CHAPITRE VI. Où l’on examine si le Bal public proposé par M. Rousseau ne serait pas plus préjudiciable aux mœurs de Genève, que le spectacle qu’il proscrit.
Combien vous vous seriez épargné de peine Monsieur, si vous vous en étiez tenu au seul obstacle que vous pouviez opposer raisonnablement à l’établissement de la Comédie Française à Genève : il vous a fallu suer pour entasser un nombre d’invectives suffisant pour faire un volume ; il vous a fallu gagner des migraines, à faire des calculs graves et politiques, aussi faux que les principes qui vous les ont fait entreprendre. Tout ce travail vous aurait paru de trop, si vous aviez été bien sûr de l’impuissance de Genève à soutenir un spectacle. Quelle meilleure raison que l’impossibilité de payer pour ne pas faire de la dépense ? Quelle raison plus capable d’éloigner les Comédiens, vos ennemis, des bastions de Genève, que la certitude d’être mal payés, s’ils osaient former un établissement dans cette ville ? Je ne crois pas le Sénat de Genève plus disposé à tromper les Comédiens en les appelant, que les Comédiens à périr d’inanition en s’établissant dans un désert. Si votre allégation vous eût paru vraie, elle vous aurait semblé en même temps la meilleure et la seule utile, parmi toutes celles que vous employez. Il vous a donc fallu imaginer bien d’autres motifs de dégoûts pour engager vos Compatriotes à nous fermer les portes de Genève. Vous vous êtes donc assis à côté du grand Sully ; vous avez emprunté son ton et son style pour dresser un Catalogue d’obstacles imaginaires, d’inconvénients frivoles et de conseils économiques que vous prétendez qu’il aurait donné à Genève pour en écarter les spectacles. Croyez-moi Monsieur, on se serait moqué de lui chez vous, comme on l’aurait fait à Paris, si les objets qu’il a traités si gravement eussent été des détails aussi puérils que ceux que votre petite politique vous fait regarder comme des monstres.
Sully n’aurait vu dans les spectacles que ce que tous les gens sages y voient : un délassement utile et nécessaire, le seul digne d’occuper des gens sensés et de leur faire moins regretter le loisir qu’ils sont forcés de donner à la réparation de leurs forces, et de la tête et de l’esprit. Sully, bien loin de penser comme vous, se serait emporté contre quelqu’un qui aurait proposé l’établissement d’un Bal public ft. Il aurait vu, dans cet établissement, tous les préjudices que votre prévision fait marcher à la suite du spectacle. Sully n’aurait pas manqué de dire : « Je vois que les travaux des Genevois cessant d’être leurs amusements, aussitôt qu’ils auront un Bal public, […] il y aura chaque jour un temps réel de perdu pour ceux qui assisteront à ce Bal ; et l’on ne se remettra pas à l’ouvrage, l’esprit rempli de ce qu’on aura vu, ou de ce qu’on aura fait : on en parlera, ou l’on y songera. Par conséquent relâchement de travail : premier préjudice.
« Quelque peu qu’il en coûte pour son Ecot, on paiera enfin ; c’est toujours une dépense qu’on ne faisait pas. Il en coûtera pour soi, pour sa femme, pour ses enfants, quand on les y mènera et il faudra les y mener souvent par ordre du Seigneur Commis. De plus, un Ouvrier ne va point dans une Assemblée se montrer en habit de travail : il faudra prendre plus souvent ses habits de Dimanche, changer de linge plus souvent, se poudrer, se raser ; tout cela coûte du temps et de l’argent. Augmentation de Dépense, deuxième préjudice.
« Un travail moins assidu et une dépense plus forte exigent un dédommagement. On le trouvera sur le prix des ouvrages qu’on sera forcé de renchérir. Plusieurs marchands, rebutés de cette augmentation, quitteront les Montagnons, et se pourvoiront chez les autres Suisses leurs voisins, qui, sans être moins industrieux, n’auront point de Spectacles, et n’augmenteront point leurs prix. Diminution de débit : troisième préjudice.
« Dans les mauvais temps, les chemins ne sont pas praticables. […] Il fait
rarement beau pendant le Carnaval, on n’interrompra point ces divertissements, supposés
si édifiants et si utiles. On ne pourra donc éviter de rendre la salle abordable en tout
temps. L’hiver, il faudra faire des chemins dans la neige, peut-être les paver ; et Dieu
veuille qu’on n’y mette pas des Lanternes. »
Ici le grand Sully ferait une
réflexion : « Si l’établissement des Lanternes et le pavage des chemins ne
servaient absolument qu’au Bal public, ce serait une dépense à regretter »
;
mais il ne reprocherait pas au Bal public comme un nouveau préjudice qu’il aurait
occasionné une dépense utile à la sureté des citoyens et à la circulation du Commerce, au
roulage des marchandises etc. « Les femmes des Montagnons allant, d’abord pour
voir, et ensuite pour être vues, voudront être parées ; elles voudront l’être avec
distinction. La femme de M. le Châtelain ne voudra pas se montrer au Bal, mise comme
celle du Maître d’Ecole, [elle] s’efforcera de se mettre comme celle du Châtelain. De là
naîtra bientôt une émulation de parure qui ruinera les maris, les gagnera peut-être, et
qui trouvera, sans cesse mille nouveaux moyens d’éluder les lois somptuaires.
Introduction du Luxe : cinquième préjudice. »fu
Tels sont les inconvénients que vous voyez à la suite du spectacle ; mais que le grand Sully verrait à la suite d’un Bal public. Il en verrait encore bien d’autres, qu’il est bon de vous détailler. S’il voyait par exemple un Seigneur Commis présider à votre Bal, quel abus, dirait-il, fait-on donc ici de la Magistrature ? Ne craint-on point de la dégrader, en la faisant présider à une espèce de débauche publique ? Elle ne peut assister dans un Bal que pour y contraindre le plaisir, ou pour y participer. Si c’est un bien que de danser en public, et qu’une jeune personne mérite un prix pour avoir bien dansé, il faut donc que tout le Sénat de Genève apprenne à danser aussi, qu’il ouvre le Bal lui-même, pour déterminer le Public à donner la préférence à ce genre d’amusement.
« Voir un grave Sénat faire en rond une danse,Et sauter dans la salle ainsi tout en cadence,Cela serait bien beau, Monsieur. »
Je n’outre point ici le ridicule, prenez-y garde. Le Législateur doit l’exemple de la pratique de ses lois ; donc le Sénat de Genève ne pourrait se dispenser de danser lui-même, pour faire danser les autres.
Il faudrait encore qu’il imaginât des danses dont les mouvements et les grâces ne fussent pas contraires à la modestie : car vous voulez qu’on danse très modestement : or rien n’était moins conforme à la modestie que les danses des Spartiates lorsque les femmes s’y mêlaient ; lisez plutôt l’histoire. Un Menuet, une Contredanse, pour être bien dansés ne s’accordent guère avec vos scrupules. Un Maître à danser ordinaire dit toujours à ses écolières : Mademoiselle, avancez la poitrine, effacez les épaules légèrement, marquez scrupuleusement la cadence, les yeux fixés sur ceux de votre Cavalier, que tous vos mouvements peignent avec grâce un sentiment, souriez agréablement.
Tous ces principes ne vous paraîtraient pas modestes : il faut donc imaginer une danse exprès, ou si l’on danse à votre Bal des Menuets et des Contredanses, il faudra que les figurants, pour être modestes, se gardent bien de porter les yeux l’un sur l’autre : la vue collée sur le plancher de la salle, ils marcheront comme ces petites figures Automates que les Savoyards font rouler sur nos parquets. Il ne sera pas mauvais même, pour s’assurer que les regards dérobés ne trahiront point la modestie prescrite, d’affubler la tête de tous les danseurs et danseuses d’un voile épais, pour les mettre à couvert de la tentation. On suivrait apparemment l’usage universel de l’Europe, qui a consacré l’habit noir à la décence, et l’on obligerait tous les danseurs et danseuses de s’habiller de cette couleur, et pour que tout répondît à la gravité de l’habit, on interdirait aux jeunes garçons cet air de dissipation et de folie que la danse et la musique leur inspire : on leur prescrirait d’avoir la vue toujours fixée sur le Seigneur Commis, comme le Soldat Prussien sur le Flügelmann 5 en sorte qu’ils s’exerceraient sans cesse à accorder leur maintien avec la gravité de leur habit. O le beau Bal, ô le beau Bal !
J’observe une chose : vous voulez de la modestie dans votre Bal, et vous excitez l’émulation des mères à bien parer leurs filles. Eh Monsieur, songez donc au luxe que vous craignez tant ; songez que la modestie que vous exigez ne s’accorde pas avec une parure excessive. Vous voulez de la grâce et de l’adresse, et qu’on applaudisse ces deux avantages dans ceux qui les auraient : ce seraient donc des grâces et une adresse de convention ? Car pour les grâces naturelles qui accompagnent les danses de toute l’Europe, croyez-moi, la scrupuleuse modestie y trouverait sans cesse à redire.
Vous voulez que les pères et mères aient à leur tête un Seigneur Commis, et que tous ensembles composent un Aréopage pour juger de la modestie et de la danse des jeunes gens ; mais ne craignez-vous pas la prédilection des pères et mères pour leurs enfants ? Le Seigneur Commis, en supposant qu’il n’ait ni son fils ni sa fille dans l’assemblée, sera donc le seul qui pourra prononcer avec impartialité, et rendre compte au Sénat de la conduite de ses danseurs. Il tiendra Registre, Journal apparemment, de la façon dont chacun aura dansé ; et, par un acte déposé scrupuleusement au Greffe, on saura que tel jour, Mademoiselle une telle a dansé un peu trop légèrement, que tel autre jour, Monsieur un tel a laissé échapper un pas de Menuet un peu trop libidineux ; on saura que dans tel Bal Mademoiselle N. a choqué la modestie par un port de bras trop tendre, et que Monsieur N. a payé l’amende pour avoir fait connaître par un coup d’œil trop décidé qu’il avait pour sa figurante, en ce moment, un sentiment plus que patriotique. Sur ce rapport, toujours intègre apparemment, on accorderait tous les ans la Couronne à celle des Filles, ou celui des Garçons, qui se trouverait miraculeusement exempt d’aucun de ces reproches.
Je ne sais Monsieur, si ce Bal modeste s’établira à Genève, suivant votre avis : mais je sais bien qu’il ne sera jamais à couvert de l’ennui, ni du ridicule. Voyons un peu maintenant quels sont les plaisirs que vous réservez aux gens mariés. Le Café, le babil, et la médisance aux femmes ; les coteries, ou les cercles bachiques aux maris. L’Evangile veut formellement que l’homme quitte tout pour s’attacher à sa femme ; mais vous, qui vous croyez fait apparemment pour le corriger et l’interpréter, vous voulez que les hommes ne voient leurs femmes que le moins qu’il leur sera possible. Dans le cours de la journée, la femme occupée de son ménage, le mari de ses affaires, n’auront pas beaucoup de temps à donner à l’amour mutuel. Il semble que le soir, lorsque leurs occupations sont terminées, est le moment où l’attachement réciproque devrait rassembler les Epoux, pour s’amuser honnêtement avec leur famille. Non pas selon vous : la femme fera bien mieux d’aller chez sa commère censurer tout son voisinage, médire à plein gosier pour l’édification du prochain et la paix des autres ménages. De peur que la luette ne lui tombe à force de caquet, on lui donnera force Café, Thé, Chocolat, Liqueurs fraîches etc. Les hommes iront au Cercle se dessécher les poumons avec la pipe, et boire à la Suisse, pour édifier tous les Philosophes de votre goût. Edifieront-ils les autres sages ? J’en doute : car, aux yeux de tous ceux-ci et des autres gens du monde, l’ivrognerie a toujours paru un vice atroce et déshonorant. Ils ont toujours vu, jusqu’à présent, dans un ivrogne un homme dégoûtant et ridicule, à qui l’on doit craindre de donner sa confiance. Un ivrogne est ordinairement brutal, imbécile, opiniâtre, hébété, mauvais Mari, mauvais Père, négligent, paresseux, très peu propre à remplir les devoirs de l’hymen, et cette cordialité apparente que vous préconisez tant, n’est qu’une indiscrétion accidentelle, dont il se repent ordinairement le lendemain de sa débauche.
Tels sont les plaisirs que vous préférez cependant au spectacle ; la médisance des femmes, l’ivrognerie habituelle des hommes, vous paraissent moins dangereux pour les mœurs que la vue d’un spectacle décent, où la Magistrature aurait eu l’attention d’établir la modestie, le respect et la décence, tant de la part des Acteurs que de celle des spectateurs.
« Le goût du Vin, dites-vous, n’est pas un crime. »fv
La maxime est nouvelle. Je vous ai prouvé▶ que le
goût du spectacle n’en est pas un non plus. Vous prétendez que celui qui fait de mauvaises
actions étant ivre couve à jeun de mauvais desseins. « Celui qui tua Clitus dans l’ivresse, dites-vous, fit mourir Philotas de sang-froid. »fw
Qu’est-ce que
cela ◀prouve▶, sinon qu’Alexandre, à jeun ou dans l’ivresse, était également méchant ; mais
était-il ivre, quand il visita et consola si généreusement la famille de Darius ? Etait-il ivre quand il traitait Porus en Roi, qu’il mettait la Couronne
sur le front d’Aristodème, et qu’il admirait le désintéressement de
Diogène ? Croyez-vous le vin capable de lui avoir inspiré toutes ces belles actions ? Et
ne voyez-vous pas qu’Alexandre ne devint cruel, même de sang-froid, que lorsqu’il devint
ivrogne ? Comment osez-vous avancer que le vin fait rarement commettre des crimes ? C’est,
au contraire, de toutes les passions celle qui en fait commettre le plus : tel qui, de
sang-froid, aurait été retenu par la crainte et la réflexion, perd l’une et l’autre par
l’ivresse et se livre à toute sa fureur, que le vin anime.
Citez Monsieur, les crimes que le spectacle a fait commettre : citez-en un, et je me rends. Examinons un peu deux nouveaux paradoxes que votre amour pour le vin vous a dictés.
« Le sage est sobre par tempérance, le fourbe l’est par fausseté. »fx
Je dis, moi, que le sage est sobre et tempérant parce
qu’il est sage, et qu’un fourbe n’est ni sobre ni tempérant par fausseté, mais par
prudence et par tempérance naturelle, qualité louable qui n’exclut pas la fourberie.
Quelle preuve avez-vous qu’un homme méchant dans le vin soit nécessairement, également mauvais à jeun ? L’expérience ◀prouve le contraire. Combien de gens naturellement polis, bienfaisants et doux, deviennent brutaux, caustiques et durs quand ils ont trop bu d’un coup ? Tel qui aurait craint de se faire une affaire parce qu’il est prudent ou timide naturellement, devient hardi et querelleur quand il a la tête échauffée par le vin, qui le tire de son assiette ordinaire. Pour vous convaincre de cette vérité, jetez les yeux sur nos soldats. Tels qui frémiraient à la vue d’un retranchement ou d’une palissade, attaquent l’un et l’autre avec fureur et succès quand leur courage est animé par un verre de brandevin. En supposant d’ailleurs que le vin fasse éclater les mauvais desseins qu’un méchant couvait à jeun, il faut donc regarder comme un malheur qu’il se soit enivré, car il aurait peut-être toujours couvé, dans son sang-froid, un projet funeste dont l’exécution lui aurait paru dangereuse, tant qu’elle n’aurait pas pu être accompagnée de certaines circonstances que sa prudence lui faisait juger nécessaires, au lieu que l’ivresse l’aveuglant sur les dangers de l’entreprise, sa témérité lui fait tenter avec succès ce qu’un homme à jeun n’aurait pas osé tenter.
Voilà Monsieur les inconvénients qui peuvent résulter de vos Cercles de médisance et d’ivrognerie. Vos fêtes publiques ennuieront à la fin ; vos exercices ne peuvent être des amusements journaliers pour des gens accablés déjà de fatigue par leurs travaux ordinaires. Vos cercles masculins ou féminins, comme je viens de vous le démontrer, sont d’une très dangereuse conséquence. Quoi de plus sage que de leur substituer le spectacle ? Car en supposant que quelques jeunes spectateurs en abusent comme ils abuseraient des meilleures choses, et qu’au lieu d’écouter Zaïre ils ne fassent qu’une attention luxurieuse à ses charmes, ils ne pécheront au moins que par pensées ; mais dans vos Cercles on est exposé à pécher par pensées, par paroles, par actions et par omission.
Par pensées, parce que pour égayer la compagnie on tâche de se rappeler de bons contes, et qu’on réfléchit sur la façon dont on les rendra plus piquants, par l’indécence des images, et l’addition de quelques réflexions polissonnes.
Par paroles, parce que les gens ivres ne sont pas délicats sur le choix des termes : les plus durs, les plus impolis, les plus grossiers, les plus impurs, et les blasphèmes même leur sont très familiers.
Par omission, parce que les ivrognes, à l’appel d’une bouteille, oublient communément leurs affaires, renvoient tout au lendemain et, faute de faire le bien qu’ils pourraient, leur intérêt et celui de leur famille en souffrent également.
Par action enfin : vous n’ignorez pas que les ivrognes ne se piquent pas de pudeur et, suivant vous-même, ceux qui ont le cœur corrompu font, dans l’ivresse, toutes les mauvaises actions qu’ils se seraient interdites à jeun.
Voyez Monsieur et jugez maintenant si Genève ne gagnerait pas beaucoup à l’établissement d’un spectacle Français, et si vous aimez votre Patrie comme vous dites, n’êtes-vous pas obligé, en conscience, de l’obliger d’en établir un au plus vite, pour prévenir tous les maux qui pourront résulter de vos Cercles bachiques et médisants ? Pouvez-vous imaginer maintenant que le spectacle serait préjudiciable à votre République, tandis que toutes les autres en tirent de si grands avantages ? Vous mettez au nombre des reproches que vous faites à la Tragédie qu’elle ne vous représentera que des Tyrans ou des Héros : qu’en avez-vous à faire, dites-vous fy ? C’est ce que tout le monde serait tenté de dire avec vous, mais dans un autre sens. Les Héros de Genève ne lui seraient guère plus utiles que ses fortifications : mais souvenez-vous que vous avez dit qu’il fallait des hommes et des Héros à une République : or Genève est une République ; il est donc sage de mettre souvent des Héros sous les yeux de vos Concitoyens, pour leur servir de modèles. Les Brutus, les Caton, les Cicéron et tant d’autres peuvent bien, je crois, aspirer à ce titre. Quant aux Tyrans, on n’en a besoin nulle part : il suffit de les montrer ; et vous n’ignorez pas les motifs qui portent nos Auteurs à les produire sur la scène : c’est pour en faire l’objet de l’exécration publique, et quelque bien établie que soit à Genève la haine de la Tyrannie, il n’en est pas moins sage de justifier, de nourrir et de fortifier cette haine par les tableaux des horreurs que les Tyrans ont su commettre.
Ce ne serait point les devoirs des Rois qu’on vous proposerait d’étudier dans nos Pièces, ce seraient ceux de citoyen. Or les devoirs d’un Roi sont ceux d’un bon citoyen : le zèle, l’attention, le courage, l’équité, le désintéressement, l’amour de la Patrie ; voilà les devoirs d’un bon Roi, ceux d’un bon sujet et d’un zélé Républicain. Ce ne serait point dans la Comédie nos Marquis qu’on vous proposerait d’imiter, puisqu’on les joue, qu’on les tourne en ridicule, que leur fatuité est toujours punie, et qu’on les bastonne même quelquefois : si ce sont là des appâts pour engager les gens à se faire Marquis à Genève, il faut que les têtes y soient bien autrement tournées qu’ailleurs ; mais si l’on y pense comme partout où l’on a du bon sens, on se gardera bien de s’emmarquiser à pareil prix.
Si l’on établissait un spectacle à Genève, il y faudrait une garde, et ce serait à vos yeux une image affligeante de l’oppression et de la Tyrannie : langage de libertins qui ne voient que l’oppression et la contrainte dans un objet cher aux gens sages, puisqu’il en résulte la paix et la tranquillité. La Police, en tous lieux, a besoin de s’appuyer de la force, parce qu’il y a partout des réfractaires, et Genève est obligée, comme toutes les autres Républiques, d’employer sans doute cette marque de la Tyrannie pour conserver sa liberté.
Si l’habit soldatesque est si funeste à vos yeux, allez donc lui prêcher de se défaire de sa Garnison, puisque c’est pour vous un présage de la Tyrannie, et une marque affligeante de l’oppression : nous verrons si le Sénat sera de votre avis. Je vous répète pour finir que, si parmi toutes vos objections, vous trouvez que j’en aie négligé quelques-unes qui vous paraissent des plus fortes (car j’en ai négligé beaucoup pour n’être pas obligé, comme je vous l’ai dit, de faire un in-Folio) vous me trouverez toujours prêt à répondre. S’il vous reste encore quelques moments à vivre, je vous exhorte de les employer à me convaincre de la justesse de vos raisonnements ; en attendant que cela arrive, permettez-moi de faire des vœux sincères pour votre Conversion.
FIN.