(1759) L.-H. Dancourt, arlequin de Berlin, à M. J.-J. Rousseau, citoyen de Genève « CHAPITRE V. Des Comédiens. » pp. 156-210
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(1759) L.-H. Dancourt, arlequin de Berlin, à M. J.-J. Rousseau, citoyen de Genève « CHAPITRE V. Des Comédiens. » pp. 156-210

CHAPITRE V. Des Comédiens.

« Quand les amusements sont indifférents par leur nature, […] c’est la nature des occupations qu’ils interrompent qui les fait juger bons ou mauvais ; surtout lorsqu’ils sont assez vifs pour devenir des occupations eux-mêmes, et substituer leur goût à celui du travail. »eu

Rien de plus sage assurément que ce que vous dites ; et les spectacles devraient être proscrits s’ils entraînaient l’inconvénient que vous leur reprochez. Tout homme qui fait autre chose que ce qu’il doit faire est condamnable, et j’interdis avec vous le spectacle à tous ceux qui le préféreront à un travail utile, à leur fortune, à leur santé, au bien de leur famille. Mais croyez-moi, ceux qui ont assez peu de conduite pour venir perdre au spectacle le temps qu’ils devraient donner à leurs affaires seraient gens à le perdre partout ailleurs d’une façon plus criminelle, si le spectacle leur était interdit. Il est donc à propos que cette espèce de gens perdent plutôt son temps au spectacle que dans les Cabarets, les assemblées de jeu, et dans les réduits impudiques où leur paresse les conduirait infailliblement, ne sachant où porter ailleurs leur oisiveté. Un homme laborieux n’a point de goût plus vif que celui du travail ; un paresseux, un libertin, trouvent toujours des raisons pour ne rien faire.

J’ai connu des gens à qui le bien de leur famille aurait exigé qu’on fermât l’entrée des Temples. Leur paresse empruntait le voile du zèle et de la piété pour autoriser leur fainéantise ; ils avaient toujours des Indulgences à gagner dans l’Eglise du Patron du jour, un grand Prédicateur à entendre, un Confesseur à visiter. N’abuse-t-on pas des meilleures choses, et le vice n’est-il pas trop adroit à se forger des excuses ?

Vous vous trompez, si vous croyez les spectacles préjudiciables « par la nature des occupations qu’ils interrompent. »

Il est non seulement bon pour occuper des oisifs et des paresseux qui n’interrompent leurs occupations que parce que le travail leur déplaît ; mais il est bon encore pour amuser les gens sages et laborieux, parce que le spectacle est en effet un délassement, et que le plaisir qu’il procure n’altère les forces ni du corps ni de l’esprit, comme la plupart des autres plaisirs que vous indiquez. Un Artisan, un Marchand, un homme de Cabinet n’ont pas envie de danser à la fin de leur journée.

Le vin, les exercices violents, les femmes ne peuvent guère convenir à des gens extenués de fatigue et sûrement leur santé souffrirait de ce qu’ils seraient bornés à ces amusements après un travail fatiguant et assidu. Le spectacle est donc l’amusement qui leur convient le mieux ; mais pour juger de son utilité la plus essentielle, consultons Monsieur la Politique des Césars : elle sert tous les jours à éclairer la nôtre. Ils donnaient souvent de grands spectacles au Peuple parce qu’ils étaient persuadés que ce genre d’amusement était propre à distraire les gens turbulents et factieux, ceux-ci n’ayant que peu ou point d’occupation n’auraient employé leur loisir qu’à former des complots dangereux. C’est une bonne chose dont on pourrait, j’en conviens, reprocher aux Césars qu’ils abusaient ; mais dans des Etats bien constitués, il sera toujours sage d’employer un moyen propre à rendre les factions pour ainsi dire impossibles, puisqu’il détourne les oisifs des Assemblées secrètes et dangereuses.

Ce moyen est très propre à maintenir la tranquillité d’une constitution établie déjà, puisqu’il établissait cette tranquillité dans un nouveau Gouvernement qui se formait et dont la nouveauté était si accablante pour la principale Noblesse de Rome. Il n’y aura sans doute guère de Ministres au monde qui n’admirent en cela la Politique des deux premiers Césars, et qui ne pensent qu’il est très utile de l’imiter, soit dans les Monarchies, soit dans les Républiques.

Il serait donc très sage et très utile de multiplier les spectacles et les entretenir aux dépens même de l’Etat pour occuper et distraire une quantité de gens oisifs et libertins qui, ne sachant pas s’occuper à bien faire, ont toujours le temps de faire du mal et sont toujours prêts à le faire, pour peu qu’un factieux, un ambitieux, un conspirateur ait l’intention de profiter de leurs mauvaises dispositions. Les Césars faisaient eux-mêmes tous les frais des spectacles, parce que tous les gens suspects, occupés des plaisirs qu’ils leur procuraient, n’étaient plus alors disposés à prêter l’oreille aux partisans de la liberté. Ils étaient amusés, il ne leur en coûtait rien : c’est là le comble du bonheur pour des fainéants. Comment leur persuader alors qu’ils étaient malheureux ? Comment leur persuader de secouer un joug qui leur paraissait si doux à porter ? Il serait donc avantageux pour tous les Etats du monde que les spectacles fussent non seulement le plaisir des honnêtes gens et des riches, mais qu’on les mît à la portée des pauvres qui, s’ils sont incapables de former des projets factieux, sont au moins capables de les seconder.

Avec quelle avidité un paresseux indigent toujours amateur du plaisir, ne se porte-t-il pas à favoriser des nouveautés qui pourraient lui procurer, à ce qu’il s’imagine, un sort plus heureux et des plaisirs qu’il désire sans cesse, sans pouvoir se les procurer ? Mais si des spectacles amusants et peu coûteux le captivent, qui sera assez hardi, assez imprudent pour croire qu’il abandonnera ce plaisir, pour aller s’occuper de projets dangereux qui l’en priveraient sans doute. Ce n’est point quand on rit à son aise qu’on pense à mal faire : c’est quand on s’ennuie et qu’on n’a pas le moyen de se désennuyer. Quand on trop paresseux pour trouver du plaisir à faire bien, il est certain qu’on sera toujours prêt à faire mal.

De la façon dont sont les choses, on ne peut élever des Théâtres que dans les lieux où le nombre des gens riches, ou tout au moins aisés est assez considérable pour subvenir à leur entretien : or les gens aisés ne sont pas les oisifs et les paresseux ; ce sont au contraire ceux que leur travail met en état de faire la dépense du spectacle. Les Théâtres ne sont communément fréquentés que par des gens qui, solidement occupés tout le jour, ont besoin après leur travail d’un délassement honnête. Comme le nombre de ces gens-là est beaucoup plus petit que celui des oisifs et des paresseux, il n’est pas étonnant que les Théâtres soient plus rares que s’ils étaient fréquentés par ceux-ci. Quelles fortunes ne feraient pas les Comédiens si les seuls fainéants (comme vous le dites) fréquentaient les spectacles ? Ils sont partout en si grand nombre, que les salles seraient toujours pleines ; mais il s’en faut bien que ce plaisir soit celui que ces gens-là prennent ; il est trop délicat pour des goûts grossiers et corrompus.

Le spectacle est si peu capable de faire des libertins et des fainéants ; il est si peu capable d’interrompre des occupations essentielles, qu’il n’y a point de Directeur de Comédie qui ne se ruinât s’il n’établissait l’heure du spectacle sur celle où les occupations nécessaires des citoyens sont terminées. Un Officier ne manquera pas la Parade, un Marchand ne quittera ni le Port ni la Bourse, un Détailleur sa Boutique, un Avocat le Palais ou son Cabinet, un Procureur son Etude, un Financier son Bureau, pour venir au spectacle dans un temps où leur devoir et leurs intérêts exigent leur présence. Il faudrait donc qu’un Entrepreneur de spectacle eût perdu le sens s’il ne s’assujettissait pas à l’heure où les occupations des principaux citoyens sont terminées. Il y a telle ville du Royaume où la Comédie n’a jamais été jouée qu’à sept ou huit heures du soir. Les comédiens seraient les premiers à éprouver que le Théâtre est préjudiciable, quand pour en faire jouir des gens sages, on veut interrompre des occupations essentielles, auxquelles le plaisir n’est pas capable de les faire renoncer.

« Il ne faut pas beaucoup de plaisirs aux gens épuisés de fatigue, pour qui le repos seul en est un très doux. »ev

Aussi n’est-ce pas aux gens épuisés de fatigue par des travaux corporels, qui pour gagner vingt sous par jour, travaillent depuis cinq heures du matin, jusqu’à huit du soir, que les spectacles sont destinés : mais à ceux dont le travail exige plus de génie, d’esprit, de goût, et d’industrie que de force ; qui ne peuvent s’y livrer qu’autant que leur tête le leur permet, sous peine d’avoir la Migraine ; ceux-ci, dis-je, peuvent se permettre l’amusement du spectacle. Comme le repos est nécessaire aux fatigues du corps, de même l’esprit, épuisé par le travail, demande à être délassé : mais ce n’est point par un plaisir physique, tel que le sommeil ; c’est par l’esprit seul que l’esprit peut être ranimé.

« L’âme est un feu qu’il faut nourrir,
Et qui s’éteint s’il ne s’augmente.»
ew

a si bien dit M. de Voltaire. Combien n’avons-nous pas de professions dans lesquelles l’esprit est nécessaire ? Combien n’avons-nous pas de gens d’esprit qui les exercent ? La plupart vous diront qu’après six ou sept heures de travail, leur cerveau se dessèche, leur imagination se tarit : ils ne gagneraient rien à lutter contre l’épuisement et la fatigue de l’un et de l’autre. L’étude fatigue l’esprit, mais en si peu de temps que des vingt-quatre heures du jour, n’en ayant pu donner que six ou huit au travail, il en reste toujours seize ou dix-huit à employer ; les emploiera-t-on à dormir ? Non sans doute. Qu’on en donne trois à un amusement qui remettra l’esprit dans son assiette, qui l’enrichira souvent de nouvelles idées, et qui d’un homme d’esprit et de goût pourra faire insensiblement un sage ; ces trois heures, ce me semble, ne seront pas les plus mal employées des dix-huit de loisir qui lui restent.

Ce n’est pas à vos heureux Montagnards, à qui la culture de leurs Coteaux laisse le temps de faire des horloges de bois, ce n’est pas à ces Michels Morins, Serruriers, Menuisiers, Vitriers, Tourneurs, et Musiciens qui comme les Gens de qualité de Molière, « savent tout sans avoir jamais rien appris »ex , à qui le spectacle est destiné : avec tant de talents à exercer, ils n’auront pas de temps à donner à leurs plaisirs. Molière, Corneille et tous leurs successeurs, ne travaillent que pour ceux qui savent choisir un amusement dont leur cœur et leur esprit peuvent tirer avantage, en sorte qu’ils n’aient pas à se reprocher la perte du temps qu’ils emploient à se délasser.

Vous reprochez au spectacle de servir la vanité et la coquetterie des femmes, en ce qu’il leur offre l’occasion de produire leur luxe et de paraître, comme on dit, sous les armes ; mais ce n’est pas pour cela que le Théâtre est fait ; si cette raison suffit pour l’interdire, il faut donc fermer aussi tous les Jardins publics, toutes les Promenades, les Eglises même ? Il n’est que trop certain qu’on y voit souvent les mêmes abus que vous reprochez aux spectacles, et comme disait en Chaire un certain Jésuite passable Comédien « on voit tous les jours dans le temple des Galants, Mulieribus blandientes oculis » et ces regards lascifs ne restent pas sans réplique.

L’abus des choses ne les rend pas criminelles ; corrigez les abus, soit : mais sans proscrire les bonnes choses dont on abuse. Arracherez-vous un arbre parce que contre l’intention du Jardinier qui l’a planté ses feuilles nourrissent des Chenilles ? Ecrasez les insectes, l’arbre ne s’en portera que mieux. Ce n’est donc pas contre le spectacle qu’il fallait écrire, mais contre les sottises qui s’y commettent. C’était l’ordre et la police qu’on peut y mettre qu’il fallait indiquer, au lieu d’écrire contre toute vérité qu’il n’en est pas susceptible.

J’aurais encore ici de quoi m’arrêter longtemps, et cela nuirait à l’empressement que j’ai de justifier les Comédiens des imputations fausses et méchantes que vous leur faites. Si, avant que de parler d’eux, je voulais réfuter toutes les absurdités que vous entassez dans cinq ou six pages que j’ai maintenant sous les yeux, il faudrait que je fisse un in-Folio, et je n’en ai ni le temps, ni la patience, ni la volonté. L’objet le plus important pour moi est de me justifier, aussi bien que mes Camarades, des accusations que vous portez contre nous. Je négligerai donc ces balivernes pour m’occuper du sérieux et faire retomber sur un vil Dénonciateur la peine et l’infamie que sa malice et sa mauvaise foi voulait nous faire éprouver.

« Les spectacles, dites-vous, peuvent être bons pour attirer les étrangers ; pour augmenter la circulation des espèces ; pour exciter les Artistes ; pour varier les modes ; pour occuper les gens trop riches ou aspirant à l’être ; pour les rendre moins malfaisants ; pour distraire le peuple de ses misères ; pour lui faire oublier ses chefs en voyant ses baladins ; pour maintenir et perfectionner le goût quand l’honnêteté est perdue ; pour couvrir d’un vernis de procédés la laideur du vice ; pour empêcher, en un mot, que les mauvaises mœurs ne dégénèrent en brigandage. »ey

Quoi Monsieur, vous avouez que le Théâtre peut faire tant de bien contre le mal, et vous pouvez hasarder d’écrire qu’il ferait tant de mal contre le bien ! Attirer les étrangers, c’est pour ainsi dire les mettre à contribution en faveur du pays ; augmenter la circulation, c’est multiplier aux citoyens les occasions d’accroître leur fortune ; varier les modes, c’est donner du pain aux ouvriers ; exciter les artistes, c’est animer et fortifier l’industrie ; occuper des gens trop riches ou aspirant à l’être, c’est contenir les factieux dans une Monarchie, et les ambitieux dans une République ; c’est les rendre moins malfaisants. Si les « Baladins » avaient le talent de faire oublier au Peuple ses misères ; si une Nation, accablée d’un joug trop rigoureux, trouvait dans le spectacle un soulagement à ses maux, ne serait-ce pas le plus grand des biens pour cette Nation ? Mais il s’en faut bien que le spectacle ait cette faculté, il ne sert, au contraire qu’à indiquer la félicité du Peuple : ce n’est que lorsqu’il est heureux que les salles sont pleines ; ce n’est que lorsqu’on est en état de le faire qu’on donne de l’argent à ses plaisirs : donc plus le spectacle sera fréquenté, plus on en doit conclure que le Peuple est heureux.

Si l’intention des Auteurs était de faire oublier ses Chefs au Peuple : si ces Chefs secondaient cette intention, pour faire oublier leurs manœuvres, ils seraient, les uns et les autres, bien maladroits, puisque tous nos Poèmes ne pourraient qu’opérer précisément le contraire. Toutes nos Tragédies et nos Comédies s’élèvent contre la Tyrannie et contre tous les vices qui tendent à l’oppression, tels que le zèle aveugle des Fanatiques, l’hypocrisie des Tartuffes, l’avarice des Financiers, la rapacité de leurs sous-ordres, les friponneries des suppôts subalternes de la Justice ; tout cela n’est pas propre, je crois, à aveugler le Peuple et à lui faire oublier ses Chefs, s’il a lieu de s’en plaindre : ne dirait-on pas, au contraire, qu’on ait pris à tâche d’éclairer les Chefs sur leur devoir, et le Peuple sur ses droits ? La manière de représenter les hommes, au Théâtre, n’est-elle pas bien capable de faire distinguer au Peuple les Titus, les Aurèle, les Antonin, les Henri IV des Néron, des Caligula, des Maximien, et des Borgia ? Maintenir et perfectionner le goût quand l’honnêteté est perdue, c’est rendre encore un service. Le goût peut subsister très bien avec l’honnêteté, et ne remplirait pas sa place ; mais, en supposant l’honnêteté perdue, c’est faire encore un très grand bien, que de nous conserver le goût.

Si le spectacle couvrait d’un vernis de procédés la laideur du Vice, ce serait un très grand mal, et vous avez grand tort de mettre cet Article au rang des avantages qu’on peut tirer de la scène. A Paris comme à Genève, il convient au Théâtre de montrer le Vice dans toute sa laideur, et c’est ce que font nos Auteurs, comme je vous l’ai prouvé. Mais si le spectacle empêche que les mauvaises mœurs ne dégénèrent en brigandage, il est dès lors d’une utilité universelle, puisqu’il y a partout des gens de mauvaises mœurs. Indépendamment de ceux qui naissent dans le pays, la France, l’Italie, l’Allemagne en vomissent de temps en temps sur les bords du Lac : il est donc essentiel à Genève d’avoir un spectacle, puisque vous lui accordez une si grande vertu que celle d’empêcher le progrès des mauvaises mœurs. Est-ce que la nature du climat changerait cet antidote en poison, et ferez-vous concevoir à quelqu’un que ce qui peut arrêter les progrès des mauvaises mœurs d’un côté puisse en être le principe ailleurs ?

De ces dernières réflexions il résulte que vous êtes, comme à l’ordinaire, en contradiction avec vous-même. Ici, le spectacle est bon pour les bons, et mauvais pour les méchants ; là, il est dangereux pour les bons, et bon pour les méchants : les efforts que vous faites pour détruire cette contradiction sont si vains, ils m’obligeraient à tant de redites, que je croirais faire tort au lecteur de ne pas lui en laisser apercevoir lui-même la faiblesse. La contradiction vous a frappé ; elle aurait dû vous convertir ; mais l’amour-propre est difficile à vaincre. Passons maintenant à des reproches plus graves, et plus déshonorants dont il vous plaît de noircir les Comédiens : les voici.

I. Les gens de spectacle des deux sexes sont si récalcitrants et si libertins qu’il est impossible d’imaginer et d’établir des lois capables de les contenir. ez

II. Les Comédiens font métier de se contrefaire fa , et s’il est parmi eux quelques honnêtes gens, ils auraient horreur de ressembler aux personnages qu’ils représentent quelquefois : donc il est honteux, pour eux, de se charger de ces rôles et l’obligation dans laquelle ils sont de se contrefaire, les avilit.

III. Ils sont habitués au ton de la galanterie : ils jouent, quelquefois des rôles de fripons : donc ils abuseront de leur talent dans l’un ou l’autre genre, pour séduire de jeunes personnes fb, ou pour voler de vieilles dupes, ou des jeunes gens de famille, qui auront quelque commerce avec eux.

IV. Une preuve de leur bassesse, c’est que les moindres Bourgeois rougiraient de les admettre en leur compagnie fc.

Je réponds à cela que quelque libertins, quelque récalcitrants que soient les hommes contre les lois, en les soutenant avec vigueur on les fera respecter des plus mutins. Les Théâtres au lieu d’être réservés à d’honnêtes gens exclusivement, semblent être redevenus le refuge du libertinage.

On paie mal une partie des sujets nécessaires ; on les abandonne à la dépravation de leurs mœurs ; on la protège même en quelque sorte, pour les dédommager du peu de salaire qu’on accorde à leurs talents. Une danseuse, une chanteuse des Chœurs de l’Opéra de Paris ne peut assurément pas, avec quatre ou cinq cent livres d’appointement, subvenir aux frais de son entretien, et à ceux qu’elle est en même temps obligée de consacrer au Théâtre. Une honnête fille qui voudrait ne vivre que de ses talents et non de son libertinage pourra-t-elle prendre ce parti ?

Quelles sont donc celles qui se produiront au Théâtre de l’Opéra, sinon des femmes qui projettent de se dédommager aux dépens de leur honneur du peu de fortune que le spectacle leur laisse espérer ? Ce n’est donc point parmi les femmes subalternes du spectacle que je vous conseille d’aller chercher la Vertu. Dans aucun état de la vie, elle ne s’unit guère avec l’extrême pauvreté. Si la Police était trop sévère à l’égard de nos figurantes et de nos chanteuses du petit ordre, elle serait injuste puisqu’elle exigerait l’impossible, puisqu’elle contraindrait à bien vivre des personnes à qui leur état en refuserait les moyens. Mais si les lois s’étendent jusqu’à régler les appointements de chaque sujet en sorte que le Théâtre lui procure suffisamment de quoi vivre, c’est alors qu’elles pourront s’appesantir avec justice sur les gens de mauvaise vie attachés au spectacle comme sur les autres citoyens dont les mœurs sont corrompues.

Tout le monde a besoin de gagner sa vie, et tout sujet à qui les règles en retrancheront les moyens, pour le punir de sa mauvaise conduite, que l’on chasserait avec infamie du spectacle, deviendrait un exemple qui retiendrait ses conforts dans leur devoir. Quatre obstacles s’opposent à l’anoblissement du spectacle et à la pureté des mœurs qui le justifierait.

Premièrement, le mépris injuste, suggéré par des règlements, qui ne devraient plus subsister et par la prévention et le fanatisme des Cagots et des hypocrites. Secondement, la liberté qu’on laisse aux Comédiens de mener à peu près la vie qu’ils veulent. Troisièmement, le peu d’ordre établi pour les mettre à couvert de la mauvaise foi des Directeurs de spectacle, qui leur font si souvent banqueroute, et les réduisent à des ressources honteuses pour subsister. Quatrièmement, le peu d’éducation qu’une bonne partie des gens de Théâtre ont reçue.

Des lois très simples peuvent remédier à tous ces abus : j’en ai fait l’objet d’un autre ouvrage que celui-ci, et j’en destine l’hommage à Nos Seigneurs le Gouverneur de Paris, et les quatre premiers Gentilshommes de la Chambre du Roi, comme préposés à la Police et spectacles. Les règles que j’établis sont fondées sur l’expérience, et j’ose les assurer d’avance qu’en les appuyant du poids de leur autorité, elles remédieront à tous les abus que l’on peut reprocher au Théâtre.

Je me suis attaché à rendre le spectacle décent et respectable, à en faire une ressource pour des orphelins bien nés à l’éducation desquels on emploierait certains fonds indiqués. J’indique en même temps les moyens d’appliquer, au profit de l’Etat, le produit du spectacle qui excèderait les frais de l’entretien, et ce n’est pas un si petit objet qu’on le pense, quoique j’aie eu soin de ménager dans mon plan une situation très avantageuse à mes Confrères. Ce n’est pas ici le lieu de détailler ces grands objets ; je vous donnerai seulement le précis de quelques règles par lesquelles il est infaillible que les mœurs se rétabliraient sur la scène et que les Comédiens et les Comédiennes s’habitueraient à pratiquer les vertus qu’ils sont chargés d’embellir aux yeux des Spectateurs. Pour détruire le préjugé établi contre l’état de Comédien, je propose le projet d’une requête au Parlement, par laquelle en représentant à cet Auguste Corps, que l’Eglise elle-même s’étant relâchée en faveur des gens de spectacle, et leur permettant partout ailleurs que dans certains Diocèses de France l’usage des sacrements, cet illustre Sénat serait supplié de se relâcher de même en considérant que les motifs qui avaient donné lieu à l’excommunication et à l’enregistrement de la Bulle contre les Comédiens ne subsistant plus, la peine ne doit plus exister non plus. Sublat causa tollitur effectus.

Nous ne jouons plus les Mystères, nous ne joignons point des abominations à des spectacles sacrés. L’objet des successeurs des Confrères de la passion contre qui l’Eglise a lancé ses foudres était moins d’attirer le Peuple pour l’instruire et l’édifier que de procurer aux Spectateurs l’occasion de se livrer au plus infâme débordement, et de leur faire payer le plus cher qu’ils pouvaient les commodités qu’ils procuraient aux crimes.

Aujourd’hui la Police entretient la décence et le respect dans ce spectacle. Les Auteurs, soumis à des Censeurs irréprochables, et au scrupule sévère du Magistrat ne peuvent plus se permettre que le langage de la Vertu et le talent d’instruire en amusant. Que des Chefs aussi respectables que le Gouverneur de Paris et les quatre premiers Gentilshommes de la Chambre, chargés de la conduite des spectacles du Roi, croient leur gloire intéressée à ne commander qu’à des citoyens et non pas à des gens proscrits ; qu’ils daignent appuyer de leur sollicitation auprès d’un Sénat aussi éclairé qu’équitable, et parmi les principaux membres duquel ils sont comptés, la Requête des Comédiens d’aujourd’hui pour faire cesser la proscription dont on punit en eux la mémoire de crimes qu’ils n’ont jamais commis et que la Police les empêchera toujours bien de commettre, il est facile de présumer que cet Auguste Corps ne balancera point à prononcer en leur faveur : interprète indulgent des lois, il en adoucit toujours la rigueur dès que la moindre circonstance l’autorise à les mitiger.

Il distingue avec sagacité l’intention du Législateur du texte de la loi, et ne la soutient dans toute son étendue que quand l’abus qui la fit naître se présente tout entier à son activité.

Serons-nous donc les seuls Clients contre qui la lettre de la loi prévaudrait sur les lumières de cet illustre Tribunal, et sur le système de modération et d’humanité qu’il s’est imposé pour jamais ?

Vous sentez bien Monsieur, qu’une Requête pareille obtenant un Arrêt favorable, les Comédiens ravis de pouvoir se compter au nombre des Fidèles et des Citoyens chercheraient à mériter ces titres, d’autant plus que la faveur de l’Arrêt ne s’étendrait que sur ceux qu’une conduite irréprochable en rendrait dignes.

La Police, au contraire, poursuivrait avec chaleur nos Phryné, nos Laïs, et nos Rhodopes : quelque talent qu’elles eussent, étant mieux payées, et peut-être trop payées, surtout dans l’Allemagne, elles seraient plus criminelles, et par conséquent exposées à des châtiments plus graves. Leurs Diamants seraient vendus au profit de l’Hôpital dans lequel on les enfermerait comme les autres femmes impudiques pour les y faire pleurer leur égarement et leur infamie, sans espoir de remettre jamais le pied sur la scène.

Si une Baladine osait venir lutter de magnificence au Palais Royal avec des Princesses, si l’objet de ce faste était d’y négocier plus avantageusement sa turpitude, je voudrais qu’elle ne sortît de la promenade que pour être conduite à Saint-Martin 4.

Voilà sans doute un moyen très efficace pour inspirer le goût de la pudeur et de la modestie aux femmes de Théâtre.

Si l’on poursuivait avec la même ardeur les vices des Comédiens, que tout libertin, tout ivrogne, tout joueur, tout fainéant fût privé de son emploi sans espoir d’y rentrer, qu’il fût puni plus grièvement si le cas y échoyait, ils s’observeraient forcément, et la nécessité de se conduire en honnêtes gens leur en ferait contracter l’habitude.

Mais on a la barbarie de les abandonner à eux-mêmes : on n’a donc rien à leur reprocher, car quelles fautes peut-on imputer à ceux à qui l’on n’a prescrit aucun devoir.

C’est de là qu’il arrive que bien des Comédiens se conduisent assez mal pour autoriser le préjugé établi contre leur profession ; ils n’ont aucun Chef assez respectable en province pour leur en imposer : ceux qui se mettent à leur tête sont leurs égaux et n’ont aucun titre pour leur commander. Quoique munis d’engagements réciproques, les contractants de part et d’autre se disputent à qui en infirmera les clauses ; de là le désordre dans les dispositions des Pièces, les difficultés suggérées par la jalousie, la malice, ou l’intérêt, disputes de rôles, prétentions, etc.

On s’adresse dans certains cas à l’assemblée des Comédiens du Roi comme au Tribunal compétent : vingt décisions différentes se succèdent, tantôt en faveur de l’un, tantôt en faveur de l’autre. Des Juges qui n’ont point de Code sont rarement d’accord : les chambres de ce Tribunal ne sont pas toujours assemblées. Chacun des arbitres est ordinairement intéressé dans la question : Juge et partie tout ensemble il prononce donc comme le veut son amour propre et son intérêt. Chaque Sénateur décide pour celui des deux plaideurs dont les prétentions seraient les siennes en pareil cas. Orgon de Paris décidera pour Orgon de province ; et Pasquin, Président pour la semaine suivante, décidera à son tour sur la récrimination en faveur de Pasquin son Collègue. D’où l’on peut conclure que le même désordre règnerait à Paris qu’en province, si le nombre des sujets et la subdivision des emplois ne levait bien des difficultés, outre celles que l’autorité du Gentilhomme de la Chambre en exercice aplanit sur le champ. Pour diriger une Troupe de province comme celle de Paris il faudrait que celle-là fût composée du même nombre de sujets que celle-ci, et c’est ce qui n’arrive jamais. On ne peut donc pas s’autoriser des usages du Théâtre de Paris. Il est d’ailleurs aisé de pressentir sur les Arrêts d’un tel Aréopage, qui n’a pas même l’autorité de les faire exécuter, quelle sera la conduite des Chicaneurs.

De là ces Disputes qui vont quelquefois jusqu’à l’effusion du sang ; ces embarras insurmontables, qui ruinent les Entrepreneurs et qui servent encore de prétexte à sa mauvaise foi, puisqu’il en est souvent l’Auteur ; de là cette paresse des Comédiens qui les soustrait à l’étude et fait fuir le Public, ennuyé de voir toujours représenter la même chose ; de là la misère, qui réduit quelques Comédiens méprisables à employer pour vivre toutes les ressources que la bassesse de leurs sentiments leur suggère ; de là, enfin, les dégoûts, qui prennent à ceux qui pensent mieux et qui quittent un métier dont de tels associés anéantissent tous les agréments, ou les obligent de chercher, dans le pays étranger, à employer leurs talents plus honorablement et plus tranquillement que dans leur Patrie.

Rien de plus aisé que de remédier à tous ces abus : le moyen est de régler pour jamais un Répertoire général, tel que celui dont j’ai fait un modèle dans mon Mémoire. Ce Répertoire général est divisé par colonnes, avec ces titres : l. noms des Personnages de la Pièce, 2. qualité des rôles, 3. noms des Acteurs qui doivent les représenter, 4. noms des Acteurs qui les doivent représenter en cas de nécessité. Vous lisez donc ainsi, sur une même ligne, par exemple : Harpagon, rôle à Manteau, M. Duchemin, en cas de besoin M. de La Torillière. Ainsi des autres, chaque rôle étant doublé par l’Acteur en second de celui à qui le rôle est destiné en premier.

On peut donc facilement extraire de ce Répertoire général un Répertoire particulier de tous les rôles d’un même genre pour en composer un Emploi dont on charge un sujet quelconque : ce Répertoire particulier serait joint à son engagement et signé de lui, en sorte qu’il serait tenu d’en remplir tous les rôles sans exception et perdrait le droit de former aucune prétention sur l’emploi des autres, comme on n’en pourrait former aucune sur le sien.

La malice et la paresse ont toujours des ressources : un rôle déplaît, on ne le sait pas, ou l’on ne veut pas l’apprendre, on est malade à propos, on s’excuse sur sa mémoire. Je fixe, par mon projet, le temps qu’un Comédien doit donner à chaque rôle pour le bien savoir, sous peine d’amende considérable. L’Acteur allègue une maladie, on a lieu de soupçonner sa mauvaise volonté : je fais jouer son rôle par un autre, à qui l’on paie une bonne gratification, aux dépens du malade imaginaire. L’opiniâtreté s’en mêle, la mauvaise volonté domine : la mauvaise conduite éclate, et scandalise ; je révoque.

Croyez-vous ces moyens impuissants pour assujettir les Comédiens ? Il ne s’agit plus que de déposer dans des mains capables une autorité suffisante pour les faire exécuter et respecter ; et mes gens sont tout trouvés.

Pour encourager les Comédiens et leur ôter les prétextes qui semblent autoriser leur libertinage, j’ai eu soin de leur ménager un avenir si avantageux dans mon Plan qu’on ne pourrait plus s’en prendre qu’à leur mauvaise inclination et non pas à l’inquiétude du sort qu’ils doivent prévoir quand leurs talents seront éteints, du libertinage auquel ils pourraient se livrer.

Les Comédiens du Roi sont ceux auxquels j’ai dû équitablement penser d’abord. J’ai remarqué que ces Messieurs pendant les dix premières années des vingt de service qui leur acquièrent la vétérance et la pension, sont forcés, vu la faiblesse de leurs honoraires, de contracter des dettes qu’ils ont peine à acquitter pendant les dix dernières années qu’ils sont au Théâtre, et qu’il leur en reste encore à payer sur la pension de retraite que sa Majesté leur accorde. Ce n’est assurément pas l’intention de ce grand Roi que ceux qui l’ont servi vingt ans et que l’âge prive de cet honneur ne soient pas heureux dans leur retraite : afin donc que ceux-ci jouissent de ses bontés sans abuser de sa générosité, voici le moyen que j’ai imaginé pour tirer encore parti de leurs talents même dans le temps qu’ils ne les exerceront plus.

On ôtera aux hommes la pension de cent pistoles qui leur est destinée pour la donner aux femmes qui seront parvenues à la vétérance, en sorte qu’elles auront deux mille livres de rente dans leur retraite au lieu de mille seulement ; et les hommes, en dédommagement, auraient une Direction de Comédie dans les principales Villes du Royaume, laquelle leur vaudrait trois mille livres et serait prélevée sur les produits du spectacle. Si les infirmités exigeaient la retraite absolue de ce Directeur, il jouirait d’une retenue de cent pistoles sur la pension de son successeur.

Voilà donc des Chefs trouvés : ces Chefs seraient subordonnés à la Direction Royale, et ne pourraient rien innover dans la disposition du spectacle. Soumis eux-mêmes au Règlement, ils ne pourraient étendre leur autorité au-delà des bornes qui leur seraient prescrites, ni se piquer d’une indulgence préjudiciable au bon ordre dont ils seraient comptables en première instance aux Gouverneurs, aux Intendants, aux Chefs des Parlements, aux Subdélégués ou autres Magistrats ou Préposés qu’il plairait à la Cour d’indiquer. Ceux-ci veilleraient surtout à la Police extérieure et à la satisfaction publique ; et tout ce qui regarderait la police particulière du spectacle à l’égard des Comédiens serait jugé en dernier ressort par la Direction Royale.

Chaque Directeur entretiendrait une correspondance régulière avec elle et l’informerait de la conduite des sujets dans chaque Troupe. Il est bien sûr qu’elle les jugerait avec l’équité et l’impartialité qu’on doit attendre d’un Tribunal composé de juges aussi respectables et si fort au-dessus de la corruption et de la prévention. La Direction ne s’en rapporterait pas toujours aveuglément au Directeur particulier, puisqu’il aurait lui-même des Surveillants respectables ; et, comme par le Plan que j’établis, les Troupes passeraient annuellement d’une ville à l’autre ce serait sur le témoignage unanime de différents Directeurs que la Direction Royale prendrait son parti sur le compte d’un sujet.

Aucune Troupe ne pourrait se former, aucun Comédien ne pourrait s’y engager que de l’aveu de la Direction générale elle-même, après avoir éprouvé les talents de chaque sujet. On éviterait par là l’inconvénient trop ordinaire d’engager des sujets dont les talents ne répondent presque jamais à la réputation qu’ils se sont faits. L’Entrepreneur trompé n’a aucun droit de réclamer contre un engagement fait de loin et sa ruine en résulte.

Ce n’est point à des particuliers à qui je confierais le Privilège et l’entreprise du spectacle : ce serait aux Corps de ville, Prévôts des Marchands, Maires, Capitouls, Echevins à qui l’entreprise serait confiée, à l’exemple de l’Opéra de Paris. Ces Corps ne cherchent point à s’enrichir aux dépens des Décorations ou des habits du Théâtre, comme fait un particulier qui fonde sa fortune sur son économie. Ce serait l’unique moyen de faire jouir les Provinces de spectacles aussi brillants que la Capitale ; et j’indique les ressources nécessaires pour les entretenir avec plus de magnificence, quoiqu’avec bien moins de frais qu’à l’ordinaire.

Les Seigneurs chargés de la Direction des spectacles dans les différentes Cours de l’Allemagne ayant mon registre dans les mains ne seraient plus exposés à se laisser prévenir par de mauvais sujets qui les obsèdent, les conseillent souvent au préjudice de leurs Confrères : on tire ceux-ci de leur emploi, on les prive de rôles qui leur feraient honneur : on les dégoûte, et l’on regarde comme humeur et mauvaise volonté le chagrin qu’ils laissent paraître à cause de la mortification qu’on leur a donnée. Le Directeur se prévient ainsi mal à propos contre un bon sujet qui plairait s’il était à sa place et qui déplait parce que des Conseils perfides l’en ont fait tirer.

Ce n’est pas offenser MM. les Directeurs des spectacles des différentes Cours de l’Allemagne, que de dire que la plupart ne sont point au fait des usages théâtraux. Ils se croient obligés de consulter un Comédien et le plus honnête homme d’entre eux ne manque jamais d’amour-propre ; il est donc probable que ses avis tourneront toujours à son avantage particulier et au préjudice de ses Confrères en général.

Avec mon Répertoire un Directeur peut, sans être au fait du Théâtre, décider à coup sûr sans le secours d’aucun Conseiller, puisque le devoir de chaque sujet s’y trouve prescrit, et que non seulement le nom du rôle qu’on doit jouer est indiqué, mais encore le nombre de vers que ce rôle contient est spécifié pour mettre le Directeur en état de juger du temps qu’on doit donner à l’étude, pour qu’on n’ait pas lieu d’alléguer mal à propos la longueur du rôle. Tous les prétextes que la paresse, la jalousie peuvent opposer sont détruits ; toute espèce de désordre anéanti par la police que j’indique ; et, par conséquent, le Directeur en état de conduire son spectacle sans avoir besoin d’autres lumières.

Pour éteindre, parmi les Comédiens, cet amour du luxe qui vous scandalise, la Direction Royale pourrait leur prescrire de porter un uniforme propre et modeste. L’entreprise des spectacles étant déclarée Royale par tout le Royaume, les sujets seraient considérés comme pensionnaires du Roi et des Elèves destinés à le servir de plus près, lorsque leurs talents affermis par l’étude et l’exercice, les auraient rendus dignes d’être admis dans la Troupe du Roi.

J’ôte en même temps à des gens sans talent, sans capacité, sans crédit, et sans moyen la liberté de s’établir effrontément Directeurs de spectacles et, par conséquent, de tromper des sujets qu’ils sont hors d’état de payer et avec lesquels ils osent contracter des engagements que rien ne cautionne.

J’ôte encore à une quantité de gens l’envie de se faire Comédien malgré Minerve, puisque je propose de n’en recevoir aucun qui n’ait reçu une éducation telle que cette profession l’exige, et qui n’ait fait une épreuve rigoureuse de ses talents, avant que la Direction lui accorde une place dans quelque Troupe que ce soit. De cette façon on purgera le Théâtre d’un nombre infini de sujets qui avilissent le spectacle, dégoûtent le Public, et éloignent de ce parti bien des honnêtes gens qui ne rougiraient pas de le prendre, si l’association de pareils Confrères ne justifiait l’opinion que bien des gens ont conçue contre tous les gens de Théâtre.

J’indique encore bien d’autres moyens pour prévenir tous les abus qu’on a pu jusqu’à présent reprocher avec justice au spectacle ; et vous avouerez peut-être qu’en se bornant aux moyens que j’indique ici, les Comédiens seraient forcés de tenir une conduite régulière : alors, n’ayant plus de reproches à leur faire, à quel titre les mépriserait-on ?

Mais, direz-vous, leur vertu ne sera qu’apparente : la crainte des châtiments, de l’infamie et de la pauvreté seront les motifs de leur bonne conduite ; au fond ils n’en auront pas le cœur moins corrompu. Ce soupçon, peu charitable, peut être fondé au moment de l’établissement des lois que je propose : les Comédiens dont la conduite n’aura pas été régulière jusqu’alors pourront bien ne sacrifier qu’à la crainte leurs mauvais déportements ; mais au moins ne donneront-ils plus de mauvais exemples aux nouveaux Comédiens, et ceux-ci, à qui les places ne seront accordées désormais qu’en conséquence de leur éducation et de leur bonne conduite, ne pourront être taxés d’hypocrisie : habitués à bien vivre, les lois prescrites aux gens de spectacle ne leur paraîtront point trop rigoureuses puisqu’elles sont les mêmes auxquelles tous les autres citoyens sont assujettis et habitués.

Si les Comédiens, donc, rappelés dans le sein de l’Eglise par des Pasteurs éclairés, rendus par le Parlement à la société, honorés de la protection du Roi, appuyés et contenus par des « lois sévères et bien exécutées »fd , continuent d’être méprisés par des imbéciles, ils en seront dédommagés par l’estime des honnêtes gens, des gens sages et sans préjugés, qui savent lire au fond des cœurs, admirer, chérir et honorer la Vertu, partout où elle se trouve. Les sots à la longue sont forcés d’imiter les sages, et les Comédiens jouiront un jour de l’estime universelle : quand bien même tous les Philosophes de Genève se réuniraient à déclamer contre eux, le Public sourd à leurs criailleries, les laisserait aboyer à la Lune.

« Un Bourgeois, dites-vous, craindrait de fréquenter ces Comédiens qu’on voit tous les jours à la table des Grands »fe  : oui, un Bourgeois Janséniste, ignorant et cagot. Au reste, avez-vous vu beaucoup de Comédiens gémir de l’éloignement des Bourgeois ? N’amusons-nous pas assez de gens, pour que quelques-uns nous amusent à leur tour ? C’est pour nous un passe-temps que les déclamations des bigots, et l’impertinence de quelques Bourgeois imbéciles et fripons par état, qui osent dédaigner des gens qui valent beaucoup mieux qu’eux.

« Ces sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs. »
ff

Où les Bourgeois d’ailleurs prendraient-ils le droit de mépriser les Comédiens ? Ceux d’entre eux qui ont un peu de sens commun s’en tiendront à dire : « C’est qu’ils sont excommuniés ». Ils se garderont bien de les attaquer du côté des mœurs et de la probité. En effet, un Procureur, un Marchand, un Commis savent bien que s’ils reprochaient aux Comédiens leurs mauvaises mœurs, ceux-ci seraient autorisés à leur reprocher leur mauvaise foi. Ils aiment donc mieux s’appuyer d’un titre respecté mais injuste, que d’un titre mieux fondé mais qu’on peut faire valoir réciproquement contre eux.

Les manœuvres de la Chicane, les friponneries de la Finance, les fourberies du Commerce, la rapacité des uns, les banqueroutes des autres, le libertinage clandestin de tous, sont sans doute aussi condamnables que l’inconduite d’une partie des gens de spectacle.

Il semble que ce soit un reproche que vous vouliez faire aux Comédiens que d’être admis à la table des Grands et que cette faveur vous fasse conclure qu’il faut que les hôtes et les convives soient également corrompus pour se trouver ensemble : il y a pourtant une distinction bien essentielle à faire. Ceux qui invitent à leur table une chanteuse des Chœurs ou une figurante des ballets de l’Opéra, ou toute autre femme de Théâtre qui n’a pas des talents distingués, n’invitent que rarement les hommes à ce repas ; ils y seraient de trop, eu égard à l’objet de la partie, et aux amusements qui suivront le dessert : vous pouvez penser de ces Grands-là tout ce qu’il vous plaira ; mais ceux qui invitent aussi bien les Comédiens que les Comédiennes, dont la table est toujours environnée de Dames vertueuses et d’hommes respectables, n’ont assurément pas le même objet que les premiers lorsqu’ils admettent un Acteur ou une Actrice célèbres à ce Cercle. L’accueil qu’ils font à un Comédien est un hommage qu’ils rendent à des talents distingués. Ne croyez pas que ce soit pour égayer l’assemblée ; cela serait bon, si tous les Comédiens avaient l’hilarité d’un Armand, d’un Poisson, d’un Préville, ou d’un Carlin ; mais un Baron, un Dufresne, un Grandval, un Sarasin, un Lekain ne sont pas plaisants : c’est pourtant eux qui jouissent le plus souvent de l’honneur d’être admis à la table des Grands ; et par quelle raison ? Par la même qui y fait admettre un Crébillon, un Voltaire, un Van Loo, un Bouchardon, un Rameau. Ces gens-là ne sont pas invités pour faire les plaisants : c’est que l’amour-propre est flatté du talent d’autrui, et que comme disait le généreux Montecuculli du grand Turenne : « un grand homme fait honneur à l’Homme »fg, et qu’on se fait honneur à soi-même en leur faisant honneur.

Tenez, par exemple : tout Arlequin que je suis, je ne suis plaisant qu’au Théâtre ; et quoique des gens du plus haut rang m’aient fait l’honneur de m’admettre plusieurs fois à leur table, ils ne m’ont jamais trouvé bouffon  : je me suis toujours piqué de n’y être que raisonnable, et je ne me suis point aperçu que cela les ait refroidi à mon égard.

Quant à quelques idiots de Bourgeois, n’allez pas vous imaginer que moi ni aucun de mes consorts qui pensent à ma manière, soyons bien mortifiés de ce qu’ils ne veulent pas nous admettre à leur potage : bien loin de regretter leur soupe, je ne leur offrirais pas la mienne ; et je connais tel Notaire, tel Ecclésiastique, tel Bijoutier en vogue, tel riche Négociant, tel Sous-fermier et tel Fermier général, chez qui je rougirais toute ma vie d’avoir dîné. Il y a pourtant de prétendus grands Philosophes qui ne dédaigneraient pas d’être en liaison avec eux. Ils peuvent penser de moi tout ce qu’ils voudront, et dire de moi tous ensemble ce que j’aurai le plaisir de dire moi seul de chacun d’eux en particulier. Et que m’importe à moi, qu’un faquin me méprise.

On doit se faire honneur, quand on est raisonnable, du mépris de trois sortes de gens : des coquins, des Catins, et des sots.

Je ne voudrais pas qu’on s’imaginât sur ce que je viens de dire que je méprise la Bourgeoisie en général : je sais combien cette classe renferme de bons citoyens, de gens vertueux et respectables.

Je sais que le Cabinet de beaucoup de Négociants est l’asile de la bonne foi, et que beaucoup d’entre eux partagent le zèle patriotique avec nos plus braves Guerriers.

Un Roux de Corse est aux yeux des sages un homme aussi respectable, aussi essentiel à l’Etat qu’un brave Lieutenant Général ; et je partagerai toujours mon hommage et mon respect à tous les deux ; je suis d’ailleurs bien sûr que des hommes de cette trempe ne s’amusent pas à mépriser les Comédiens. Leur âme, toute grande qu’elle est, est trop pleine d’idées sublimes pour laisser place à un sentiment aussi petit et aussi ridicule que le préjugé établi contre nous dans la petite imagination des sots.

« Sparte ne souffrait point de Spectacle »fh . Ce n’est pas une raison pour en conclure que les spectacles soient mauvais.

Quelle quantité de bonnes choses le Législateur de cette République féroce n’a-t-il pas rejetées ! Les spectacles étaient absolument contraires à ses vues : ils n’auraient prêché que l’humanité, et cette qualité du cœur est incompatible avec le métier de Soldat, que faisaient tous les Spartiates. L’art de tirer bien droit, et de tuer quelqu’un avec grâce, voilà l’unique talent qu’on admira à Lacédémone, et le seul objet de l’étude de ses citoyens ; étude barbare, que les sanguinaires admirateurs de Lycurgue n’ont que trop perfectionnée.

Un Législateur plus philosophe aurait montré aux hommes à s’aimer, et non pas à se battre. Pen et Confucius, voilà deux sages, sinon en Religion du moins en morale. Jésus Christ n’a jamais fait de Code militaire. L’Evangile ne prêche que la paix, la charité, le pardon des offenses, et l’amour du prochain.

Quoi de plus contraire à des lois qui font de tout un Peuple une Armée : il faut être bien peu Chrétien pour me vouloir faire admirer un Législateur aussi barbare que Lycurgue.

Observez cependant que ce Législateur n’a pas plus proscrit les Théâtres que les autres plaisirs, et conclure de son attention à éloigner de sa République ce genre d’amusement qu’il est très dangereux, c’est conclure en même temps que les plaisirs que vous permettez à vos Genevois ne le sont pas moins, puisqu’il les proscrivait aussi. Le vin dont vous faites si bien l’apologie n’était pas plus du goût de Lycurgue que vos Cercles particuliers. La seule danse qu’il permettait à ses gens était un exercice militaire au son des instruments, et qui ne ressemblait point du tout au Bal que vous établissez si comiquement sous la direction d’un Magistrat.

Vous citez en vain les lois Romaines contre les Comédiens puisqu’ils ont pour eux les lois Grecques. Au reste, les impudences du Théâtre latin ne pouvaient entrer dans la bouche que de gens impudents : on les méprisait quelque bien qu’ils jouassent parce qu’il fallait avoir très peu d’honneur pour se charger de bien exprimer les choses les plus impudiques. Ce n’était point le talent des Acteurs, qu’ils pouvaient appliquer à d’autres objets, qu’on méprisait ; c’était leurs personnes. Les Atellanes sans contredit étaient des Drames écrits avec décence, puisque la jeune Noblesse de Rome s’honorait en les représentant. En effet, devait-on déroger en récitant des Poèmes destinés à faire aimer la Vertu ? Les Comédiens Français font la même chose aujourd’hui : ils doivent donc jouir de la considération que leur délicatesse leur a méritée. S’ils ont quitté les farces indécentes pour des Poèmes dictés par la raison et la sagesse, on doit donc les traiter en honnêtes gens et leur rendre les privilèges qu’on accorde dans la société à tous les bons citoyens.

Les Dames Romaines, les jeunes Sénateurs s’oublièrent jusqu’à rendre l’hommage le plus éclatant aux Acteurs : ils les conduisaient, comme en triomphe, du Théâtre à leur logis : on leur faisait enfin des honneurs qu’on n’accordait qu’à peine aux Chefs et aux défenseurs de la République.

C’était un abus qu’il fallait réformer, et qui donna lieu à la publication d’un Edit. Cet Edit n’empêcha pas Cicéron d’estimer, d’aimer et de défendre Roscius, ni les Ediles de le payer suivant son mérite.

Si les Comédiens avaient été flétris par des règlements très sages, lorsque l’indécence, l’effronterie, la satire et la calomnie empoisonnaient toutes leur représentations, ils furent estimés, quand ils se contentèrent de jouer les ridicules et de faire haïr les vices en général, sans attaquer les personnes. On porta trop loin l’estime qu’on leur accordait : on réforma cet abus par un Edit. Devant, comme après, on se conduisit sagement : on n’attaqua point les spectacles, parce qu’on était convaincu qu’ils étaient bons en eux-mêmes ; on attaqua seulement l’abus qu’on faisait d’une bonne chose. Les remèdes, pris à propos, sont utiles ; appliqués ou pris sans raison, ils se convertissent en poisons. Qu’on cesse donc d’opposer à l’honneur des Comédiens des règlements devenus injustes, puisque la cause qui les dicta ne subsiste plus. Qu’on se garde bien, en même temps, de leur donner une trop haute opinion d’eux-mêmes ; qu’on les considère, qu’on les estime, qu’on les accueille ; mais sans les caresser excessivement : qu’on les traite seulement comme on traite les honnêtes gens, avec distinction mais sans enthousiasme : alors on ne verra pas des mœurs moins pures sur le Théâtre que dans tous les autres états de la Société, surtout si l’on soutient avec vigueur les règles que je viens d’indiquer. Il s’en faut bien qu’elles soient aussi difficiles à faire exécuter, que la loi prescrite contre les Duels. Il est bien difficile de détruire une opinion universellement reçue comme un sentiment de vertu ; opinion si enracinée qu’on rougirait de ne pas la suivre, quoiqu’on en sente toute l’absurdité. La loi contre les Duels n’est pour ainsi dire qu’une demie loi, et vous le démontrez ; au lieu qu’il ne manque rien aux règles que je prescris au Théâtre pour y établir le bon ordre et le rendre respectable. A l’égard des Duels, il ne s’agissait pas seulement d’empêcher de se battre, il s’agissait d’empêcher en même temps qu’un brave, en se soumettant à la loi, ne passât pas pour un lâche : or c’est ce qu’on ne pouvait empêcher ; se taire tout à fait, c’était se compromettre ; permettre le Duel, dans certains cas, et sous l’autorité de votre Cour d’honneur, c’est exposer à la mort celui des deux Champions qui a raison, et qui par conséquent devrait toujours être vengé. Votre moyen ne vaut donc pas mieux que la loi qu’il attaque.

Il ne tiendrait qu’à moi de me faire honneur dans votre esprit : le moindre petit écolier de Droit, un Clerc de Procureur même pourrait selon vous sans trop d’effort de génie composer un Code ; rien n’est à votre avis plus aisé. Je me suis assis quelquefois sur les bancs du Collège de Cambrai, j’ai même barbouillé grosse et minute chez le Procureur ; je puis donc me croire un petit Solon, et vous le faire croire aussi. N’ai-je pas imaginé des lois pour le maintien de la police et des mœurs parmi les gens de spectacle ? Vous établissez une Cour d’honneur, vous lui prescrivez sa conduite, vous vous érigez en Législateur de ce Tribunal. Puisque j’ai le même droit que vous, puisque j’ai tous les titres que vous croyez suffisants pour être aussi Législateur, je casse votre Cour d’honneur si elle ne suit pas les documents que je vais lui prescrire. Soyons de bonne foi pourtant : malgré toutes mes lumières ce n’est pas moi qui les ai imaginés, ces documents. Un Officier Livonien, prisonnier de guerre à Berlin, discutait cette matière, il y a quelques jours, avec un de mes Amis : celui-ci déplorait la barbarie du point d’honneur et des Duels, il s’efforçait de trouver des moyens à prescrire à l’humanité pour obvier aux détours dont on se sert pour éluder le Règlement de Louis XIV. L’Officier lui communiqua une idée, qui n’est peut-être pas sans inconvénients, mais qui mise en exécution retiendrait infailliblement mieux les faux braves que tout autre règlement qui ait paru jusqu’ici. L’abus, dit-il, qu’il s’agit de détruire, est barbare, et la justice devrait employer selon moi quelque chose du caractère de ceux qui s’y livrent. Vis-à-vis d’un ennemi barbare, le droit de guerre autorise la barbarie par représailles : tout agresseur est donc l’ennemi vis-à-vis duquel la loi doit employer ce droit ; mais comme la perte de l’agresseur ne justifierait pas la bravoure de l’offensé, notre Législateur voudrait que tout homme qui se croirait offensé, s’adressât à un Tribunal compétent, avant que de tirer satisfaction ; et que l’offense prouvée, il obtint le droit de se faire justice par un Duel. Telle serait la loi du combat : si l’agresseur tuait l’offensé, il serait pendu, si l’offensé tuait l’agresseur, il serait libre ; estropié tous deux, une pension de la part de l’agresseur à l’offensé ; l’agresseur blessé seul, tant pis pour lui ; tous deux seraient punis de mort pour s’être battus sans l’aveu du Tribunal. Défense, sous peine de la vie, à tous particuliers non militaire ou préposés de la Justice, de porter des Armes quelconques.

Cette loi, j’en conviens, est terrible ; elle est même injuste en un sens, puisqu’elle semble lier les mains de l’agresseur vis-à-vis de l’offensé : mais c’est dans cette injustice même que consisterait son efficacité ; c’est un remède violent, mais que la nature du mal obligerait d’employer. Cette loi terrible contiendrait les faux braves, même par le défaut d’équité qu’on peut lui reprocher. Il n’est personne qui ne tremblât dans une dispute d’être reconnu pour agresseur ; et pour échapper à cette qualification, on attendrait toujours d’être insulté. Le bénéfice de la loi ferait toujours préférer la qualité d’offensé à celle d’offenseur. Si l’on osait se battre tête à tête, et que les combattants fussent dénoncés, ils seraient sans rémission punis de mort, aussi bien que les témoins volontaires de leur combat.

L’insulte faite entre quatre yeux n’en serait pas une à moins que l’insultant n’allât se vanter de l’avoir faite. L’insulte alors deviendrait publique, et l’offensé serait en droit de se pourvoir. Si l’offenseur ne s’en vantait pas, il y perdrait le plaisir barbare des Duellistes : plaisir qui ne consiste qu’à se vanter d’avoir convaincu quelqu’un de lâcheté ou de peu d’adresse, et de se faire regarder comme un homme avec lequel il est dangereux d’avoir à faire.

Il n’est point d’abus qu’on ne détruise, quand les lois qui les proscrivent sont assez sévères, et qu’elles ôtent toute ressource au délinquant. Vous avez donc eu tort de conclure de ce qu’une loi qui n’a pas assez prévu, pour retrancher l’abus qui l’a fait naître, que toutes les lois aient la même insuffisance, et qu’il ne soit pas possible de faire respecter les bienséances et la Police aux Comédiens, parce que l’on n’a pas su empêcher les Duels. Pour que l’on pût être de votre avis, il fallait ne pas faire apercevoir ce qui manquait à la loi de Louis XIV puisque c’était fournir à ceux qui vous liront une réponse qui coule de source. Ce ne sont pas les mœurs qui sont cause que la loi n’est pas exécutée ; c’est que cette loi est mal faite, et ne conclut rien contre celles qui le seront mieux.

« Un spectacle et des mœurs, ce serait un spectacle à voir »fi . Je vous le donnerais moi, ce spectacle là ; un grand nombre de mes Camarades aussi. Il n’est pas rare autant que vous croyez : je l’ai donné sur le Théâtre de Rennes, sur celui de Strasbourg ; je l’ai donné depuis aux Cours de Bayreuth, de Munich, de Vienne et de Berlin, et je le donne assurément gratis : le seul prix que j’en attends, est l’estime que des spectateurs équitables et sensés ne peuvent me refuser. J’ai partagé avec nombre de mes Confrères les témoignages glorieux de l’estime, et de la bienveillance de graves Magistrats, d’illustres Militaires, de Princes, de Princesses qui font profession de ne les accorder qu’à des gens dont les mœurs sont pures et la conduite irréprochable.

Je me nomme, et les lieux où j’ai paru ; faites-moi souffrir la honte d’un démenti, si j’ai tort ; informez-vous, et je passe condamnation si vous n’êtes pas forcé d’avouer que je suis infiniment plus honnête homme que vous. Oui Monsieur et j’insiste, plus honnête homme que vous, ce n’est pas beaucoup dire ; vous verrez tout à l’heure. La plaisante distinction que vous faites du talent et du métier de la célèbre Oldfieldfj ! L’un ne suppose-t-il pas l’autre, et jouirait-on du talent si l’Acteur n’en faisait pas son métier ? Les Anglais ont honoré cette Actrice d’un tombeau parmi ceux des Rois, ils ont voulu encourager par là tous ceux qui font le même métier à tâcher, par leur talent, de mériter le même honneur. Il n’y a point de profession qu’il ne soit honteux, ridicule et préjudiciable de mal exercer ; mais quand on l’embrasse avec le talent qu’elle exige, on l’honore au lieu d’en être honoré.

Quel cas fait-on d’un Médecin, d’un Prédicateur, d’un Avocat, d’un Peintre, ou d’un Musicien ignorant ? Ce n’est donc pas le métier qui honore, mais le talent avec lequel on s’y distingue. Tout homme qui attend son honneur des titres dont il est décoré, s’il les possède sans les mériter, n’est aux yeux des sages qu’un Baudet chargé de Reliques. Je suis fort étonné qu’un Philosophe, au moins soi-disant, exige de la profession des Comédiens qu’elle les honore par elle-même, sans aucun mérite de leur part, tandis que les professions les plus honorifiques cessent d’être honorables pour ceux que leur incapacité et leur métalent en rendent indignes. Encourager le talent par des honneurs, c’est honorer, c’est autoriser sans doute la profession dans laquelle ce talent est nécessaire ; donner le bâton de Maréchal à de braves Lieutenants Généraux, les combler d’honneurs et de biens, c’est encourager les jeunes Officiers, c’est honorer leur profession en récompensant ceux qui l’exercent avec distinction.

Si nous avions aujourd’hui des Cicéron qui plaidassent pour nos Roscius, on les entendrait sans doute s’élever contre le préjugé qui avilit la profession de ceux-ci, et s’efforcer de rendre les honneurs à des talents qu’on attaque aux dépens de la raison et de la Vertu.

Prenez-y garde Monsieur, ce n’est pas lorsque les Jeux Scéniques furent institués qu’ils furent avilis, ils étaient des actes de Religion, dont les Acteurs étaient les Ministres : on les considérait donc comme des gens consacrés au service des Dieux ; ce n’était pas alors que le Préteur disait : « Quisquis in scenam prodierit infamis est. »fk

Ce fut lorsque ces Spectacles sacrés devinrent profanes et impudiques qu’ils furent abandonnés aux talents des esclaves et de gens déjà méprisés avant de monter sur la scène ; ce fut pour empêcher les honnêtes gens d’exercer une profession licencieuse, de se confondre avec des hommes vils, pour insulter par des satires odieuses et personnelles les meilleurs citoyens, et alarmer la pudeur par l’exécution de rôles infâmes, tant par le style que par les vices des personnages qu’ils représentaient. On ne voyait, sur la scène latine, que des Parasites, des Mercures, des Appareilleuses et des Courtisanes. N’aurait-il pas été honteux que des gens de l’un et de l’autre sexe eussent rempli de pareils rôles aux yeux du Public ? On avait donc raison de proscrire le Théâtre : les législateurs voulaient inspirer de l’horreur pour l’image des mauvaises mœurs ; elle était si nue cette image, qu’il n’est pas concevable comment le Sénat n’eut pas l’autorité de l’effacer tout à fait : mais le goût effréné d’une Populace corrompue lui interdisait sans doute cette entreprise.

La distinction accordée aux Atellanes, prouve toujours que les lois ne s’élevaient pas contre les spectacles comme mauvais en eux-mêmes, ni contre des Acteurs honnêtes gens, et des Pièces où les mœurs étaient respectées. La loi des Romains ne fait donc rien pour vous ; si vous en abusez, nous pouvons nous prévaloir de celle des Grecs, qui honorait le Théâtre, et surtout d’une qui défendit sous peine de la vie de proposer de toucher à des sommes considérables destinées aux spectacles, même pour la défense de la Patrie, dans le temps qu’Athènes était assiégée par Philippe.

Les premiers spectacles qui parurent en France furent édifiants ; aussi leurs Acteurs furent-ils honorés de titres et de privilèges : ils ne représentaient que les Mystères ou le Martyre de quelque Saint : devenus moins dévots et plus avares, ils affermèrent leur Théâtre à des Farceurs infâmes ; on leur reproche quelque part à eux-mêmes d’avoir allié des spectacles impudiques et des scènes lascives aux objets les plus dignes de vénération.

L’Eglise s’éleva avec raison contre des abus si scandaleux ; elle excommunia non seulement les Comédiens, mais encore les spectateurs. L’objet de l’excommunication n’était pas sans doute de proscrire les spectacles décents et raisonnables, mais seulement ceux qui n’offraient aux yeux qu’un mélange des choses saintes avec les plus scandaleuses, et des profanations aussi choquantes pour la raison que contraires à la pureté des mœurs.

Si les spectacles ont essuyé la même révolution à Paris que dans l’ancienne Rome, s’ils ont été sacrés dans leur origine, et s’ils font devenus impudiques dans la suite, il n’est pas étonnant qu’ils aient été autorisés, respectés et honorés lors de l’Etablissement : il est encore moins surprenant qu’ils aient été flétris lorsqu’ils sont devenus l’Ecole de l’infamie et de l’impureté : plus on prouvera que la proscription des Acteurs fut légitime alors, plus on établira les droits de ceux du temps présent à l’estime publique et à la société. Vous avez trop senti que la profession des Comédiens d’aujourd’hui vous donnait peu de prise contre eux ; il a fallu que vous alliez fouiller dans leur conduite particulière de quoi vous autoriser à dire du mal de leur état. Il se peut fort bien que dans le leur, comme dans tous les autres, les honnêtes gens ne soient pas le plus grand nombre : c’est ce qui sera cependant sitôt qu’on le voudra. Il serait injuste d’appliquer à leur profession leur dérèglement, après ce que j’ai dit des causes du désordre qui règne entre eux, et qui dépendent absolument du défaut de police. Achevons de disculper leur profession des nouveaux reproches que vous lui faites d’un air si triomphant ; votre gloire n’est qu’un feu de paille, vous allez bientôt voir la fumée.

« Qu’est-ce que le talent du Comédien ? L’art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu’on est, de se passionner de sang-froid, de dire autre chose que ce qu’on pense aussi naturellement que si on le pensait réellement, et d’oublier enfin sa propre place […]. »fl Qu’est-ce que le talent d’un Corneille, d’un Molière, d’un Crébillon, d’un Voltaire ? C’est de se passionner de sang-froid dans leur Cabinet, d’écrire autre chose que ce qu’ils pensent aussi naturellement que s’ils le pensaient réellement, et d’oublier enfin leur propre place. C’est le talent d’un Prédicateur qui prend la place d’un Apôtre, se passionne de sang-froid et dit souvent autre chose que ce qu’il pense, aussi naturellement que s’il le pensait. Un talent n’exclut pas plus la probité du cœur de celui qui l’exerce, s’il est honnête homme, qu’il n’y porte la Vertu, s’il est un homme corrompu : prétendre qu’il influe, en bien ou en mal, sur les mœurs de quelqu’un, c’est une absurdité ridicule et vous allez le voir ; il faut avant vous laisser tout dire :

« Qu’est-ce que la profession du Comédien ? Un métier par lequel il se donne en représentation pour de l’argent, se soumet à l’ignominie et aux affronts qu’on achète le droit de lui faire, et met publiquement sa personne en vente. »fm

Qu’est-ce qu’il y a de honteux à se donner en représentation pour de l’argent ? Pensez-vous nous faire rougir de vos scrupules ? Pourquoi donc vous y donnez-vous aussi ? Car n’est-ce pas pour être connu personnellement qu’un Auteur donne ses ouvrages au Public ? N’est-ce pas pour l’amuser qu’il travaille, et qu’il met ses productions au jour ? N’est-ce pas pour gagner de l’argent qu’un Auteur, un Avocat, un Prédicateur même se produisent au Public ? Chacun d’eux ne désire-t-il pas d’en être connu plus qu’aucun de ses concurrents ? Si ces motifs ne sont pas scandaleux de votre part, pourquoi le seront-ils de la part des Comédiens ? Quelle est la profession qui ne doit pas nourrir celui qui l’exerce ? Quel mal y a-t-il à gagner sa vie aux yeux du Public, plutôt que dans son appartement, surtout quand on la gagne avec distinction, qu’on se fait chérir par ses talents, et qu’on se rend recommandable par ses mœurs ?

Qu’est-ce que l’ignominie, quels sont les affronts qu’on achète le droit de faire à un Comédien ? On le siffle, quand il joue mal : mais ne siffle-t-on pas les mauvais Auteurs ? En sont-ils moins honnêtes gens pour cela ? Fait-on beaucoup de cas d’un mauvais Prédicateur, ou d’un Avocat imbécile ? Ne se moque-t-on pas d’un ignorant Médecin ? Quand on siffle tous ces gens-là, est-ce à leur profession qu’on en veut ? Non sans doute ; c’est à la personne seule, c’est pour la punir de l’audace qu’elle a de vouloir tromper le Public, et lui faire payer des talents qu’elle n’a pas.

Ceux des Comédiens qui n’ont jamais été sifflés sont donc au-dessus de tout reproche ? Leur profession n’a rien de honteux pour eux, puisqu’ils n’éprouvent point le désagrément qui l’avilit selon vous : mais, allez-vous dire, n’a-t-on jamais sifflé des Acteurs qui ne le méritaient pas ? J’en conviens : donc leur profession est flétrissante par elle-même, puisque quelque bien exercée qu’elle soit, elle les expose toujours à des sifflets ignominieux : mauvaise conclusion. N’a-t-on pas critiqué très injustement d’excellents Auteurs ? Le mépris dont les habiles et les honnêtes gens paient des critiques injustes n’ajoute-t-il pas souvent à la gloire des Auteurs critiqués ? MM. de Voltaire et de Crébillon perdront-ils rien de leur réputation par les absurdes critiques que vous venez de faire de leurs ouvrages ? Et quand une nuée de Corbeaux croassent en passant au-dessus d’un bocage, en écoute-t-on avec moins de plaisir quand ils sont loin, les chants mélodieux du Rossignol ? Ce charmant oiseau en a-t-il pour cela le gosier moins flexible et moins tendre ? En est-il moins cher aux oreilles délicates qui l’écoutent ? La Police, en France, vient d’interdire les sifflets au Parterre ; donc voilà la profession des Comédiens anoblie par ce règlement. Les sifflets étaient la seule cause de son ignominie, les sifflets aujourd’hui ne sont plus à craindre : voilà donc notre état devenu tout aussi respectable qu’un autre, puisque le Parterre a perdu le droit de nous siffler.

« Un Clerc pour quinze sous, sans craindre le holà,/
Peut aller au Parterre, attaquer Attila.
fn

La façon dont Boileau donne ici aux étourdis le droit de siffler les meilleures choses, est sans doute la véritable façon de le leur ôter ; et si d’un côté les fous sifflent au parterre (car ce ne sont que les fous qui sifflent) les honnêtes gens crient toujours, « paix là ! paix ! paix ! la Cabale ! »

Si la Pièce ou l’Acteur les ennuie, ils se contentent de bailler et s’en vont. Or l’ignominie que vous reprochez aux Comédiens ne leur étant infligée que par des fous ou des étourdis, il n’est pas étonnant qu’ils y soient insensibles, et qu’ils continuent d’aimer, d’estimer et d’exercer leur profession.

« J’adjure comme vous tout homme sincère de déclarer à présent s’il découvre dans notre profession 1a moindre trace d’un trafic honteux et bas de soi-même. »fo

« Ces hommes si bien parés, si bien exercés au ton de la galanterie et aux accents de la passion, n’abuseront-ils jamais de cet art pour séduire de jeunes personnes ? Ces valets filous si subtils de la langue et de la main sur la Scène, dans les besoins d’un métier plus dispendieux que lucratif, n’auront-ils jamais de distractions utiles ? Etc.. »fp

Ces soupçons que votre perfidie cherche à donner de nous au Public, sont aussi bien fondés que ceux que quelques idiots avaient conçus contre le caractère de M. de Crébillon. Ils s’étaient imaginé, dit-il, qu’un homme qui avait pu traiter si énergiquement le caractère d’Atrée devait avoir l’âme aussi noire que son Héros. Vous êtes payé Monsieur pour sentir combien ces gens avaient tort.

Un Peintre devient-il un malhonnête homme, quand il exprime avec art toute la méchanceté d’un Caligula dans les traits qu’il lui donne. Un Historien de Néron devient-il un Monstre pour savoir développer avec art tous les mouvements secrets de l’âme de cet Empereur détestable ? Non sans doute ; ce n’est donc que votre méchanceté propre qui peut vous porter à nous appliquer les vices que nous peignons le mieux qu’il nous est possible pour les faire abhorrer. Que penseriez-vous de la maladresse d’un filou qui commencerait par montrer aux gens de quelle manière il s’y prendra pour les tromper ? Ne serait-ce pas les avertir d’être sur leurs gardes ? Ce serait pourtant là ce que nous ferions, si nous employions dans le commerce de la vie l’adresse et la subtilité que vous remarquez en nous au Théâtre. Votre méchanceté vous ôte la mémoire : vous venez de reprocher tout à l’heure aux Comédiens de paraître ce qu’ils ne sont pas et de revêtir un autre caractère que le leur. Vous voulez ici faire craindre au Public qu’ils ne soient ce qu’ils représentent.

Quand un honnête homme avertit un autre honnête homme des moyens qu’un fripon doit employer pour le tromper, doit-on craindre que cet honnête Conseiller ne devienne un fripon lui-même, parce qu’instruit de tous les tons, de tous les détours, de toutes les grimaces que le fourbe qu’il accuse a coutume d’employer pour tromper quelqu’un, il en fait un tableau frappant à son ami ?

Que l’esprit contempteur rend inconséquent, injuste et aveugle, car vous ne voudrez pas vous persuader que ceux des Comédiens qui jouent les rôles de Polyeucte, de Joad, de Mardochée, deviennent des Saints. Vous ne voudrez pas croire non plus que ceux qui jouent un Euphémon, un Licandre, un Ariste, un Burrhus, un Alvarès deviennent les gens du monde les plus vertueux : il faut pourtant convenir avec vous-même ; et si l’emploi de chaque Comédien a tant d’influence sur ses mœurs, ceux qui jouent les rôles de Saints, de Héros, et d’honnêtes gens doivent devenir des Saints, des Héros, d’honnêtes gens, comme ceux qui jouent des rôles de suborneurs et de fripons sont selon vous, suborneurs et fripons. Mais vous Monsieur, qui tirez du métier des autres des inductions contre leur probité, voyons un peu si celui que vous faites ne peut donner aucun doute de la vôtre : si l’inconduite de quelques Comédiens vous fait présumer que tous leur ressemblent, vous m’autorisez par cette opinion à conclure que la mauvaise foi d’un grand -nombre d’Ecrivains est commune à tous et par conséquent à vous.

Il y a eu des Auteurs fripons, voleurs même, impies, obscènes, calomniateurs et scélérats, et vous êtes Auteur.

Diogène était Philosophe mais Philosophe Cynique et, suivant la commune opinion, orgueilleux autant qu’insolent : on voyait son orgueil à travers les trous de son Manteau ; et quelque bonne opinion que M. De la Mothe le Vayer en ait conçue sur quelques pensées raisonnables recueillies de ce prétendu Sage, on ne peut voir qu’un insolent, un ridicule et un orgueilleux dans la manière dont il se conduisit avec Alexandrefq. S’il eût été véritablement sage, il aurait accepté les présents de ce Héros, ne fut-ce que pour soulager les malheureux de sa connaissance. Il aima mieux faire une réponse impudente que de se mettre en état de faire de bonnes actions. Le véritable Philosophe alors fut Alexandre, puisqu’il ne se fâcha pas, et je crois qu’il est très louable d’avoir mieux aimé être Alexandre, qu’un Diogène.

Un Grand Prince vous a voulu payer un de vos ouvrages beaucoup plus qu’il ne vaut assurément ; vous ne vous êtes réservé superbement du présent qu’il vous faisait qu’un peu plus de ce qu’il valait, et vous avez renvoyé le reste, afin qu’on pût vous comparer à Diogène ; votre orgueil a percé comme celui de votre modèle ; car l’histoire ne dit pas que vous ayez fait aucune démarche pour que ce trait de modestie et de désintéressement fut dérobé à la connaissance du Public. Ce désintéressement prétendu n’a trompé personne. Que conclure de ces deux exemples ? Que puisque vous et Diogène êtes des Philosophes, tous les Philosophes sont des orgueilleux, des impertinents et des hypocrites ? Il le faut bien, en imitant vos conséquences. La plupart des Hérétiques ont été des Religieux, des Prêtres, des Théologiens, des Métaphysiciens, donc tous les Religieux, les Théologiens et les Prêtres sont des Hérétiques et vous êtes Métaphysicien.

Ce fut un Moine qui fit l’Alcoran, ce fut un Ministre Calviniste qui conduisit son Roi sur l’échafaud, et qui sous le titre de Protecteur occupa le Trône de son Maître : donc tous les Moines ou les Ministres réformés sont des Sergius ou des Cromwells. Quelques étourdis d’Ecrivains osent faire imprimer les dogmes du Déisme, ou renouveler les erreurs de Lucrèce ; d’autres, à l’abri de la rigueur de la Police par l’incognito qu’ils ont la prudence de garder, portent la corruption dans les mœurs par des écrits obscènes ; d’autres enfin, politiques innocents, font des Traités de gouvernement aussi sot qu’eux-mêmes ; ils prêchent en cachette l’indépendance et la révolte : donc tous les Auteurs sont des Lucrèce, des Vanini, des Alosiafr, des Machiavels.

Je ne suis pas assez imbécile ni assez injuste pour adopter de pareilles conséquences ; j’ai, grâce au Ciel, encore assez de Logique pour ne pas conclure du particulier au général ; je ne proscris point des professions utiles et respectables à cause des abus qu’on en peut faire.

La friponnerie de Furetière ne me rend point l’Académie suspecte.

L’impertinence de Diogène, ni votre Cynisme maladroit, ne m’empêcheront pas de regarder les Socrate, les Platon, les Molière, les Montaigne, les Montesquieu, les Mirabeau, comme les amis des hommes, et les organes de la raison, de la sagesse et de la vérité.

Des Théologiens prétendus, des Hérétiques aveugles, ne m’empêcheront pas d’admirer les lumières et le zèle des Pères, ni l’Eloquence pénétrante et sainte des Bourdaloue, des Bossuet, des Flechier, des Massillon.

L’apostasie de Sergius, l’hypocrisie, l’ambition, la cruauté de Cromwell ne me feront point voir des factieux dans des Religieux scrupuleux observateurs de leurs règles.

Je ne verrai point des Usurpateurs futurs dans les Réformés du Royaume de France : leur zèle patriotique, la pureté de leurs mœurs, leur valeur éprouvée à laquelle le Roi vient d’accorder les honneurs militaires, que leurs opinions les empêchaient ci-devant de partager : tout cela me les fait voir tels qu’ils sont, d’honnêtes gens et de bons citoyens.

Je ne vois pas non plus des Mursius, des Pétrone, des Ovide, des Martial dans tous nos Ecrivains.

Je ne vois point dans les efforts que font des gens sages et modérés pour éclairer le Trône et le Ministère sur les abus que des fanatiques ou des hypocrites font de la Religion, sur les exactions de certains Préposés subalternes du Gouvernement, la frénésie de ces esprits réformateurs qui voudraient être les Auteurs du trouble pour que leur nom passe à la postérité, dût-on les comparer aux Erostrates. Ceux qui me paraîtraient tels, je les accuserais.

Je dénoncerais au Ministère public un Auteur dans les écrits duquel je découvrirais des opinions nouvelles, contraires au repos de la foi, et par conséquent à celui de l’Etat. Je vous dénoncerais vous, dans les écrits de qui j’en puis montrer plusieurs, si mon zèle ne m’exposait pas à être accusé de récriminer.

Si vous voulez faire adopter aux gens sages que la profession des Comédiens les rend fripons parce qu’il y a des gens de mauvaises mœurs entre eux, prouvez avant que tous les hommes sont des fripons, parce qu’il n’y a point de profession ni d’état qui n’ait des fripons.

Quant à moi, voici ma manière de juger : ce n’est point parce que parmi les gens de lettres et les Philosophes il y a des envieux, des plagiaires, des critiques de mauvaise foi, que je vous crois un malhonnête homme ; c’est parce qu’entre tous les Ecrivains du jour, vous vous distinguez par votre malice envers ceux qui vous déplaisent ; c’est parce que vous voulez rendre odieux des gens qui ne vous ont jamais fait de mal ; c’est parce que vous dénigrez une profession que des Saints et des Philosophes approuvent et qu’ils encouragent ; c’est parce que vous accusez de mauvaises mœurs et de friponnerie des gens que vous ne connaissez que de vue, et qui ne vous ont assurément jamais rien volé ; c’est parce qu’en voulant avilir et diffamer le talent des Comédiens, vous dégoûtez les honnêtes gens de l’exercer, et vous vous opposez ainsi à ce que cette profession s’anoblisse et se purifie des abus qu’on peut encore lui reprocher. Un Censeur sage, honnête homme et vraiment zélé, ne répand point le fiel et l’infamie sur ceux dont les mœurs le choquent, il leur montre le chemin de la Vertu et s’en tient là : mais quelle opinion n’est-il pas permis d’avoir d’un homme qui quitte le Paradis terrestre (car la magnifique description que vous faites de Genève en donne cette idée), quelle opinion, dis-je, n’est-il pas permis d’avoir d’un petit Auteur qui quitte un séjour si délicieux pour venir insulter une nation respectable, blâmer tous ses usages et ses goûts, lancer des traits critiques sur son Gouvernement, prêcher l’indépendance, et vanter le bonheur des Iroquois et des Caraïbes, c’est-à-dire l’orgueil, la férocité, la révolte, la cruauté à un Peuple accoutumé à chérir ses Rois, et qui se distingue par sa docilité, par son zèle et son respect pour les lois ? Que penser d’un petit Docteur en politique qui veut transformer le Français enjoué, poli, soumis et fidèle en Républicain dur et féroce ? Apôtre secret de la turbulence Anglicane, ne serait-il point le précurseur d’un nouveau Cromwell ? Un pareil homme me paraît bien plus méprisable et plus dangereux qu’un Comédien.

Je pourrais employer, en faveur de ma profession tous les arguments invincibles contenus dans La lettre d’un Théologien à M. Boursault fs, qui lui demandait son avis sur les spectacles : pour éviter la prolixité, j’y renvoie le lecteur, et vous aussi. Vous serez un novateur bien opiniâtre, si cette lettre ne vous impose pas silence et ne vous convertit pas.