la générale, soulèvent, arment bons, mauvais, fidèles, mécréants, lettrés, ignorants, sages, débauchés, insensés, habiles et maladroits, pour chasser les loups tartufes. Tous les moyens leur sont permis à tous, et toujours ; ils peuvent les chasser sans ordre et le plus confusément, à cor et à cri, à tir et à courre, à traits de limiers, aux furets et à panneaux ; c’est-à-dire, pour parler sans figures, que l’effet de cette satire fut de transformer tous les individus composant un peuple, sans en excepter la plus vile canaille, en censeurs, en juges de religion et de moralité, en inquisiteurs et scrutateurs des consciences, et puis persifleurs amers, distributeurs aveugles de sarcasmes, de quolibets, de huées, de ridicules, de lazzis, lesquels traits, qui sont les moyens dramatiques de réforme, ils lancent depuis cette époque à tort à travers, faisant ensemble, par le concert naturel de l’aveuglement et de la malignité, un feu de file contre ces loups, vrais ou prétendus tels, qui sont mêlés aux brebis, aux hommes de bien, avec lesquels ils ont extérieurement une parfaite ressemblance, dont il est impossible de les distinguer !..
Il faudrait n’avoir aucune idée des passions humaines pour ne pas sentir enfin à quel degré de fermentation elles ont dû s’élever, à quels excès elles ont dû se livrer, lorsqu’on leur eut ouvert une telle carrière, et quelle confusion il devait nécessairement en résulter.
Et si l’on conserve le sentiment que le plus grand nombre et les plus actifs de ces chasseurs nouveaux qui se sont enrôlés successivement dans cette armée indisciplinée qui eut bientôt des cantonnements partout, étaient de mauvais sujets, des ennemis déclarés de l’ordre ; qu’ils étaient des loups eux-mêmes, qui n’ont pris les armes qu’on leur a offertes que pour en abuser, pour détruire les brebis et les agneaux, on ne pourra plus douter comment le troupeau du seigneur a été exterminé ou dispersé, et quelle en fut la vraie cause.
Ne devient-il pas de plus en plus sensible qu’il ne peut être avantageux ou agréable qu’aux disciples de la dernière école de mettre en spectacle, de cette sorte, l’image des vertus qui les inquiètent et les condamnent ; et qu’eux seuls devraient le désirer pour leur vengeance et leur satisfaction ? Ils doivent s’en réjouir comme le sectaire se réjouit de voir souiller et vilipender les attributs distinctifs de la secte qu’il combat, comme les impies et la roture révolutionnaire se sont réjouis il y a vingt-cinq ans de voir des polissons et des animaux courir les rues couverts des ornements du sacerdoce et des décorations de la noblesse, ou comme des criminels condamnés et subissant leur peine se réjouiraient de voir jeter parmi eux des coupables vêtus de l’habit de leurs juges.
La sage précaution que prend la politique de dégrader et dépouiller de toutes les marques de ses dignités, pour ne pas les avilir aux yeux du peuple, l’homme en place convaincu de forfaits, avant de l’envoyer à l’échafaud, est la censure la plus frappante de cet usage inconséquent de traduire sur les tréteaux du ridicule et de l’infamie, sur cette autre espèce d’échafaud d’autres criminels tout parés des couleurs, ou sous les formes respectables de la vertu que, je ne puis cesser de le répéter, les satires et les critiques intempestives et déplacées ont fait ainsi tomber dans le mépris et conspuer.
L’exemple ou l’opinion des anciens ne peut pas servir d’argument contre la mienne ; car, d’autres temps, d’autres mœurs ; d’autres mœurs, d’autres moyens de diriger les hommes. Au bout d’un certain nombre de siècles, il naît un nouvel ordre de choses, dit un ancien lui-même de la plus grande autorité.
Il est donc superflu de leur opposer que ce sont les lumières de l’expérience que nous avons plus qu’eux, qui invoquent un ordre nouveau à cet égard, ou quelque réforme dont leur exemple même, au surplus, démontrait déjà la nécessité ; car, que furent pendant les derniers temps de leur existence ces peuples de l’antiquité qui ont eu leurs Antisthènes dramatiques comme nous, qui ont été aussi fous que nous de comédies et de comédiens, qui couraient de même s’instruire aux spectacles ? Vous voyez dans leur histoire que, comme nous aussi, par ou malgré leurs Ménandres et leurs Aristophanes, ils furent légers, frivoles ; que comme nous ils allaient se dégradant tous les jours ; qu’ils firent de même des progrès rapides dans l’irréligion et la corruption, et qu’ils sont devenus enfin ce que tout le monde sait, et ce que nous deviendrons sans doute aussi prématurément, si nous ne prenons une autre marche qu’eux.
Dailleurs, les anciens n’étaient pas plus d’accord que les modernes sur ce point. La grande question des dangers et de l’utilité des théâtres avait déjà été agitée de leur temps. On a dit dès lors à peu près comme on dit aujourd’hui en leur faveur, que les ouvrages dramatiques sont la plus précieuse, la plus salutaire, la plus substantielle nourriture qu’on puisse donner à notre âme et à notre esprit ; qu’on trouve dans leur recueil un cours complet de morale, les tableaux touchants des plus sublimes vertus, la peinture fidèle des mœurs, les observations les plus profondes sur les faiblesses humaines, les travers et les vices combattus avec l’arme du ridicule par des satires sanglantes ; les grands hommes ressuscités avec leur caractère, et leurs formes imposantes. On y apprend à connaître le monde et la manière de se conduire dans toutes les circonstances de la vie politique et privée ; en un mot, il a été dit en leur faveur qu’on profite mieux par les exemples frappants donnés sur le théâtre que par les lectures de préceptes de morale, trop sévèrement exprimés, etc.
Et dans le même temps on disait contre à peu près aussi ce que disent les modernes contradicteurs, tout en rendant justice à l’art et aux talents de nos bons auteurs : que le recueil de ces ouvrages ne contient que des peintures dangereuses des passions les plus entraînantes, que des tableaux corrupteurs ; qu’on y voit l’intérêt sollicité le plus souvent en faveur du crime ; une plaisanterie perfide faisant naître le rire au lieu d’exciter l’indignation ; travestissant les vices en défauts brillants, les travers en agréments, les conventions théâtrales excluant la vraisemblance, le caprice des auteurs dénaturant les faits et les caractères ; des sentiments outrés, des mœurs postiches et des maximes bonnes pour amollir les cœurs et égarer l’imagination.
Certes, voilà deux opinions fort opposées ! Quoique je tienne beaucoup à la dernière, comme on a dû le voir, ce n’est pas à dire que je trouve l’autre tout-à-fait fausse et dépourvue de toute raison justificative. Je dois avouer que j’ai quelquefois éprouvé aussi une grande satisfaction à voir foudroyer le vice sur le théâtre. Mais ce plaisir ne m’a jamais empêché de voir le côté dangereux de la leçon ; c’est pourquoi je n’en demeure pas moins convaincu que sous le rapport que je le considère, l’art dramatique, bien que le plus ingénieux et le plus piquant que l’esprit humain ait inventé, divertit mieux qu’il n’instruit, mieux qu’il ne réforme, si l’on veut ; que l’amusement qu’il procure a coûté infiniment aux mœurs ; qu’il est un obstacle à leur restauration, et que, par conséquent, il est nécessaire au retour de l’ordre si ardemment désiré, non pas de le proscrire, comme il y en a qui le prétendent, je crois cela aussi difficile à présent que de faire reculer la civilisation, mais d’en modifier le système, d’en borner et régler plus sévèrement la jurisdiction, pour arrêter ici la tradition de ses mauvais résultats.
Je hasarderai à la fin du second volume quelques idées qui pourront peut-être concourir avec les moyens déjà indiqués, à cette réformation depuis long-temps demandée.
fin du tome premier.