(1759) L.-H. Dancourt, arlequin de Berlin, à M. J.-J. Rousseau, citoyen de Genève « CHAPITRE IV. Apologie des Dames. » pp. 119-155
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(1759) L.-H. Dancourt, arlequin de Berlin, à M. J.-J. Rousseau, citoyen de Genève « CHAPITRE IV. Apologie des Dames. » pp. 119-155

CHAPITRE IV. Apologie des Dames.

« O tempora ! o mores ! »  « Les Auteurs concourent à l’envi […] à donner une nouvelle énergie et un nouveau coloris à cette passion dangereuse [l’amour] ; et, depuis Molière et Corneille, on ne voit plus réussir au Théâtre que des Romans [...]. »dv

Racine, Crébillon, Voltaire, la Grange, Regnard, Destouches, Piron, Gresset, Marivaux, Boissy, vous n’êtes que des faiseurs de Romans. Jean-Jacques Rousseau de Genève l’a dit ; oserez-vous en appeler ? En vain Horace et Despréaux chanteraient que vous n’avez produit que des caractères ignorés ou entièrement négligés par les Anciens, en vain ils applaudiraient à l’usage que vous avez fait de l’Amour, en vain vous aurez justifié cette passion en ne lui donnant que la Vertu pour principe, en vain vous aurez peint des couleurs les plus noires toute passion qui n’a pas la Vertu pour objet, votre Censeur atrabilaire trouvera que tous vos ouvrages sont des Romans, il le dira, il l’écrira, et ses zélés Catéchumènes l’en croiront sur sa parole. Mais cette qualité de Roman qu’il donne à vos écrits en exclut-elle la Vertu ? C’est ce qu’il n’a pas dit : au contraire, il trouve mauvais que vous donniez tant d’appas à cette vertu ; ce n’est pas là selon lui le moyen de la faire aimer : ce n’est pas, à son avis, savoir faire une Pièce que d’y proposer à détester un scélérat, que d’y faire rire aux dépens d’un vicieux ou d’un ridicule, que d’y proposer à imiter un homme d’une vertu extraordinaire : notre bilieux Genevois ne veut pas vous permettre de peindre les miracles de la nature, ni le triomphe de la raison, il veut au contraire que l’un et l’autre soient renfermés dans les bornes étroites où l’extravagance des hommes et leurs passions les resserrent ordinairement.

Le Genevois, qui n’a jamais connu sans doute de gens d’une vertu extraordinaire, ne veut pas qu’on peigne d’autres mœurs sur la scène Française qu’on n’ait point d’autres Héros ni d’autres Acteurs que ceux des Grecs. Pourquoi Diantre aussi, Messieurs, vous avisez-vous de mettre d’honnêtes femmes au Théâtre ? Si vous aviez le goût grec, vous n’y mettriez que des Courtisanes, des Parasites, des Ganymèdes et des Antinoüs : convient-il donc à de plats modernes d’oser mieux faire que les Anciens et de ménager les oreilles chastes ? Vous convient-il, Messieurs, d’oser faire des Tragédies, vous qui n’êtes ni Ministres, ni employés dans les affaires d’Etat, vous qui par conséquent ne pouvez imaginer des situations analogues à des intérêts d’Etat ? L’Histoire et le Gouvernement des Monarchies peuvent-ils produire des plans assez sublimes : c’est aux seules Républiques à qui cet honneur est réservé, c’est à Rome, à Athènes, à Lacédémone, à Lucques, à San Marin, à Genève surtout, à qui il est exclusivement accordé d’avoir des Héros ; c’est dans une Ville célèbre comme cette dernière qu’une Politique sublime prépare des événements Dramatiques. Trois grandes Puissances l’environnent ; ce n’est pas, comme on se l’est imaginé jusqu’à présent, à la jalousie réciproque de ces trois Puissances ; ce n’est point à l’attention et à l’intérêt que chacune d’elles a d’empêcher une de ses rivales de s’en emparer, que Genève doit sa tranquillité ; c’est à la crainte qu’elle inspire : et comment ne tremblerait-on pas à son aspect ? Ses Bourgeois savent tirer le Canon, ils ont le courage de faire dix lieues pour tuer un perdreau, quand ils ne sont encore que des polissons, ils se cassent le nez et se pochent l’œil avec une bravoure que nos seuls crocheteurs peuvent leur disputer. Attendez que quelque Puissance téméraire et jalouse de la splendeur de cette nouvelle Sparte s’avise de l’attaquer, que de Leonidas à son service ! C’est alors, Messieurs les Tragiques, que vous aurez des Héros à peindre, jusque-là vous ne peindrez que des Don Quichottes.

L’imbécile Public s’était imaginé depuis longtemps que l’Achille de Racine, le Britannicus, la Phèdre, l’Athalie, Atrée, Thyeste, Pyrrhus, Electre, Orosmane, Zaïre étaient des personnages vraiment tragiques : qu’il est heureux, ce Public, d’avoir un précepteur comme Jean-Jacques Rousseau pour le tirer de son aveuglement !

Apprenez, Public, qu’Achille a tort d’aimer Iphigénie ; Britannicus, Junie ; Orosmane, Zaïre : toutes ces Dames ont trop de vertu, il ne leur est pas permis d’en avoir tant ; Jean-Jacques ne le veut pas, si les Auteurs l’entendaient mieux selon lui Iphigénie serait une Prude, Junie une Coquette et Zaïre une Catin, car voilà, dit Jean-Jacques, comme les femmes sont faites : c’est donc ainsi qu’il faut les représenter ou se résoudre à passer pour un Auteur de Roman.

Je vous insulterais presque autant que vous le méritez si je m’arrêtais plus longtemps à l’ironie : je reprends mon sérieux pour répondre à ce qui suit.

« Il peut y avoir dans le monde quelques femmes dignes d’être écoutées d’un honnête homme ; mais est-ce d’elles, en général, qu’il doit prendre conseil, et n’y aurait-il aucun moyen d’honorer leur sexe, à moins d’avilir le nôtre ? »dw

Point de Pyrrhonisme ; non seulement il peut y avoir, mais il y a des femmes dignes d’être écoutées d’un honnête homme. Il y a beaucoup plus de femmes vertueuses que d’hommes vertueux, c’est un fait ; j’en suis fâché pour vous et pour notre sexe ; mais il n’est que trop certain que le mérite et la vertu des femmes nous avilissent, et si vous y regardez à deux fois, vous serez contraint de m’avouer qu’il n’est pas moins étonnant qu’il y ait un si grand nombre de femmes estimables avec le peu d’éducation qu’on leur donne en général, qu’il est surprenant de voir si peu d’hommes estimables avec l’éducation qu’ils reçoivent. Je sais bien que vous pourriez, pour justifier votre opinion, nous mettre au niveau des femmes par rapport à l’éducation : il vous serait facile de prouver que celle qu’on nous donne ne vaut guère mieux que celle que les femmes reçoivent. On ne nous montre pas la Vertu dans les Collèges ; mais le Grec et le Latin ; c’est moins à nous rendre honnêtes gens que l’on pense qu’à nous donner un peu d’esprit et quelque vernis de savoir : cependant cette raison ne justifie pas les hommes, nous avons l’orgueil de penser que nous avons l’Ame naturellement plus élevée que les femmes, et nous nous croyons fort au-dessus de leurs faiblesses : nous prétendons avoir le cœur mieux fait et l’esprit plus solide ; c’est ce qui nous reste à prouver. Puisque nous avons de nous une opinion si haute aux dépens des femmes, pourquoi donc avons-nous des défauts en plus grand nombre, et bien plus insupportables que les leurs ? Calculons. Combien d’ivrognes contre une femme sujette au vin ?

Combien de libertins effrontés et qui font trophée de leurs débauches contre une femme perdue ?

Combien d’hommes brutaux et grossiers, contre une femme peu mesurée dans ses actions et dans ses propos ?

Combien de menteurs et de fourbes, combien de joueurs forcenés, combien d’escrocs et de Chevaliers d’industrie ? Combien de filous, combien de voleurs de grands chemins ? Combien d’assassins, combien de monstres parmi les hommes, contre une femme à pendre ? Ce catalogue ne fait-il pas frémir ? Oseriez-vous dire que les femmes ont les vices ci-dessus détaillés au point auquel les hommes en sont entichés ?

Vous en conviendrez si vous voulez ; mais il n’en sera pas moins vrai que les femmes sont plus vertueuses, plus attentives aux devoirs de la Religion et de la société, plus douces, plus soumises, plus compatissantes, plus patientes, plus sobres que les hommes en général : elles ont des vices et des défauts, j’en conviens ; mais elles n’en ont aucun que nous n’ayons comme elles, et nous en avons d’horribles que nous n’osons leur reprocher.

Vous venez de les entendre nommer. Que conclure donc, sinon que les femmes laissant moins échapper de marques de corruption sont en effet moins corrompues, que leur attachement à la Vertu prouve qu’elles sont plus raisonnables, et qu’étant plus raisonnables, il convient de les faire parler raison ? Mais c’est avilir notre sexe, mais pourquoi s’avilit-il lui-même ? C’est rendre seulement justice aux hommes et leur apprendre, ce qui n’est que trop vrai que les femmes qu’ils méprisent sont plus estimables qu’eux.

Ce raisonnement est clair et vous prouve que vous ne faites pas un grand sacrifice, quand vous avouez « que le plus charmant objet de la Nature, le plus capable d’émouvoir un cœur sensible et de le porter au bien, est […] une femme aimable et vertueuse ; mais vous ajoutez méchamment, cet objet céleste, où se cache-t-il ? »dx Où ? Partout où vous trouverez des hommes célestes ; partout où il y a des hommes sages, des pères et mères vertueux, c’est là, Monsieur, qu’on trouve des filles à marier sages et vertueuses, modestes et capables par leur exemple, leurs conseils et l’amour qu’elles inspirent, de porter au bien un jeune homme dont le penchant l’entraînait au désordre.

Ces objets célestes sont rares à la vérité, mais pas autant que vous croyez. On en tire tous les jours du Couvent ; il en sort tous les jours des mains de leurs parents, pour entrer dans le Monde. Leur naïveté peint leur candeur ; mais les hommes ont grand soin de ridiculiser cette naïveté. Les gens sages ne voient dans leur simplicité qu’un gage précieux de la pureté de leur cœur.

Quels « objets célestes » aux yeux de la Raison ! Quels objets ridicules aux yeux des fous et des libertins !

Voilà l’« objet céleste » entré dans le grand Monde, qu’y va-t-il voir ? Des extravagants, des adulateurs, des adorateurs, des conseillers perfides. Les coquettes jalouses se garderont bien de lui conseiller la façon de s’y prendre, pour plaire à la manière du jour. Ce ne sont donc pas les femmes qui corrompront l’« objet céleste » : mais les petits maîtres, les législateurs de Toilette vont s’emparer de son éducation et lui donner tous les vices du temps. Ils la rendront adorable à leur manière. Voilà l’« objet céleste » devenu terrestre : à qui la faute, s’il vous plaît ? N’est-ce pas celle des hommes, de ces hommes plus capables que jamais de corrompre les « objets célestes », et de métamorphoser les modèles de vertu, en originaux vicieux et ridicules ?

Passons maintenant à un trait qui vous met en contradiction avec vous-même. Ce que vous dites ci-dessus pour prouver que le spectacle ne peut porter le goût de la Vertu dans nos cœurs se trouve anéanti maintenant ; écoutez-vous vous-même.

« Qu'un jeune homme n’ait vu le monde que sur la Scène, le premier moyen qui s’offre à lui pour aller à la vertu est de chercher une maîtresse qui l’y conduise, espérant bien trouver une Constance ou une Cénie […] C'est ainsi que, sur la foi d’un modèle imaginaire […] “nescius auræ fallacis”, le jeune insensé court se perdre, en pensant devenir un Sage. »dy

Voilà donc un jeune homme tellement épris de la Vertu Scénique qu’il ne trouve d’objet estimable que celui qui ressemble le mieux à deux personnages de Théâtre, Constance et Cénie : donc le Théâtre a le pouvoir de faire aimer la Vertu.

Mais « Nescius aurae fallacis, le jeune insensé court se perdre en pensant devenir un Sage. » L’intention du jeune homme est louable ; il est édifiant que le Théâtre l’ait suggérée ; mais il est injuste de vouloir faire retomber sur la scène la maladresse, l’aveuglement, le défaut de jugement du jeune homme qui, trop précipité dans son choix, en a fait un mauvais. C’est une Cénie qu’on lui disait de choisir et non pas une hypocrite.

Tout ce que vous dites des Anciens à l’égard des femmes prouverait bien plutôt leur impolitesse que le cas qu’ils faisaient de leur Vertu. Que les Spartiates s’opposassent à ce qu’on dît du bien des femmes et qu’on fît l’éloge de leur Vertu, on pourrait en conclure que la Vertu des femmes leur était assez indifférente, tout aussi bien que vous en concluez que leur silence sur la Vertu de leurs femmes était un hommage qu’ils lui rendaient. Pourquoi donc préconisaient-ils le courage et les autres Vertus de leurs Héros, s’ils croyaient le silence plus honorable que la louange ? Je ne vois moi qu’une brutalité blâmable dans la colère de votre Spartiate qui ne veut pas entendre l’éloge d’ « une femme de bien »dz  : je m’imagine lui entendre dire encore ce qu’il pensait apparemment ; si cette femme est sage, elle ne fait que son devoir : mais on est très louable en ne faisant que son devoir, quoiqu’en se dispensant de toute œuvre de surérogation. Si ce n’est pas cela que votre Spartiate voulait dire, pourquoi reprocher au panégyriste qu’il médisait d’une « femme de bien » ? Médire, c’est dire du mal : or dans ce sens le Spartiate est un imbécile, de se fâcher contre quelqu’un qui loue au lieu de médire : si c’est un reproche fin au panégyriste de ce que, par des louanges hyperboliques, il s’empêchait d’être cru, ce n’est plus blâmer la louange, c’est blâmer seulement une exagération préjudiciable à l’éloge : en ce sens, le Spartiate est un homme d’esprit, sans que cela prouve qu’il n’était pas permis à Lacédémone de dire du bien d’une honnête femme.

« Dans [la] Comédie [des Anciens] […] l’image du vice à découvert les choquait moins que celle de la pudeur offensée. »ea

Quel galimatias est ceci ? Qu’est-ce que c’est que l’image du Vice à découvert qui ne choquait point la pudeur des Anciens ? Qui peut donc mieux offenser la pudeur que le Vice à découvert ? Pour la ménager cette pudeur, il faut donc absolument suivant votre système ne plus faire paraître au Théâtre que des prostituées : est-ce ainsi que vous justifiez la délicatesse du goût de vos pudiques Anciens ? Le remède est fin et singulier au moins contre l’impudicité ; mais vous avez à faire à des malades opiniâtres qui ne se soumettront pas à l’ordonnance, ils ont le palais trop délicat pour avaler votre potion sans dégoût.

« Chez nous […] la femme la plus estimée est celle qui fait le plus de bruit ; de qui l’on parle le plus ; qu’on voit le plus dans le monde ; […] qui juge, tranche, décide etc. »eb

Chez nous la femme la plus estimée des fous, c’est celle-là ; mais des sages ce n’est pas celle-là.

« Au fond les femmes ne savent rien » : à qui la faute ? Elles savent tout ce que vous leur montrez, Messieurs les hommes : et que leur montrez-vous ? Des bagatelles et des sottises ; elles brodent, mais c’est vous qui dessinez ; elles aiment les étoffes d’un goût capricieux, mais c’est vous qui louez ce goût et qui le leur inspirez : ce sont vos dessinateurs de fabriques qui se cassent la tête à imaginer des goûts baroques. Encore un coup les hommes font les femmes ce qu’elles sont : Sisygambis et sa Bru pleuraient en voyant un rouet et des aiguilles qu’Alexandre leur envoyait pour filer et pour broder : pourquoi pleuraient-elles ? Parce que les Perses indolents et voluptueux leur avaient appris à rougir du travail ; Alexandre s’honorait au contraire de porter une tunique tissée de la main de sa mère et de ses sœurs : ces femmes-ci tiraient donc vanité de leur adresse et de leur travail.

Depuis que la célèbre Maratti a été admise à l’Académie des Arcadiens de Rome, cette Académie n’a plus manqué de Dames qui ont illustré ce Portique. La célèbre Université de Bologne voit sans étonnement, mais avec plaisir, l’illustre Signora Laura, Bassi, Verati, remplir avec la plus grande capacité une de ses chaires de Philosophie et de Mathématiques.

La Signora de Cantelli, petite fille du célèbre Jacques de Cantelli si célèbre parmi les Géographes d’Italie et l’épouse de mon illustre ami M. de Tagliazucchi, Poète Italien de sa Majesté le Roi de Prusse, prouve à Berlin comme elle l’a fait à Rome dans l’Arcadie, que les femmes peuvent réussir dans les arts et les sciences aussi parfaitement que les hommes.

Que diriez-vous Monsieur si vous voyiez cette Dame unir au talent de la Peinture, qui l’a fait recevoir dans l’Académie de Bologne, celui de la Poésie, qui l’a fait recevoir dans celle de Rome, et qui lui a mérité les suffrages distingués du feu Pape ?

Ce n’est pas m’exposer à l’épithète de Papiste que de vous citer pour garant du mérite de quelqu’un un Pontife aussi éclairé, mais aussi pieux, aussi Philosophe, aussi connaisseur dans la partie des beaux-arts, et c’est sans doute confirmer la réputation d’une personne célèbre que d’apprendre au Public qu’elle a eu le docte, le sublime, l’ingénieux Lambertini pour juge et pour approbateur.

Les plus éclairés, les plus illustres Théologiens de votre Communion s’honoraient de son estime, et quand vous vous en rapporterez à son jugement et à ses lumières en matière de goût, vous ne ferez que ce qu’ont fait des hommes plus grands assurément que vous.

Madame de Tagliazucchi donc peint en miniature de façon à ne craindre ni rivaux ni rivales en cet art.

Elle fait des Vers par lesquels elle prouve que le génie n’est pas réservé seulement aux hommes : que ne puis-je traduire dignement une Tragédie qu’elle achève maintenant ! La force des caractères, la beauté, la nouveauté des situations, l’énergie et l’élégance du style, le naturel des pensées, tout s’y trouve avec l’exactitude peu commune aux Auteurs de sa Patrie, de s’être renfermée dans les règles des unités. Je me contenterai de vous traduire, ou plutôt de vous paraphraser une scène de cette Tragédie, pour vous faire juger, sinon de la sublimité de son style, au moins de la majesté de ses idées.

Un Ministre fidèle et respectable reproche à un Usurpateur ses cruautés politiques. Le Tyran est obligé de dissimuler le dépit que ce fidèle sujet lui inspire par ses reproches : le sujet de la Pièce est la fable de Philomène, et Mme de Tagliazucchi y traite la terreur à la Crébillon.

Il m’est impossible de rendre toute l’énergie de son style, et je vous avoue que le mérite de sa Poésie m’oppose tant de difficultés, que j’ai cru devoir choisir non pas une des plus fortes scènes de sa Pièce, mais celle qui m’a paru la plus facile à traduire.

Elle se passe entre Terée, Tessandre, confident perfide comparable à Narcisse, et Leucasius, vieillard vertueux tel qu’un Alvarès dans Alzire ec, ou Burrhus dans Britannicus.

SCENE

« Terée, Tessandre, Leucasius.

 

Leucasius

… Vous vouliez ma présence :
Qu’attendez-vous, Seigneur, de mon obéissance ?

Terée

Tu vois ami, tu vois les cruelles douleurs
Qui déchirent mon âme et font couler mes pleurs.
Depuis assez longtemps, mon Peuple les partage :
L’amour qu’il a pour moi sans doute est ton ouvrage.
Je vois avec plaisir ce Peuple, comme moi,
Reconnaître un grand homme, et même un père en toi.
Fais cesser ses chagrins ; je laisse à ta sagesse
Le soin de le calmer, de bannir sa tristesse.
Moi-même je ne puis là-dessus lui parler ;
Mes pleurs me trahiraient, voulant le consoler.
Dis-lui qu’assez longtemps sa déplorable Reine
L’a vu souffrir pour elle, et partage sa peine.
Le deuil de tous côtés se présente à nos yeux.
C’est aigrir nos douleurs et je crois qu’il est mieux
Que le Peuple aujourd’hui célèbre la mémoire
Des exploits dont Bacchus honora notre histoire.
L’éclat de ce grand jour, et la pompe des jeux
Distrairont quelque temps les chagrins ténébreux.
La Reine à ce spectacle oubliant nos malheurs,
Peut-être arrêtera la source de ses pleurs.
Va, porte à mes sujets ma volonté suprême ;
Qu’il cache ses ennuis à la Reine, à moi-même.
Et qu’il attende tout d’un Maître tout puissant,
Que les Dieux ont formé juste et reconnaissant.

Leucasius.

Quel cœur assez farouche et quelle âme inhumaine
Pourrait être insensible aux douleurs de la Reine ?
L’assemblage parfait de toutes les vertus,
Est l’objet des soupirs de nos cœurs abattus.
Tout ce qui peut charmer nous l’admirons en elle,
Mais peut-être, Seigneur, que sa douleur mortelle
Sert de prétexte au Peuple, et ses propres malheurs
Sont les motifs secrets qui font couler ses pleurs.

Térée.

Que dis-tu ? quel sujet aurait-il de se plaindre ?
Constant à m’obéir, qu’aura-t-il plus à craindre ?
N’ai-je pas effacé par assez de bontés,
Les horreurs de la guerre et ses calamités ?
Si mon bras a fait choir ces têtes orgueilleuses,
Qui fomentaient toujours des ligues dangereuses,
Ce fut pour son bonheur que je les fis tomber :
Tous ces Chefs ennemis l’auraient fait succomber
Sous le poids accablant d’un joug dur et terrible ;
Je prévoyais son sort, mon cœur y fut sensible :
Les Dieux ont secondé mes généreux projets,
Et la paix par mes soins règne sur mes sujets.
Est-ce à toi d’adopter leur indigne caprice ?
Ton cœur ne sait-il pas me rendre mieux justice ?

Leucasius.

Dussiez-vous me punir de ma sincérité,
Sans crainte, je ferai parler la vérité.
Ce Peuple malheureux que des flatteurs perfides
Aiment à voir trembler sous vos mains homicides,
Loin d’oser murmurer des maux qu’il a soufferts,
Semblait s’accoutumer sous le poids de vos fers :
Le sacrilège affreux, la flamme et le carnage
N'ont cessé dans nos murs que par son esclavage.
Quoiqu’il ait vu tomber ses Autels et ses Dieux
Profanés par l’horreur d’un désordre odieux ;
Quoiqu’il ait vu le sang des enfants et des mères
Se confondre en coulant avec celui des pères ;
Quoiqu’il voie aujourd’hui ses temples démolis,
Sous des débris affreux ses Chefs ensevelis,
Les palais renversés, les maisons écrasées,
Par la faux des Soldats ses Campagnes rasées,
Peut-être qu’il perdrait ce triste souvenir,
S’il pouvait se flatter d’un plus doux avenir ;
Mais il connaît trop bien que des horreurs nouvelles
Lui présagent encore des épreuves cruelles.

Tessandre.

Eh quoi ! Leucasius ose…

Leucasius.

Je parle au Roi,
Il daigne m’écouter, Barbare, écoute-moi.
Oui ce Peuple lassé de sa douleur amère
Ne peut souffrir longtemps l’excès de sa misère.
Déjà las de trembler, son trop juste courroux,
Des maux qu’il a souffert, se fut vengé sur vous,
Seigneur, mais le respect qu’il conserve à la Reine,
Dans vos fers accablants le retient et l’enchaîne.
Quel charme assez puissant, Seigneur, l’y retiendra,
Qui pourra l’apaiser alors qu’il apprendra
Que de ses Défenseurs, les déplorables restes
Viennent d’être immolés à vos soupçons funestes ?
Aux pieds de nos drapeaux, deux cent nobles Guerriers
Ont tombé sous les coups de lâches meurtriers.
Ce n’est pas l’ennemi, mais ce sont vos Sicaires,
Qui portèrent sur eux leurs poignards sanguinaires.
Oui, Seigneur, je sais tout, et je vous parle instruit.
De ce massacre affreux, quel peut être le fruit ?
Dans vos yeux enflammés, je lis votre colère ;
Puisque de vos sujets vous me dites le père,
C’est ainsi que mon cœur a dû parler pour eux.
Je prévois mon destin, sans doute il est affreux :
Mais en m’applaudissant d’une louable audace,
J’attendrai sans pâlir le coup qui me menace,
Trop heureux de mourir pour un motif si beau.
La gloire me suivra jusque dans le tombeau.
Et ce reste de sang qui prolonge ma vie,
Coulera sans regret pour ma chère Patrie. »

Térée répond à ces reproches par une tirade hypocrite mais si artistement écrite que le Spectateur ne peut être sa dupe, quoique Leucasius doive être persuadé. Je ferais tort à la Poésie de Mme de Tagliazucchi si je la touchais davantage : je sens combien elle s’altère sous ma plume, c’est ce qui me force à ne pas vous donner un plus long échantillon de ses talents. Dès que l’original paraîtra vous me saurez gré de mon scrupule, il me suffit de vous avoir prouvé par ce peu de vers qu’elle sait penser en grand homme.

Afin qu’on en juge mieux je transcrirai ici un de ses Sonnets dont la poésie a paru à toute l’Italie répondre à la sublimité du sujet.

« Talora il mio pensier m’alza su l’ale,
Che a lui la Fede si fa scorta, e duce,
E penetrando i Cieli mi conduce
Fin dove siede Iddio vivo, immortale :
E là il vegg’io solo a se stesso uguale
Cinto d’eterna inaccessibil luce,
Che da se sol col suo saper produce
Quanto da se a capir l’uomo non vale.
Fremer sento al suo pié tuoni, e saette,
L’odo dar legge ai secoli futuri,
E regolare delle sfere il corso ;
E veggo a un cenno suo da’ loro oscuri
Antri uscir gli Acquiloni che sul dorso
Portan gli strali delle sue vendette. »
ed

Si ce Sonnet dont le style a paru à Rome avoir quelque conformité avec le style de David ; si le morceau de Tragédie traduit ci-dessus ne vous font l’un et l’autre accorder que de l’esprit à Mme de Tagliazucchi, vous conviendrez qu’elle a du génie, si vous voulez consulter le recueil poétique de L’Arcadie ; vous y trouverez un bon nombre de morceaux de tous genres, et dans le goût et le style de tous les différents poètes les plus célèbres de l’Italie, mais surtout du Dante, de Pétrarque, de l’Arioste. Suivant l’usage de l’Arcadie, Mme de Tagliazucchi est métamorphosée dans ce recueil en Bergère sous le nom d’Oriana Ecalidea, la différence de genre et de style que vous trouverez dans la Poésie de son mari sous le nom d’Alidauro Pentalide ne vous laissera pas soupçonner qu’il ait mis la main aux ouvrages de son épouse, qui d’ailleurs s’était déjà fait connaître avant que M. Tagliazucchi la connût et la recherchât.

Je ne me citerai point moi-même, quoique je voie travailler tous les jours cette savante Bergère : mon témoignage ne manquerait pas de vous être suspect. A son défaut, consultez Modène, Rome, Bologne, Venise, Vienne, Dresde et Berlin.

Vous entendrez dans tous ces lieux faire l’éloge le plus distingué des talents de Mme Tagliazucchi. Pour vous faire juger de ses talents en peinture, puisse-t-elle se rendre au conseil que je lui donne de faire paraître ses ouvrages à Paris. Que ne pouvez-vous voir au Salon du Louvre le superbe tableau qu’elle travaille depuis trois ans et dans lequel elle s’est proposé avec succès, de donner à la miniature toute la force et l’énergie du dessin et du coloris de la peinture à l’huile. Cet ouvrage inestimable, traité entièrement à la pointe du pinceau, mais avec tant de délicatesse que ce n’est qu’avec une Loupe qu’on peut juger de la longueur et de la délicatesse du travail : cet ouvrage, dis-je, est déjà convoité par les amateurs Anglais ; mais la France n’a-t-elle pas un espèce de droit de réclamer la préférence, puisque cette miniature est la copie de la Chasteté de Joseph ee de la galerie de Dresde, Tableau de Carlo Cignani, l’un des plus beaux et des plus rares sans contredit de cette magnifique collection. Une miniature d’après un Tableau du Roi de Pologne semble être destinée naturellement à orner le Cabinet de son Auguste Fille. C’est pour la gloire des Dames que je réclame le bon goût de Madame la Dauphine : quel moyen plus sûr de confondre l’orgueil de nos Philosophes du jour qui osent refuser du génie aux Dames ? C’est alors que vous changeriez d’avis, et que vous seriez forcé de reconnaître ce que l’éducation peut ajouter au mérite naturel des Dames.

Consultez l’histoire, vous y verrez que le catalogue des hommes abominables est beaucoup plus long que celui des femmes : vous y verrez à la vérité, que celui des femmes illustres est un peu plus court que celui des hommes ; mais s’il n’est pas plus long, on doit conclure de la brièveté du premier catalogue par rapport à elles, qu’elles seraient au moins au niveau des hommes dans le second, si les occasions de se distinguer ne leur eussent manqué, et si les hommes n’avaient eu grand soin de les en éloigner.

Rien de plus aisé que de prouver que les femmes ont de tout temps été ce que les hommes les ont fait ; les Spartiates, les Gaulois, les Germains, avaient transmis aux leurs la bravoure, l’amour de la gloire et de la Patrie. Les femmes Romaines recommandaient à leurs maris et à leurs fils, de se faire rapporter sur leurs boucliers.

On accuse les Italiens et les Espagnols d’être cagots, jaloux et vindicatifs ; leurs femmes ont tous ces défauts. Les Français sont vains, étourdis, indiscrets, présomptueux, coquets, capricieux ; leurs femmes ont tous ces défauts.

Ne me dites pas que les hommes seraient tout autres si les femmes étaient différentes d’elles-mêmes, ce serait avilir notre sexe encore plus qu’il ne l’est que d’employer cette vaine excuse. Si nous sommes plus sensés, nous devons l’exemple du bon sens, et nous ne devons pas recevoir ce qu’il nous convient de donner. Un Courtisan précieux, ridicule, fera des bégueules de Cour, un étourdi fera de petites maîtresses, un Voltaire formera des Du Châtelet.

Il n’est donc pas si déplacé que vous feignez de le croire de mettre la raison dans la bouche des Dames, et le petit Jean de Saintréef a raison d’ajouter à son repas l’agrément de le voir préparé par une belle main. Cénieeg et Constance sont des « objets célestes » qui parlent et agissent comme les femmes vertueuses savent agir et parler, et comme les hommes devraient montrer à toutes à le faire. S’il y a très peu de femmes qui pensent et parlent comme Cénie et comme Constance, c’est que les hommes qui les environnent ont grand soin de les distraire et de les empêcher de prêter trop attentivement l’oreille à de pareils précepteurs. Vous dites que les « imbéciles Spectateurs vont bonnement apprendre des femmes ce qu’ils ont pris soin de leur dicter »eh  : à prendre vos mots à la lettre, on croirait vous entendre dire que tous les Spectateurs ont participé à la composition de l’ouvrage qu’ils vont entendre, et qu’ils sont des imbéciles parce qu’ils vont admirer dans la bouche d’une femme les vers qu’ils ont eu la peine de composer. Ce n’est pas cela que vous avez voulu dire n’est-ce pas ? C’est cependant ce que vous avez dit : cela ne m’empêche pas cependant de deviner votre intention : vous avez voulu dire que les femmes n’ont naturellement ni sens commun, ni esprit, ni génie, ni sagesse, ni beaux sentiments, que les hommes au contraire sont exclusivement pourvus de tout cela, et qu’il est absolument absurde d’aller entendre et admirer toutes ces belles qualités dans la bouche des femmes, puisqu’elles ne les ont pas, et que c’est dans le cœur des seuls hommes qu’elles ont fixé leur domicile. Je ne sais laquelle des deux absurdités, celle que vous avez dite, ou celle que vous avez voulu dire, est la plus pardonnable. Mais assurément vous ne trouverez personne qui adopte l’une ou l’autre, puisqu’il y a eu de tout temps et qu’il est encore des femmes vertueuses et distinguées par le génie, la science et les talents : on n’a donc pas eu tort de mettre en scène des Cénie, des Constance, des Zaïre, des Electre, des Tullie, des Nanine, et tant « d’objets célestes » à qui les femmes sont bien plus près de ressembler que les hommes aux Héros que nos Dramatiques leur proposent pour modèles.

Cessons de nous occuper à corrompre les femmes, cessons de ne les trouver aimables que quand elles ont tous nos défauts, cessons d’aimer les broderies, les galons, les colifichets, les femmes renonceront aux pompons et aux fontanges. N’adressons nos hommages qu’aux personnes modestes, vertueuses, discrètes et sensées ; préférons les Constances et les Cénies aux Aramintes et aux Dorimènes, les femmes voudront toutes ressembler aux premières.

Quoi ! l’expérience ne vous convaincra pas de ce que l’éducation peut produire chez les Dames ; vous leur refuserez les talents des hommes après avoir lu les ouvrages des Gournay, des Dacier, des Scudéry, des Villedieu, des Sévigné, des Du Châtelet, des Graffigny, des Du Boccage, etc. Quel est donc l’homme qui ait répandu plus d’érudition dans une traduction que Madame Dacierei, qui ait mieux écrit des lettres familières depuis Cicéron, qu’une Sévigné ? Un La Chaussée ne s’honorerait-il pas d’avoir fait Cénie, un Fontenelle, un Crébillon fils, d’avoir fait Les Lettres Péruviennes ej ? Avant M. de Voltaire, quel homme citerez-vous pour un Poème épique Français que La Colombiade ek et la traduction de Miltonel ne fit rougir ? Combien de temps a-t-il fallu attendre pour que des hommes fissent mieux des vers délicat que Madame Deshoulières, ou Madame de la Suze ? Quel est le Philosophe enfin, qui n’admirera pas la profondeur du génie de la Marquise du Châtelet ?

L’Italie vous offre une liste beaucoup plus longue de femmes célèbres que la France, non seulement dans les sciences et la poésie, mais aussi dans les beaux-arts. Une Lavinia Fontana dans la sculpture, la Sirana, la Rosalba, l’épouse du célèbre Subleyras, Madame de Tagliazucchi dans la peinture, les deux Signore Tibaldi dans la musique et tant d’autres Dames célèbres, beaucoup plus jalouses de se faire estimer par leurs talents que par l’éclat de leurs charmes ou celui de leur naissance. D’où vient cette multitude de Dames Italiennes qui se rendent illustres de nos jours ? C’est que la Noblesse d’Italie chérit les talents, les protège à grands frais, et se fait honneur de les cultiver elle-même.

Quand Messieurs nos petits-maîtres Français un peu mieux instruits, un peu plus gens de goût, rendront aux talents l’hommage qu’on leur rend en Italie ; quand ils sauront les préférer à la fadaise ; quand nos orgueilleux Philosophes ne borneront plus dédaigneusement les femmes à coudre et à tricoter ; quand les femmes riches et de qualité ne s’occuperont plus d’ouvrages qui devraient être ceux de leurs soubrettes ou faire gagner quelques sous à une malheureuse couturière ; que, pour plaire aux hommes, elles croiront devoir donner aux beaux-arts la moitié du temps qu’elles perdent à leur toilette, qu’une plume ou un pinceau feront tomber de leurs mains la navette, et le sac à l’ouvrage, je vous proteste que nous aurons bientôt autant de femmes illustres que d’hommes, et que notre sexe n’aura pas à se négliger s’il veut conserver toujours la supériorité du nombre et des talents. Voulez-vous juger combien les femmes réussiraient facilement dans les beaux-arts ? Voyez-les au Théâtre : combien y-a-t-il plus de grands Acteurs que de grandes Actrices ? Est-ce la peine d’en parler ? A côté d’un Baron, d’un Quinault, d’un Dufresne, d’un La Torillière, d’un Duchemin, d’un Poisson, d’un Armand, n’y a-t-il pas des Champmeslé, des Lecouvreur, des Deseines, des Desmares, des Silvia, des Dumesnil, des Goffin, des d’Angeville, des Clairon ? Oseriez-vous deviner qui des femmes ou des hommes a porté l’art de la Déclamation à un plus haut degré d’élévation ? Encore un coup, rendons justice aux femmes et rougissons.

Vous accordez au Sexe, l’esprit, l’aptitude aux sciences mêmes, mais vous lui refusez le génie, ce n’est qu’à la seule Sapho et à une autre que vous ne nommez pas que vous accordez ce feu qui embrase l’âme, ce feu qui consume et dévore, pour en refuser la moindre étincelle à toutes les autres femmes. Quant aux hommes, vous les croyez très abondamment pourvus de ce feu : il faut que la plupart n’en fassent pas grand cas, puisqu’ils se soucient si peu de le faire éclater. Disons mieux : le génie n’est pas moins rare chez les hommes que chez les femmes, puisque malgré l’éducation, l’étude et les occupations sublimes auxquels ils se livrent, les hommes de génie sont encore si peu communs.

Pourquoi Sapho, pourquoi la femme que vous ne nommez point, pourquoi celles que j’ai citées et dans les ouvrages de qui l’on trouvera sûrement du génie, quand on sera moins prévenu que vous contre le sexe, pourquoi dis-je, ont-elles leur part de ce feu qui dévore ? C’est que le génie est un don du Ciel qui ne s’acquiert point : il pourrait même rester toujours enseveli chez les hommes à qui la nature l’a bien voulu accorder, si l’éducation et le goût ne parvenaient à le développer ; ce n’est donc qu’après avoir donné aux femmes la même éducation que l’on donne aux hommes, qu’on pourra décider si la nature leur a refusé une faveur qu’elle a accordée à un très petit nombre d’hommes. Les Lions n’ont pas plus de courage que les Lionnes ; ils ont peut-être plus de force ; quant à l’instinct, il semble entre tous les Animaux qu’il soit plus fin, plus éclairé, plus industrieux chez les femelles que chez les mâles.

Pourquoi le génie ne serait-il pas réparti de la même façon entre les hommes et les femmes, que l’instinct parmi les Animaux ? Encore un coup, ne jugeons qu’après l’expérience, et nous aurons bientôt une nouvelle Académie des Sciences, une autre de Poésie, une autre de Peinture fondées pour des Dames. Nous aurons des Doctoresses en Médecine, en Droit, en Théologie même : pourquoi non, si nous trouvons déjà parmi elles de grandes Héroïnes militaires et des modèles pour les Rois dans l’art de gouverner ? Il me paraît que ces deux dernières sciences valent bien toutes celles où vous vous imaginez qu’elles ne pourraient atteindre. Est-il plus difficile d’être une Sapho que de vaincre le grand Cyrus ? Est-il plus facile de confondre la Politique d’un Philippe II et de se faire admirer dans l’art de bien gouverner par Henri IV et Sixte Quint, que de faire une Tragédie comme Corneille ou Racine ? Est-il plus difficile d’avoir un grand génie dans un Cabinet, ou dans un Atelier de Peinture ou de Sculpture, qu’à la tête d’une Armée comme Tomiris, Candace, Marguerite de Danemark et Philippine de Suède, ou sur le Trône et dans un Conseil, comme Blanche de Castille en France, Elisabeth en Angleterre ?

Vous direz peut-être que ces Héroïnes ne doivent leur gloire et leur réputation qu’à la sagesse de leurs Conseils ; je vous réponds moi, qu’un mauvais Conseil peut bien tromper un bon Roi, et l’empêcher de faire le bien auquel il est porté, mais que les meilleurs Ministres n’empêcheront jamais un méchant Prince de faire du mal, un Monarque sans génie d’être petit en tout, un Monarque imbécile de faire des sottises.

« Le Sexe faible, hors d’état de prendre notre manière de vivre, trop pénible pour lui, nous force de prendre la sienne trop molle pour nous, et ne voulant plus souffrir de séparation, faute de pouvoir se rendre hommes, les femmes nous rendent femmes. »em Voilà donc ces hommes qu’il faut craindre d’avilir : ils n’ont pas la force d’être hommes, et vous voulez qu’on les ménage ; vous trouvez mauvais qu’on leur fasse parler raison par des femmes parce que selon vous les femmes n’ont pas de raison ; mais suivant l’idée que vous nous donnez des hommes, ils ne sont pas plus raisonnables que les femmes ; et pour s’assujettir à la vraisemblance rigoureuse que vous exigez, on ne se permettra plus de mettre en scène que des fous pour ne pas donner mal à propos de la raison aux hommes, puisqu’ils n’ont pas la force de résister au sexe le plus faible, et de s’empêcher de devenir femmes.

Dites-moi Monsieur, Madame votre Mère était-elle du nombre de ces femmes faibles, qui savent métamorphoser les hommes forts en femmelettes ? Eh bon Dieu, m’allez-vous dire, elle n’ouvrait la bouche que pour me prêcher la sagesse ! Elle ne vous conseillait donc pas de devenir femme ? Elle avait donc de la raison. Croyez-vous qu’elle eût à elle seule ce que vous refusez à tout son sexe ? Détrompez-vous par l’expérience ; vous entendrez toutes les mères non seulement vertueuses, mais tant soit peu sensées, prêcher toujours la raison et la pudeur à leurs filles ; tant qu’elles sont dans leurs mains, ces jeunes personnes sont des Agnès dont la simplicité, la candeur et la modestie annoncent la sagesse. C’est avec ces qualités qu’un « objet céleste » passe dans les bras d’un mari mondain, au bout de six mois, un an, l’Agnès est dégourdie ; le mari pendant ce temps s’est étudié à la former pour le beau monde : il l’a fait rougir d’avoir de la pudeur ; elle baissait les yeux à la moindre équivoque, la plus légère indécence la déconcertait : maintenant elle sait rire à gorge déployée des propos les plus saugrenus ; plus de gravelures qui la choquent dans les brochures : on peut tout lui proposer, pourvu que ce soit du ton de la Cour. Le mari, qui voit sa femme universellement courtisée, s’applaudit de la belle cure qu’il a faite, il en reçoit les compliments avec beaucoup d’estime pour lui-même, et se regarde comme un homme envoyé du Ciel pour former les Dames, et les décrasser de la morale du couvent. Plaignez-vous donc à présent Monsieur de ce que les femmes ne sont pas raisonnables ; qui les rend folles, s’il vous plaît, sinon les hommes ? Fous eux-mêmes, comment pourraient-ils inspirer le goût de la sagesse au beau sexe ?

Voici quelque chose de singulier et qui ne doit pas échapper à l’attention de vos lecteurs. Vous reprochez aux femmes leur étourderie et la licence de leur conduite avec les hommes et pour les rappeler à la pudeur par l’exemple des Animaux vous allez chercher votre morale dans un colombier : tout vous paraît pudique dans les agaceries de la « Colombe »en envers son « Bien-aimé ». Mais Monsieur, si l’on voyait une belle femme suivre pas à pas son Amant comme une Colombe suit son Pigeon ; si, lorsqu’il « prendrait chasse », elle le poursuivait ; s’il restait dans l’inaction, et qu’elle le réveillât par de « Jolis coups de bec » ; si elle faisait mieux enfin que la « folâtre Galatée » de Virgile, c’est-à-dire aussi bien que votre amoureuse Colombe ; je suis persuadé que les Casuistes les plus relâchés regarderaient ces agaceries comme le manège de la plus fine Coquetterie ; et que nul d’entre eux, non plus qu’aucun Moraliste, ne s’aviserait d’y applaudir et de prendre ces grimaces pour des preuves de pudicité.

« Cet inconvénient de métamorphoser les hommes en femmes est fort grand partout, mais c’est surtout dans les Etats, comme [Genève], qu’il importe de le prévenir. Qu’un Monarque gouverne des hommes ou des femmes, cela lui doit être assez indifférent pourvu qu’il soit obéi ; mais dans une République, il faut des hommes. »eo

Voilà par exemple un axiome politique tout nouveau : en le lisant j’ai cru d’abord que vous vouliez dire qu’il était indifférent à un Roi de commander à des hommes ou à des femmesep ; que le zèle pour le service et l’obéissance étaient les seules qualités nécessaires à des peuples destinés à vivre sous un Monarque bien capable de gouverner, auquel cas les petitesses et les ridicules des sujets n’empêchaient pas l’Etat de bien aller, étant bien conduit par son Chef ; au lieu que dans une République chaque Citoyen ayant part au Gouvernement, il doit non seulement savoir obéir aux lois, mais même il doit être en état d’en créer et d’en proposer de nouvelles, pour la réforme des abus qu’il aperçoit.

Un Républicain doit unir à la docilité d’un sujet des lois les qualités d’un grand Monarque : l’amour de la Patrie, l’intégrité, la vigilance, la modération, la science militaire et politique ; il doit savoir juger les Chefs, qu’il doit préférer pour le bien de la République sur des principes qui concourent à l’affermissement et à l’illustration de l’Etat dont il est membre, et au Gouvernement duquel il sera peut-être un jour appelé. Je ne voyais, dans ce raisonnement, que l’orgueil et le préjugé Républicain. Je vous le passais comme un vice de terroir, j’accordais au Genevois ce que je nie au Philosophe.

Quelqu’habile que soit un Monarque il ne peut gouverner tout seul ; il lui faut un Conseil, dont tous les membres doivent avoir les qualités patriotiques que vous ne jugez nécessaires qu’aux Républicains : tout Monarque qui n’aura que des esclaves ou des flatteurs au lieu de Citoyens pour Conseillers, qui n’aura que des femmes de l’un et l’autre sexe à gouverner sera assurément le plus petit des Rois. Il n’est donc pas indifférent pour lui d’avoir des hommes, et de grands hommes dans son Etat. Les Sully, les Colbert, les Richelieu, les Louvois, les Turenne, les Luxembourg, les Catinat, les Villars, les Maurice n’étaient pas des femmes, et la splendeur de la France prouve qu’il faut des hommes à un Etat Monarchique.

La mémoire de ces grands hommes se présente trop naturellement à l’esprit pour qu’il m’ait été possible d’imaginer d’abord que vous ayez avancé votre paradoxe autrement que pour plaisanter ; mais votre grande Note m’a désabusé : j’y vois que vous parlez sérieusement. Vous y faites une espèce d’éloge des femmes pour encourager les Rois à les faire égorger ; votre haine pour les pauvres Dames se manifeste si fort, qu’on peut vous appliquer la fable du Renard qui pour se défaire du Loup son ennemi assure au Lion que le meilleur remède pour le rhumatisme est la peau de cet Animal. Le Loup est en conséquence écorchéeq.

Remettons votre Note sous les yeux du Public.

« On me dira qu’il en faut [des hommes] aux Rois pour la guerre. Point du tout. Au lieu de trente mille hommes ils n’ont […] qu’à lever cent mille femmes. Les femmes ne manquent pas de courage : elles préfèrent l’honneur à la vie ; [c’est une vérité que, par parenthèse, on n’attendait pas de vous, après avoir dit le contraire tout le plus au long que vous avez pu] quand elles se battent, elles se battent bien. L’inconvénient de leur sexe est de ne pouvoir soutenir les fatigues de la guerre et l’intempérie des saisons. [peu de chose  : voici le remède] le secret est donc d’en avoir toujours le triple de ce qu’il en faut pour se battre, afin de sacrifier les deux autres tiers aux maladies et à la mortalité. »er

Ce n’est donc Monsieur que lorsque les bonnes qualités des femmes peuvent tourner à leur préjudice que vous reconnaissez qu’elles en ont qui leur sont communes avec les hommes, telles que le courage, la bravoure, le dévouement à l’honneur jusqu’à la mort. Du temps de César, les féroces Germains pensaient comme vous sur le compte de leurs femmes, ils les menaient à la guerre avec eux ; ils étaient bien plus sages alors qu’aujourd’hui, n’est-ce pas ? il faut être un Philosophe de leur espèce pour se rappeler le bon parti qu’on peut tirer des femmes.

O hommes, que vous êtes imbéciles de ne pas prendre la quenouille et le fuseau, de ne pas vous dorloter comme on dit, pendant que vos femmes iraient se battre pour vous ! L’humanité y répugnerait, me diriez-vous ; qu’importe, dès que la Philosophie l’approuve et le conseille.

Est-ce là Monsieur une idée sérieuse, est-ce un conseil que vous donnez de bonne foi ? Qu’il est absurde et cruel ! Est-ce une plaisanterie ? Qu’elle est plate !

Je ne sais si les Dames vous ont assez maltraité pour vous engager à donner aux Rois de pareils avis sur leur compte : mais je sais bien que ces avis rendus publics ne vous procureront pas les bonnes fortunes d’Alain Chartier.

Je passerai légèrement sur les reproches que vous faites encore au Théâtre, de porter les jeunes gens à mépriser les vieillards ; le Théâtre n’apprend à mépriser que les vicieux ; et lorsqu’un vieillard est vicieux, son âge n’est pas un titre qui doive le mettre à couvert du mépris ou du ridicule ; mais il est juste de faire respecter et applaudir des vieillards tels que le Père du Menteur, celui du glorieux, celui de l’enfant prodigue, de Zaïre, de Guzman, de Nanine ; aussi le fait-on : consultez tous ceux qui ont lu les Scènes de l’aimable vieillard es ; combien ne leur font-elles pas regretter que M. Destouches soit mort avant d’avoir achevé de traiter cet admirable caractère.

J’ai trop bien démontré, je crois, que l’amour vertueux que vous attaquez encore ici était un sentiment louable, et très digne d’occuper la scène pour qu’il soit besoin de plaider de nouveau la cause du Parterre à ce sujet et justifier l’intérêt qu’il prend à Bérénice et à Zaïre : je rougirais pour lui s’il n’aimait pas ces deux femmes adorables autant que vous lui reprochez de le faire.

Bien plus, il me semble qu’il serait héroïque de préférer à l’Empire une femme vertueuse comme Bérénice et Titus cédant à l’ambition plutôt qu’à une passion si légitime se dégrade à mes yeux.

Je me reprocherais comme un vice honteux de mon cœur d’être sorti d’une représentation de Zaïre sans avoir pris pour elle le plus tendre intérêt : c’est le tribut que tout cœur vertueux doit payer à la Vertu malheureuse. Aimer une femme vertueuse comme Zaïre à l’excès, c’est aimer la Vertu comme on doit l’aimer : inspirer cet amour par ses ouvrages, c’est établir dans tous les cœurs l’amour de la Vertu. Le Théâtre est donc utile et bon par lui-même, pour tous ceux qui n’y viendront que dans l’intention d’y puiser la morale qu’il leur offre. Ceux qui n’y viennent que pour s’y faire voir, que pour y trouver des rendez-vous, que pour donner à l’Assemblée l’attention qu’ils devraient à la Pièce, ceux-là porteraient les mêmes intentions à l’Eglise ; ce n’est donc pas pour eux que le Théâtre est fait, et la scène n’est pas plus responsable que le Temple des abus qui s’y commettent. Je ne suis apparemment pas fait pour être aimé des Dames, puisque je remplis dignement du côté de la figure les rôles de feu M. Poisson : jugez Monsieur si je devrais être l’avocat du beau sexe ; vous n’êtes, peut-être, pas plus beau Garçon que moi : ne serait-ce point là la cause de votre mauvaise humeur ? Le Renard dédaignait les beaux raisins qu’il ne pouvait atteindreet : si cela est, prenez de moi l’exemple de la bonne foi. Votre ton cynique ne vous rendra pas plus aimable, au lieu que le mien pourra, du moins, me faire aimer des Dames qui ne me verront pas et je serai content. Quand on n’est qu’un Magot, il faut s’en tenir à l’amour Platonique : que sais-je ? il se trouvera peut-être quelque jour une femme qui me pardonnera ma mine, en faveur de mes sentiments : il faut voir.