(1759) L.-H. Dancourt, arlequin de Berlin, à M. J.-J. Rousseau, citoyen de Genève « CHAPITRE II. De la Tragédie. » pp. 65-91
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(1759) L.-H. Dancourt, arlequin de Berlin, à M. J.-J. Rousseau, citoyen de Genève « CHAPITRE II. De la Tragédie. » pp. 65-91

CHAPITRE II. De la Tragédie.

Le Théâtre rend la Vertu aimable, c’est ce que les Auteurs Dramatiques et bien des sages pensent unanimement : mais cet avantage ne vous étonne point, ce n’est pas selon vous opérer un grand prodige, la nature et la raison l’opèrent avant la scène ; distinguons, s’il vous plaît. Si tous les hommes étaient sages naturellement, rien de plus inutile, j’en conviens, que le Théâtre ; rien de plus inutile que tous les écrits des Pères, que l’Evangile même : mais si la plupart des hommes ne sont rien moins que sages, et que leur conduite et leurs mœurs prouvent que la nature et la raison ne leur ont pas encore fait trouver la Vertu assez aimable, pour n’avoir pas besoin de peintres qui leur en fassent remarquer les attraits ; si la vue de ces peintures les porte à faire plus d’attention à l’original, comme le portrait d’une jolie femme fait désirer d’en connaître le modèle à ceux qui ne l’ont pas vue ; il est donc probable que le Théâtre peut opérer les mêmes effets et que le coloris agréable qu’il prête aux charmes de la Vertu, altérés quelquefois par les pinceaux austères des Pasteurs ou des Philosophes, peut faire désirer de la connaître et de la pratiquer. Or on voit souvent au Théâtre combien la Vertu paraît aimable à tel qu’on n’aurait pas soupçonné d’être sensible à ses charmes, n’est-ce pas opérer le prodige que la nature et la raison n’ont pu faire ? J’ai vu tel jeune homme que les exhortations et les larmes de son père ne pouvaient rappeler de son égarement, laisser lui-même couler des pleurs lorsque dans L’Enfant prodigue Euphémon embrasse son fils repentant et que les larmes de la tendresse paternelle et de la joie effacent celles de la douleur sur les joues de ce père vénérablebg.

Parmi tant de jeunes gens libertins, parmi tant de jeunes prodigues que nul respect humain, que ni devoir ni raison, ni les chagrins de leur famille ne peuvent rappeler au bien, soyez convaincu, Monsieur, qu’il n’en est pas un seul qui, voyant représenter cette pièce, ne partage au moins dans ce moment le repentir d’Euphémon fils, et qui ne soit alors du parti de la Vertu. Que présumer de là, sinon que si ces libertins et ces fils dénaturés venaient souvent aux spectacles, s’ils prenaient plaisir pendant deux heures par jour à entendre le langage de la Vertu, si l’on pouvait les habituer à venir souvent se convaincre de ses avantages dans nos Tragédies, l’amour naturel que vous leur supposez pour la Vertu deviendrait plus efficace. « On aime la Vertu » dites-vous ; je le nie : si on l’aimait, on la suivrait, rien n’est plus simple et plus naturel ; mais, ajoutez-vous, « on ne l’aime que dans les autres »bh  ; est-ce donc là l’aimer ? C’est comme si l’on disait qu’un voleur de grand chemin aime beaucoup un voyageur parce qu’il lui souhaite beaucoup d’argent pour en avoir plus à lui voler : mais lorsque je vois un cœur endurci contre la tendresse et la morale d’un père, contre les larmes et les caresses d’une mère, s’amollir au spectacle et se laisser pénétrer du langage de la Vertu ; je suis convaincu que la scène la rend aimable, et que c’est un moyen des plus sûrs pour opérer la conversion de mon jeune homme. Il n’aimait sûrement pas la Vertu et voilà tout à coup qu’on la lui fait aimer, et qu’on le force à pleurer pour elle : sondez son cœur dans ce moment, vous verrez qui des deux y triomphe, ou du Vice ou de la Vertu.

« Je doute que tout homme, à qui l’on exposera d’avance les crimes de Phèdre et de Médée, ne les déteste plus encore au commencement, qu’à la fin de la pièce »bi  : mais vous avez bien raison. Si je dis simplement à cet homme : « Phèdre est une Marâtre qui persécute cruellement le fils de son mari, jusqu’au moment qu’elle en devient éperdument amoureuse ; sa déclaration n’excite que l’indignation et l’horreur de la part d’Hippolyte ; la rage, la honte et la jalousie la portent à l’accuser auprès de Thésée du crime dont elle est coupable elle-même. Thésée, dans le premier moment, dévoue son fils à la vengeance des Dieux et ce fils en devient la victime » ; il est certain que sur une pareille exposition tout homme tant soit peu raisonnable et vertueux frémira d’horreur et regardera Phèdre comme un monstre abominable : mais il changera d’avis après la représentation, parce qu’il verra dans Phèdre une femme malheureuse par sa passion, et chez qui la Vertu est presque aussi puissante que le Vice : elle est justifiée de la persécution qu’elle a fait essuyer à Hippolyte par ces vers où respire la Vertu :

« Toi-même en ton esprit rappelle le passé.
C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé ;
J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine ;
Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine. […]
Digne fils du Héros qui t’a donné le jour,
Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite,
La Veuve de Thésée ose aimer Hippolyte ?
Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper.
Voilà mon cœur, c’est là que ta main doit frapper.
Impatient déjà d’expier son offense
Au-devant de ton bras, je le sens qui s’avance
Frappe. etc.. »
bj

Ce n’est point Phèdre directement, c’est Œnone sa confidente qui conduit la malheureuse intrigue qui cause la mort d’Hyppolite ; en un mot si l’on sent de l’horreur pour le crime de Phèdre, elle force en même temps le Spectateur d’aimer ses remords et sa vertu à l’exemple de ce Prélat si célèbre par les charmes de son éloquence, par la profondeur de son savoir et par l’éclat de ses vertus ; « Phèdre disait-il, toute incestueuse qu’elle est, me plaît par sa vertu. »bk

Remarquez s’il vous plaît, que le Vice ne gagne rien à l’intérêt qu’on prend pour Phèdre, la vertu de celle-ci augmente au contraire l’exécration qu’Œnone mérite d’un bout à l’autre de la pièce.

Que de vérités cette Tragédie ne met-elle pas au jour ! Primo, que l’on doit fuir soigneusement l’occasion et ne jamais présumer de ses forces ; secundo, que la prévention des Juges fait la perte des innocents ; tertio, que les flatteurs « sont le présent le plus funeste qu’ait jamais fait aux Rois la colère céleste »bl . Un ouvrage qui développe et prouve trois vérités de cette importance, ne mérite-t-il pas bien d’être écouté ? Et ne conviendrez-vous pas, Monsieur, que c’est un effet du pouvoir de la Vertu que la pitié que l’on conçoit pour Phèdre, qu’on haïssait si fort avant que de la mieux connaître ? Il s’en faut bien que Médée opère le même effet, quoique l’inconstance de son mari semble en quelque façon justifier sa furie ; comme elle ne pense guère à la Vertu, j’ai toujours entendu dire de Médée : « la méchante femme ! » au lieu que de Phèdre on dit « la pauvre femme ! »

« La source de l’intérêt qui nous attache à ce qui est honnête et nous inspire de l’aversion pour le mal, est en nous et non dans les Pièces. […] L’amour du beau est un sentiment aussi naturel au cœur humain que l’amour de soi-même. »bm

La belle découverte que vous faites là ! C’est comme si vous disiez : « la raison qui nous fait trouver un tableau admirable est en nous et non pas dans le tableau. Il faut avoir des yeux pour pouvoir l’admirer : car sans yeux on ne l’admirera pas ; de même, il faut avoir un cœur pour sentir et apprécier la Vertu, car sans son cœur sensible et disposé à la trouver belle, on en ferait en vain le portrait le plus flatteur et le plus flatté. »

Le grave Muralt ni vous n’avez entendu selon moi ce passage d’Aristote : « Comœdia enim deteriores, Tragœdia meliores quam nunc sunt imitari conantur. »bn

Voilà comme je crois qu’il doit être expliqué et entendu, car la Tragédie doit représenter les hommes comme meilleurs, et la Comédie comme plus vicieux qu’ils ne sont ordinairement, où qu’ils ne le seraient dans le temps préfixe qu’ils occupent la scène. C’est un précepte par lequel Aristote prescrit aux Auteurs Dramatiques de préférer la vraisemblance à la vérité, et c’est la même chose que je vous ai dit ci-dessus. « Deteriores », ou « Meliores » n’expriment que la charge que l’on doit donner aux caractères pour les faire ressortir davantage. Si l’on peint un vicieux, on doit multiplier, hic et nunc, les situations les plus capables de faire sortir son caractère et de le rendre odieux, sic nunc deterior erit bo. On doit faire la même chose par rapport aux Héros qu’on veut représenter et leur faire faire, dans l’espace de temps qu’ils sont en scène, plus de belles actions, et dire plus de belles choses qu’il n’est probable qu’ils n’en feraient et qu’ils n’en diraient dans le court espace de temps qu’ils occupent la scène. Sic nunc meliores erunt bp. Voilà comme les hommes en un mot doivent être peints au Théâtre, deteriores vel meliores quam nunc sunt, plus méchants ou plus vertueux qu’à leur ordinaire.

« On me dira que dans ces Pièces le crime est toujours puni, et la vertu toujours récompensée. Je réponds que, quand cela serait, la plupart des actions tragiques, n’étant que de pures fables, des événements qu’on sait être de l’invention du Poète, ne font pas une grande impression sur les Spectateurs […]. »bq

Il ne fallait pas dire « sur les Spectateurs » mais dire « sur moi », et ne pas conclure de votre insensibilité singulière que tous les Spectateurs soient insensibles : votre allégation d’ailleurs est fausse. Les sujets de nos Tragédies sont ordinairement puisés dans l’Histoire, les Auteurs se font une loi de respecter les faits attestés, et loin que le Spectateur, dans les circonstances inventées s’amuse à réfléchir que ce sont des fables, les larmes que l’Acteur lui arrache prouvent assez qu’il est frappé du tableau comme il le serait de l’original. « Vice ou vertu, qu’importe »br , dites-vous ; mais il importe beaucoup : il n’est pas du tout indifférent de faire triompher la Vertu ou de punir le Vice. J’avoue qu’un attachement trop rigoureux à cette règle aurait banni du Théâtre des sujets vraiment tragiques, tels que Britannicus, Atrée et Mahomet : mais je remarque en même temps, que Néron et les deux autres monstres ci-dessus ne gagnent rien à leur triomphe qu’une horreur plus grande de la part des Spectateurs ; je le prouverai bientôt. Revenons.

« […] quel jugement porterons-nous d’une Tragédie où, bien que les criminels soient punis, ils nous sont représentés sous un aspect si favorable que tout l’intérêt est pour eux ? Où Caton, le plus grand des humains, fait le rôle d’un pédant ? où Cicéron, le sauveur de la République, […] nous est montré comme un vil Rhéteur, un lâche ; tandis que l’infâme Catilina, couvert de crimes qu’on n’oserait nommer, prêt d’égorger tous ses Magistrats, et de réduire sa patrie en cendres, fait le rôle d’un grand homme et réunit, par ses talents, sa fermeté, son courage, toute l’estime des Spectateurs ? etc.. »bs

Avec quelles lunettes avez-vous donc vu cela, est-ce dans la pièce de M. de Crébillon ou dans celle de M. de Voltaire, est-ce dans toutes les deux ? Il fallait vous expliquer. Dans celle de M. de Crébillon les gens sans humeur voient un Scélérat sublime peint tel qu’était Catilina, et qu’il faudrait peindre un Cromwell : car les Scélérats ont leurs héros comme les gens vertueux. N'est-il pas vrai que Cartouche n’est comparable dans l’étendue de ses vues et de ses projets ni à Catilina ni à Cromwell ? Ce misérable cependant occupait un degré supérieur parmi les Scélérats de sa classe, ce qui a fait dire à Le Grand ces deux vers dans le Poème héroï-comique dont il a honoré assez mal à propos la mémoire de ce coquin :

« Heureux si son grand cœur détestant l’injustice,
Eût fait pour la Vertu ce qu’il fit pour le Vice! »
bt

Loin donc que, conformément à l’histoire, M. de Crébillon ait eu tort de représenter Catilina éloquent, ferme et courageux, c’est au contraire par l’abus de ces grandes qualités qui ne sont pas des vertus qu’il cherche à le rendre, et qu’il le rend en effet plus odieux aux Spectateurs. Brutus, dans La mort de César, reproche à celui-ci jusqu’à ses vertus.

« Qui de ses attentats sont en lui des complices. »
bu

Si l’on admire le courage de Catilina quand il entre au Sénat, le Spectateur, bien instruit qu’il va mentir, ne voit en lui qu’un Scélérat détestable qui abuse de son éloquence, pour persuader tout ce qui peut opérer le ravage de Rome : la hauteur et l’insolence qu’il affecte et qui suspendent l’arrêt de sa mort, font regretter qu’il ne soit pas prononcé. C’est moins du courage qu’il montre alors que l’effronterie du Vice qui n’a plus de ressource que l’impudence. Ce n’est point la grandeur d’âme qui le porte à se donner la mort, c’est le désespoir, c’est la rage de n’avoir pas réussi dans son affreux projet ; situation de son cœur qu’il peint si bien dans les derniers vers qu’il prononce en faisant encore un effort pour poignarder quelqu’un :

« Cruels, qui redoublez l’horreur qui m’environne,
Qu’heureusement pour vous la force m’abandonne :
Mais croyez qu’en mourant mon cœur n’est point changé. »
bv

Qui voudrait-il assassiner, ce prétendu grand homme ? Tullie, l’épouse la plus vertueuse et la plus estimable, le père de cette même femme, et tout le Sénat.

Caton, que vous croyez un pédant, a pourtant été trouvé tel que l’histoire nous le peint, un vertueux féroce. Je ne m’amuserai pas à le justifier, je vous somme seulement de la part du Public de trouver dans son rôle un seul vers qui sente le pédant. Quant à Cicéron, que vous qualifiez de vil rhéteur, où trouvez-vous donc qu’il le soit ? Vil rhéteur répond à peu près à ce qu’on nomme en bon Français un bavard ennuyeux. Pouvez-vous ignorer cela ? Votre goût s’accorde bien mal avec celui de nos critiques, qui sont reconnus pour en avoir beaucoup : ils reprochent à M. de Crébillon de n’avoir pas, au contraire, assez fait parler Cicéron. Je serais entièrement de leur avis, si je ne savais gré à cet Auteur d’avoir fait faire de grandes choses au Consul, au lieu de lui en faire dire, surtout dans le moment qu’il a choisi pour son action. Voilà des assassinats commis, des avis effrayants reçus : il n’est plus question de pérorer, l’incendie menace Rome, il faut éteindre les flambeaux déjà tournés contre elle pour la réduire en cendres ; il faut donc agir. Cicéron agit en effet en Consul habile, en Ministre prudent, en politique éclairé ; voilà ce que des connaisseurs ont trouvé, ce que des critiques sévères ont applaudi. Vous êtes le premier qui ayez la gloire d’avoir vu dans ce personnage un vil Rhéteur, mais vous êtes habitué à voir partout ce que personne n’y a vu, n’y voit et n’y verra jamais : félicitez-vous donc seul aussi de ce bienfait des Cieux.

« Le savoir, l’esprit, le courage ont seuls notre admiration ; et toi, douce et modeste Vertu, tu restes toujours sans honneurs ! »bw

A vous entendre gémir de la sorte, qui ne croirait que vous venez de dire des vérités inutilement démontrées, qui ne croirait que vous en allez dire de nouvelles, et qu’elles auront un sort plus heureux ? Avec un peu de réflexion pourriez-vous l’espérer ? « Atrée et Mahomet jouissent de leurs forfaits, s’en vantent, » et vous ne voyez pas « de quoi peut profiter aux spectateurs, une Pièce où ce vers, 
"Et je jouis enfin du prix de mes forfaits."
Est mis en exemple. »bx
Je crois bien que vous ne le voyez pas, vous qui ne voulez jamais regarder que l’envers des choses qu’on vous montre.

N’avez-vous jamais vu, dites-moi, conduire un criminel au supplice ? N’avez-vous pas remarqué le sentiment de pitié dont la plupart de ceux qui le voient aller à la mort sont pénétrés ? C’est que ce n’est plus là le moment de l’équité. La compassion seule est la maîtresse de toute âme sensible en pareil cas. On vomit des imprécations contre l’exécuteur et l’on a plus d’un exemple que, sans autre intérêt, des étourdis, quoique bien instruits des crimes du patient, ont eu la témérité de détourner de dessus sa tête le glaive de la Justice : d’où vient ce sentiment ? C’est qu’alors on ne voit que le malheur du criminel, et qu’on ne voit pas son crime. Mais quelle horreur n’aura-t-on pas pour un Scélérat protégé ou puissant qui, après s’être impunément souillé de tous les crimes, aura néanmoins été assez bien servi en Cour pour en sortir blanc et net, et pour obtenir même un poste éclatant du haut duquel il insulterait à la probité, braverait les lois, opprimerait les faibles et les innocents : un tel homme serait d’autant plus odieux à tout le monde qu’il jouirait tranquillement de ses forfaits, et qu’il serait heureux au sein du crime : ceux qui se seraient attendris pour lui en le voyant conduire au supplice deviendraient eux-mêmes ses bourreaux, au moment qu’ils le voient heureux.

Les grands Auteurs, qui savent cela, ne risquent donc rien de violer avec discernement la règle établie de faire triompher la Vertu et de punir le Vice, parce qu’ils s’imposent alors celle de rendre leur personnage si odieux, qu’il résulte de sa félicité une horreur plus vive pour les crimes qui la lui ont procurée.

Voilà ce que d’habiles gens, des connaisseurs délicats, remarquent au premier coup d’œil ; « au lieu que nous autres petits Auteurs, en voulant censurer les écrits de nos maîtres, nous y relevons, par étourderie, mille fautes, qui sont des beautés pour les hommes de jugement. »by

C’est donc votre fautebz de n’avoir pas senti pourquoi M. de Crébillon a conservé au caractère d’Atrée toute la noirceur qu’il a trouvée dans l’original Grec, à très peu de chose près ; c’est votre faute de n’avoir pas senti pourquoi ce Sophocle Français a mis, dans la bouche de ce monstre ce vers terrible qui vous révolte si fort ; c’est votre faute enfin de ne pas savoir que plus un Scélérat est heureux, plus il est en horreur à tous ceux qui le connaissent.

Un des motifs qui fait que les Comédiens jouent rarement cette pièce c’est qu’ils savent que la plupart des Spectateurs sont révoltés si fort de l’horrible cruauté d’Atrée, qu’ils ne peuvent que rarement soutenir une seconde représentation de cette pièce.

Permettez-moi de vous raconter un fait qui, quoiqu’assez comique, vous fera juger de l’effet que cette excellente Tragédie est capable de produire : tout Marseille vous en attestera la vérité,

« Et vous entendrez là le cri de la nature. »

Un Capitaine de Vaisseau qui n’avait jamais vu de spectacle, fut entraîné par ses amis à la Comédie, on y jouait Atrée ; notre homme, ébloui par des objets tout nouveaux pour lui, oubliant que c’était une fable qu’il voyait représenter, lorsqu’il entendit Atrée prononcer ce vers qui vous choque si fort et par lequel il s’applaudit du succès de ses crimes, notre homme dis-je, se leva tout à coup avec fureur en criant : « Donnez-moi mon fusil que je tue ce B. là. »

Vous jugez bien qu’une pareille scène fit oublier la catastrophe à tous les autres Spectateurs et que bien en prit aux Acteurs que le vers qui mettait le Capitaine en fureur était le dernier de la pièce, car ils auraient eu peine à reprendre leur sérieux après une pareille saillie.

Il faut peut-être des exemples plus généraux pour vous convaincre. Allez, Monsieur, à la Comédie la première fois qu’on jouera cette pièce : ne vous occupez nullement du spectacle, donnez toute votre attention aux Spectateurs, et vous jugerez par les épithètes dont ils honorent Atrée presqu’à chaque vers qu’il prononce, de l’effet que produit en eux son caractère.

Je vous réponds que vous sortirez du spectacle bien convaincu que personne ne croit devoir ressembler à Atrée parce que ce monstre « jouit du prix de [s]es forfaits ».

S’il vous faut absolument cette expérience pour justifier M. de Crébillon dans votre esprit, il sera peut-être plus aisé de justifier M. de Voltaire : vous paraissez un peu plus de ses amis, ou plutôt vous feignez de l’être. Quatre gouttes d’encre de sa plume barbouillent, effacent, anéantissent pour jamais un Volume de vos sophismes.

La petite lettreca qu’il vous a écrite a furieusement diminué la réputation de votre long discours sur L’Inégalité des conditions cb. C’est donc un homme à ménager que M. de Voltaire, quoiqu’il ne vous ait rendu d’autres services que de vous éclairer malgré vous, si vous étiez aveugle de bonne foi.

M. de Crébillon, toujours pacifique et content de sa réputation, laisse la Critique aller son train ; sûr que vous n’ébranlerez pas son Stoïcisme, vous appuyez un peu plus effrontément sur son compte.

Je le connais par quelques-uns de ses amis ; je ne l’ai vu qu’une seule fois pour en recevoir une réprimande, et vous saurez bientôt pourquoi cette réprimande n’a fait qu’ajouter à l’estime que j’ai conçue pour lui et que tous les honnêtes gens lui doivent. Je suis donc bien éloigné d’attaquer ses ouvrages sous prétexte du bien public, et n’est-il pas honteux, pour un Philosophe comme vous, qu’un Comédien lui donne l’exemple de la probité ? Quand bien même les ouvrages de M. de Crébillon seraient susceptibles de la grossière satire que vous en faites, était-ce à vous de la faire ?

« Vous n’avez jamais vu qu’une fois l’Auteur d’Atrée et de Catilina, et ce fut pour en recevoir un service : vous estimez son génie et vous respectez sa vieillesse ; mais quelque honneur que vous portiez à sa personne, vous ne devez que justice à ses pièces ; et vous ne savez point acquitter vos dettes au dépens du bien public et de la vérité. »cc Ne dirait-on pas que vous êtes un de nos Académiciens et que par conséquent, juge éclairé de la Littérature Française, vous ayez été forcé par état de prononcer contre les écrits de votre bienfaiteur, et que les ordres de la Cour vous aient mis dans le cas d’opter entre le ménagement que vous lui deviez et l’accomplissement de vos devoirs ? Ne dirait-on pas qu’honoré de la place de Censeur public, vous ayez dû rendre compte au Ministère des ouvrages de M. de Crébillon ? Ne dirait-on pas enfin que le Public vous ait fait le dépositaire de ses intérêts ; et que prévenu pour vos lumières il ait renoncé à se servir des siennes, et qu’il ait mis sur votre conscience toutes les erreurs dans lesquelles il peut tomber, en matière de goût ou de sentiment ? Vous n’avez aucun de ces titres ; le Public n’a pas assez accueilli vos paradoxes précédents, pour que vous puissiez vous flatter de sa confiance : nulle Autorité ne vous a donné le droit de juger publiquement les ouvrages de M. de Crébillon ou de M. de Voltaire ; et l’usurpation du tribunal n’est pas un titre qui doive accréditer vos sentences : cette usurpation au contraire ne peut que vous être reprochée comme un signe certain de présomption et d’ingratitude. Le bien public n’exige pas que l’on chagrine les particuliers quand on peut s’en dispenser, autrement c’est donner l’exemple de l’abus qu’on peut faire de ce motif respectable : c’est encourager les envieux, par votre exemple, à satisfaire leur jalousie sous prétexte du bien public. On pourra donc en conséquence négliger tous les devoirs de la société avec cette excuse ; décréditer, trahir, opprimer ses bienfaiteurs, et transformer ainsi l’ingratitude en vertu ; alors il me paraît que le mal public résultera de l’amour du bien public. Vous voyez bien, Monsieur, que votre héroïsme est absurde, et surtout dans le cas présent ; ne pouviez-vous pas satisfaire à l’engagement que vous vous étiez imposé vous-même d’éclairer le Public sur les dangers du spectacle, sans trahir les devoirs de la reconnaissance et de la société ? Pourquoi ne pas puiser dans les pièces de mille Auteurs qui sont morts les preuves de votre système ? Vous en auriez trouvé sûrement de plus dignes de reproches que celles d’Atrée ou de Mahomet ; vous auriez rempli vos prétendus devoirs sans choquer personne.

Je vous aurai cependant une obligation de vous être livré à toute votre malignité, c’est qu’elle m’offre l’occasion d’agir d’une façon toute opposée à la vôtre. M. de Crébillon vous a obligé, à la première vue et sans vous connaître ; vous payez son service de la plus noire ingratitude. Malgré cela, la bonté de cœur de cet homme illustre est si publique, qu’il n’est pas même permis de croire qu’il se repente de vous avoir obligé. Je vous laisse penser en même temps quel gré le Public vous saura de votre ingratitude, et s’il ne m’en saura pas davantage de prendre le parti de M. de Crébillon, dont je n’ai reçu d’autre service qu’une Mercuriale assez aigre, mais je l’avoue, très justement méritée. Avant de m’être procuré l’honneur de connaître M. de Voltaire, la mode de fronder tous ses ouvrages, établie dans tous les cafés de Paris, la commodité d’y recueillir des épigrammes pour en enrichir le texte d’une critique, la rage enfin d’être Auteur et de me faire imprimer, me firent faire une lettre très plate, très ridicule et très sifflable contre la Comédie de Nanine cd. Je ne sais si j’avais un peu d’esprit alors ; mais il est bien certain que je n’avais pas le sens commun.

On accusait avec la dernière lâcheté M. de Voltaire d’attenter à la gloire de M. de Crébillon ; je crus faire ma Cour à celui-ci en lui portant ma critique de Nanine pour la lui faire approuver en qualité de Censeur, j’allai le lendemain pour en chercher l’approbation. M. de Crébillon n’y était pas, ou ne voulut pas y être : on me remit ma critique avec cette note au bas : « ceci n’est qu’une critique très mal à propos et très injuste de M. de Voltaire : la police n’en passe pas. »

Un Auteur de dix-huit ans environ ne se rend pas à de pareilles leçons, et piqué contre M. de Crébillon, que j’accusais de mauvais goût, je courus faire imprimer courageusement ma lettre ; elle eut, comme vous jugez bien, à peu près le succès qu’elle méritait2. Deux ou trois ans s’écoulèrent depuis ce bel exploit : j’avais pendant ce temps fréquenté assidûment les spectacles, j’avais lu d’excellents critiques, enfin j’avais appris à rougir de l’impertinence de ma censure, et à chérir les ouvrages de M. de Voltaire autant qu’ils le méritent. Je m’amusais quelquefois à les représenter avec des jeunes gens de mon âge, et nous nous en acquittions assez bien pour que le rapport qu’on en fit à M. de Voltaire l’engageât à vouloir bien nous honorer de ses conseils. Il voulut bien nous recevoir chez lui, et nous profitâmes assez des avis qu’il nous donna pour qu’il crût pouvoir hasarder de nous faire jouer son Mahomet vis-à-vis d’un Auditoire à faire trembler les Acteurs les plus conformes. Encouragés par les suffrages d’un tel Maître, nous ne craignîmes point de tenter d’acquérir ceux de ses égaux, c’est à dire de presque toute l’Académie rassemblée chez lui. Nous représentions Mahomet, j’y jouais le rôle de Séide, et les suffrages de notre Auditoire présagèrent à mon ami M. Lekain les applaudissements que le Public lui donne maintenant à si juste titre. Les caresses de M. de Voltaire et les compliments que je reçus me firent croire que j’avais mis à profit quelques-uns des conseils dont il m’avait honoré. Je ne me vanterais point de m’être acquis ces applaudissements si l’exiguïté de ma taille m’eût permis de me consacrer au tragique ; mais comme le Public veut que ses yeux soient contents au spectacle autant que ses oreilles, j’ai cru devoir métamorphoser le Héros en Arlequin et devoir quitter le Diadème pour la calotte de Crispin.

Je jouissais du temps le plus heureux de ma vie ; le bonheur d’être instruit par M. de Voltaire mettait le comble à ma félicité ; il me fit un envieux, un faquin que nous avions banni de notre société pour des raisons très importantes, faquin que je nommerais s’il vivait encore et s’il n’avait payé de la vie en Hollande son impudence et sa fatuité, eut l’indignité de communiquer à M. de Voltaire cette critique de Nanine en question : il mesurait l’âme de ce grand homme sur la sienne, et s’était imaginé qu’un égarement de jeunesse, une rhapsodie d’enfant allait déconcerter son amour-propre : il arriva tout le contraire. M. de Voltaire redoubla ses caresses, j’ignorai toujours la perfidie de mon lâche délateur, et je vis arriver le cruel moment du départ de M. de Voltaire pour la Prusse, sans qu’il m’eût témoigné le moindre ressentiment.

Je le vis même regretter avec bonté que ma taille et ma mine l’empêchassent de m’honorer de sa protection pour le Théâtre de Paris et de faire pour moi ce qu’il faisait avec tant de raison pour mon ami Lekain.

« La faute en est aux Dieux, qui m’ont fait un magot. »

Après le départ de M. de Voltaire pour Berlin, nous continuâmes à représenter quelques-unes de ses pièces. Le goût et les lumières de Madame D., digne nièce du plus célèbre des Oncles, suppléait à la privation des leçons de notre cher maître. Un jour que la reconnaissance et le devoir m’avaient conduit chez elle pour lui rendre mes respects, elle me déclara la pièce qu’on m’avait jouée, et m’apprit que M. de Voltaire avait lu ma mauvaise critique. Cette nouvelle me pénétra du chagrin le plus vif. Ma confusion annonçait mon repentir, je cherchais des excuses que je ne pouvais trouver ; mon embarras et ma douleur se peignirent si bien dans mes yeux, que Madame D. en eut pitié ; elle eut la bonté de demander pardon pour moi et l’obtint : je crus alors que M. de Voltaire ne rejetterait pas le témoignage de mon repentir ; j’eus l’honneur de lui écrire : savez-vous quelle fut sa réponse à ma lettre ? Un engagement de la part du Marquis de Montperny pour la Cour de Bayreuth, avec les recommandations les plus flatteuses et les plus capables d’y assurer mon bonheur.

Si vous connaissiez un peu mieux les sentiments de la reconnaissance, je vous laisserais juger de l’étendue de la mienne : mais vous n’avez appris qu’il faut vous faire connaître jusqu’où ce sentiment peut et doit aller. Je vous déclare donc que bien loin de croire que le bien public m’autorise à critiquer les ouvrages de M. de Voltaire, je le regarderai toute ma vie comme un maître éclairé à qui je dois le peu de talents qu’on a la bonté de reconnaître en moi ; que je le regarde comme un ami dont le cœur est fermé à tout ce qui pourrait altérer ses sentiments en faveur de ceux qui s’y sont donné place, comme un protecteur moins attentif à ses intérêts qu’à ceux des personnes qu’il protège comme un père, aux soins et à la tendresse de qui j’ai l’obligation de n’être plus dans les chaînes de la finance, et à qui je dois l’avantage de pouvoir vivre avec l’aisance que les talents procurent à ceux qui les exercent ; quand je serais devenu sage, et que quand bien même je verrais malheureusement assez clair pour trouver quelque faute capable d’altérer tant soit peu le plaisir ou plutôt le ravissement que j’éprouve quand je lis ou que je vois représenter ses ouvrages, je ne m’en imposerais pas moins la loi de les défendre envers et contre tous.

Le beau défenseur, allez-vous dire, un Pygmée défendre Hercule ! eh pourquoi non, s’il vous plait ? Vous qui n’êtes pas plus grand que moi, vous avez bien osé l’attaquer.

Souvenez-vous de la fable de « La Colombe et de la Fourmi »ce : je ne suis pas tout à fait comparable à la Fourmi, j’en conviens ; mais aussi vis-à-vis de M. de Voltaire, n’êtes-vous pas comparable au Chasseur, qui était sur le point de tuer la Colombe ? Vos traits seront toujours hors de portée ; il n’est donc pas plus ridicule à moi d’entreprendre de le défendre, qu’à vous de l’attaquer ; et puisque je me suis mis en charge, j’entre en fonction et je commence.

Est-ce du Catilina de M. de Voltaire que vous avez voulu dire que par son courage, son éloquence et sa fermeté, il captive l’estime de tous les spectateurs ? Si un scélérat pouvait être estimé, assurément celui de M. de Voltaire mériterait cet honneur plus qu’aucun autre scélérat ; mais je suis bien certain que vous ne trouverez personne capable d’estimer un pareil monstre. Le Cicéron de Rome sauvée, si éloquent, si ferme, si grand dans ses démarches au goût de tout le monde, se serait-il métamorphosé à vos yeux seuls en « vil rhéteur » ? Et parce que Caton semble redouter la hardiesse réfléchie de Cicéron, confiant à César qui lui est suspect le salut de la République, sa prudence en aurait-elle fait à vos yeux un poltron et un « pédant » ? Je ne sais, mais je crois bien que ce sera pour vous seul qu’on verra arriver de pareils miracles. Je ne m’arrêterai donc pas à défendre Rome sauvée plus longtemps que Catilina : je passe à Mahomet.

C’est encore un objet sur lequel je puis vous sommer de vous en rapporter à mon expérience. J’ai joué, comme je vous l’ai déjà dit, le rôle de Séide dans cette pièce ; M. de Voltaire avait lui-même composé notre Auditoire de gens qu’il avait prié d’apporter un œil connaisseur et critique sur la pièce et sur les Acteurs, plutôt que leurs dispositions à se laisser toucher par les beautés d’un Poème.

M. Lekain représentait le rôle de Mahomet avec tout le feu, l’énergie et la dignité qui pouvaient paraître miraculeux dans un jeune homme qui n’avait encore chaussé le Cothurne que trois ou quatre fois pour s’amuser. Encouragé par les suffrages et les leçons de M. de Voltaire aux répétitions, appuyé de ses avis lumineux, j’étais parvenu à seconder passablement les talents de mon camarade ; et malgré tout ce qui manquait à mon extérieur pour me donner l’air d’un Héros, notre Auditoire me fit l’honneur de pleurer et de frémir en m’écoutant. Je vis l’horreur et l’indignation se peindre sur tous les visages et monter au comble à mesure que la pièce approchait de la catastrophe : toute l’assemblée nous honora de compliments sur l’exécution, et chacun de ces compliments exprimait l’impression que les assistants avaient reçue. Elle était telle que la gloire que nous en recevions était encore plus flatteuse pour l’Auteur que pour nous. Comment de jeunes gens, sans habitude au Théâtre et qui ne montraient encore que les dispositions nécessaires pour s’y distinguer un jour, auraient-ils pu faire cette impression sur des auditeurs consommés au Spectacle, et maîtres eux-mêmes du Théâtre, si la pièce n’était une de celles qui toucheraient le cœur le moins sensible, quand bien même on la débiterait comme on lit la gazette ? En admirant la pièce, personne ne s’avisa cependant de trouver que Mahomet fut justifié par sa grandeur d’âme et sa politique. J’entendais faire de toute part au poème l’application de cette pensée de Lucrèce :

« Tantum Religio potuit suadere malorum ! »
« Quoi ! la Religion mène à de tels excès ! »
cf

Vous voyez bien Monsieur que le scrupule de mettre de grands Criminels sur la Scène serait pusillanime puisque les produisant il en résulte qu’on en conçoit une horreur plus forte pour le crime, et que l’effet que vous craignez que leur exemple ne produise n’est qu’une chimère, puisqu’il ne s’est jamais manifesté depuis tant de milliers d’ans que l’histoire, l’épopée, la Tragédie et la Scène mettent sous les yeux des Scélérats ; mais Mahomet n’est point puni, non Monsieur. Et c’est justement en cela, comme en bien d’autres choses, que M. de Voltaire doit voir comparer son génie à celui de Corneille, de Racine et de Crébillon, puisque comme eux c’est par la prospérité du crime qu’il a su rendre son personnage encore plus abominable. Quel est l’homme vertueux qui n’égorgerait pas un Scélérat aussi détestable que Mahomet ? Vous l’aurez peut-être trouvé un peu moins odieux qu’Atrée, et vous croirez M. de Voltaire moins digne de censure, parce que son imposteur est en quelque façon puni par la mort de Palmire, et qu’il lui fait dire avec transport :

« Il est donc des remords. »
cg

Malgré cela Monsieur je m’efforcerais, si je jouais le rôle de Mahomet, de le rendre aussi odieux qu’Atrée par la façon dont je prononcerais cette hémistiche : je ne l’exprimerais pas avec un transport involontaire qui laisse supposer un reste de sensibilité louable dans le cœur d’un Scélérat, et par laquelle on rappelle peut-être mal à propos l’indulgence ou la compassion du Spectateur ; je voudrais au contraire augmenter l’horreur que Mahomet inspire, en faisant sentir par mon expression que j’ai du dépit d’avoir aucun remord. Cela, je crois, rendrait plus naturelle et plus conséquente la promptitude avec laquelle le faux Prophète passe des remords à la réflexion scélérate et politique.

« Je dois régir en Dieu l’Univers prévenu ;
Mon Empire est détruit, si l’homme est reconnu. »
ch

Vous me siffleriez sans doute d’avoir ajouté un trait noir de plus au caractère de Mahomet ; mais si l’Auteur et le Public m’applaudissaient, croyez-vous que je ferais beaucoup d’attention à votre mauvaise humeur ?

« Oui je soutiens et j’en atteste l’effroi des Lecteurs »ci . Il faut avoir l’âme bien sanguinaire, le jugement bien faux et le goût bien dépravé pour croire les massacres des gladiateurs un spectacle moins odieux que celui de Mahomet ou d’Atrée : ceux-ci sont dévoués l’un et l’autre à l’exécration publique, les autres étaient dévoués à une curiosité sanguinaire, et au caprice le plus détestable. Il faut avoir le cœur bien corrompu, pour estimer les Catilina tels que M. de Crébillon et M. de Voltaire nous les représentent. Tel qui leur accorde sa bienveillance en sortant de la Comédie, ne mérite assurément celle de personne dans la société.

« Les anciens, dites-vous, avaient des héros et mettaient des hommes sur leurs Théâtres ; nous, au contraire, nous n’y mettons que des héros, et à peine avons-nous des hommes »cj  : mais les anciens faisaient fort mal, et nous faisons fort bien.

Pour fortifier un jeune homme dans ses exercices, pour le former et lui procurer la vigueur nécessaire, on doit lui proposer un but auquel il ne semble pas naturel qu’il puisse atteindre, afin qu’en multipliant ses efforts et ses tentatives, il acquière la force et l’adresse nécessaires pour y parvenir dans la suite. Il est certain que trop de complaisance pour sa faiblesse l’entretiendrait dans l’indolence et l’empêcherait de se fortifier suffisamment pour vaincre les difficultés qui lui seront proposées dans l’âge viril ; donc les anciens, en ne montrant que des hommes, ne pouvaient à peine faire que des hommes de leurs jeunes gens, parce qu’il est rare qu’on s’efforce de surpasser ou même d’égaler son modèle, au lieu qu’il est probable que nous faisons des hommes, puisqu’en n’offrant pour modèle que des Héros à nos jeunes gens, nous les mettons dans le cas de rougir de ne pas devenir au moins des hommes.

Je ne me suis pas contenté de vous prouver que la Tragédie n’était rien moins que dangereuse, je crois vous avoir prouvé qu’elle est encore utile à la correction des mœurs. Je n’aurai pas plus de peine, je crois, à démontrer que la Comédie a les mêmes avantages : c’est ce que je vais m’efforcer de faire dans le Chapitre suivant.