Des Plaisirs, et en particulier des Spectacles.
Il n’est pas possible d’être toujours occupé. Les délassements sont nécessaires à la faiblesse humaine. Le Christianisme, ni même la plus haute perfection du Christianisme, ne détruit pas la nature. Saint Antoine jouait un jour avec ses frères dans son désert. Un Chasseur survint et les surprit dans la récréation qu’ils prenaient. Il en parut scandalisé. Le Saint s’en aperçut. Bandez votre arc, dit-il au Chasseur, et lancez un trait. Il le fit. Encore un, reprit le Saint. Le Chasseur obéit. Ne vous lassez point, continua saint Antoine, en le priant de décocher une troisième flèche, puis une quatrième, une cinquième encore. Enfin celui-ci s’excusant sur ce que la corde de son arc s’était relâchée, à force de tirer. Il faut donc la laisser reposer, dit le Saint. Eh bien, il en est de même de nos esprits et de nos corps. Ils ont besoin de repos. Pour leur faire supporter le travail, il est nécessaire de leur donner de temps en temps un peu de relâche. C’est ce que vous nous voyez faire à présent, mes frères et moi.
Mais qu’il y a de danger dans les plaisirs, qui sont usités dans le Monde ! D’abord il en est, qui sont tout à fait illégitimes par eux-mêmes, auxquels il faut absolument renoncer. Cela est évident.
Au nombre de ces plaisirs, je mets les Bals publics et les Comédies. Vous savez ce qu’on entend par Bals publics. Je ne crois pas qu’on puisse s’y trouver sans péché, péché plus ou moins griefa suivant les circonstances et les dispositions où l’on se trouve ; j’en dis autant des Spectacles, ne fut-ce d’abord qu’à raison de l’occasion de péché à laquelle on s’expose.
Mais, dit-on, (c’est le langage commun) je suis sûr de n’y faire aucun mal. Tout ce que j’y vois, ou entends, ne fait aucune impression sur moi : ce n’est donc pas une occasion de péché, du moins une occasion prochaine.
1°. Saint Chrysostome répond : Que vous êtes heureux de pouvoir marcher au milieu du feu, sans crainte de vous brûler, sans que le feu fasse sur vous aucune impression ! Mais il n’en est pas moins vrai, poursuit ce Père, que c’est, en soi-même, une occasion, et même une occasion prochaine de péché. J’en juge par le grand nombre, c’est sans contredit le plus grand, de ceux qui y pèchent. Si Dieu jusqu’ici, par un miracle de sa grâce, vous a empêché d’y tomber, pour lui en marquer votre reconnaissance, faut-il retourner dans le piège, dont il vous a garanti ? Voudriez-vous, sous prétexte que déjà quelquefois vous avez vu des pestiférés sans prendre le mal, voudriez-vous, dis-je, pour cela vous familiariser avec eux ?
2°. S. Cyprien ajoute : Dans ces spectacles publics, personne n’est pour vous une occasion de chute ; mais vous l’êtes peut-être vous-même pour autrui : et vous serez responsable, dit ce Père, de la perte de ceux que vous aurez fait tomber.
De si grandes autorités portent, ce me semble, leur preuve avec elles. Par rapport aux Comédies spécialement, dont on se fait dans le monde bien peu de scrupule ; j’ajouterai cependant encore une preuve, qui me semble démonstrative.
C’est un principe constant dans la Morale, que quiconque est cause d’un péché mortel, commet un péché mortel. Fussiez-vous deux mille causes d’un seul péché mortel, vous faites tous un péché mortel.
Or toute représentation de Théâtre est sans doute un péché mortel. Jugez-en par ce que l’Eglise pense des Acteurs. Elle les excommunie, et s’ils meurent sans avoir abjuré authentiquement le Théâtre, elle leur refuse la sépulture des Fidèles. En assistant à leurs représentations, n’êtes-vous point cause qu’ils représentent ? Que personne n’écoute la médisance, il n’y aura point de médisants : d’où les Casuistes concluent que ceux qui écoutent la médisance, ne font point un moindre mal que ceux qui médisent. Si personne n’assistait à la Comédie, il ne serait point de Comédiens. Concluez de même.
Vous ne vous excuseriez pas, en disant que, quand vous en particulier n’iriez pas au Théâtre, on n’en représenterait pas moins. Je rencontre quatre assassins, qui tuent mon ennemi. Je me joins à eux, je lui porte un coup ; ne fuis-je pas aussi coupable qu’eux ?
Il n’y a pas un Philosophe ancien, soit Grec, soit Romain, qui n’ait regardé les spectacles, comme la source de tous les désordres. L’an 400. après la Fondation de Rome, les Censeurs proposèrent au Sénat de faire construire un Théâtre de pierre. Le grand Scipion s’y opposa, et fit à ce sujet un discours si véhément, pour prouver que les spectacles corrompraient infailliblement les Romains, que le Sénat fit vendre aussitôt tout ce qui avait été préparé pour la construction du Théâtre.
La suite fit voir que Scipion ne s’était pas trompé, et l’établissement des spectacles à Rome fut l’époque du luxe et de la mollesse, qui corrompirent enfin cette fameuse République.
Il n’est donc pas étonnant que les saints Docteurs de l’Eglise aient déclamé avec tant de force contre les spectacles. Voici un trait remarquable dans l’Ecriture, au chapitre 4. du Livre II. des Macchabées. Jason, s’étant emparé du souverain Pontificat, résolut de pervertir entièrement le Peuple Juif, et il n’y réussit que trop. Un des moyens, qu’il employa, et qui fut le plus efficace, fut d’établir à Jérusalem les spectacles de la Grèce. Les Prêtres▶ eux-mêmes, dit l’Ecriture, abandonnèrent le soin du Temple, et négligèrent les sacrifices, pour aller prendre part aux jeux que leur Grand ◀Prêtre faisait représenter sur la place.
On croit répondre à tout, en disant que les spectacles, aujourd’hui, sont bien différents de ce qu’ils étaient autrefois. A qui donc croit-on parler ainsi ? N’avons-nous pas le Théâtre d’Euripide, de Sophocle, de Ménandre, etc. celui de Sénèque, de Plaute et de Térence ? Qu’on les compare à ceux de Racine, des deux Corneilles, de Molière, etc. on verra lesquels sont les plus propres à corrompre le cœur. Et l’impiété que quelques Auteurs tragiques ont affecté de semer dans leurs Ouvrages, n’est-elle pas une des causes de l’irréligion qui se répand et s’établit de jour en jour ?
Que le Monde est contradictoire à lui-même ! Si les spectacles sont aussi innocents qu’il le prétend, si bien loin d’y courir aucun risque pour l’innocence, on y prend au contraire, les plus belles leçons de vertu, pourquoi serait-on étonné et même scandalisé d’y voir des personnes, qui font profession d’une plus grande régularité ? Pourquoi les maximes du Monde même en excluent-elles ceux que leur état oblige à une sainteté plus particulière ? Tertullien disait autrefois que c’était un signe d’apostasie d’aller au Théâtre ; n’est-ce pas encore aujourd’hui un signe d’apostasie de la dévotion ? Mais autrefois le Christianisme et la sainteté étaient regardés comme une même chose. Qu’on y met de différence aujourd’hui !
Vous me direz que vous êtes à la Cour, et que souvent à la Cour aller au spectacle est un devoir d’état. Eh ! tous les jours ne savez-vous pas vous affranchir de mille devoirs pareils, qui vous gênent ? Tous les Pages de Nabuchodonosor étaient obligés de manger les viandes, qui avaient été servies à la table du Monarque. La plupart de ces viandes étaient défendues aux Juifs. Daniel et ses compagnons n’eurent-ils pas l’art de s’en abstenir, sans offenser leur Supérieur ! Et Daniel en devint-il dans la suite moins cher à son Maître ?
Mais ce n’est qu’une seule fois, dit-on, qu’on veut aller au spectacle. Il faut du moins savoir ce que c’est. On ne prétend pas s’en faire une habitude. Je réponds que si le spectacle est mauvais en soi, il n’est pas plus permis d’y aller une fois que mille. D’ailleurs, qu’il est indiscret de s’exposer même une seule fois à l’occasion de pécher ! On ne sait guère ce que c’est que péché, si l’on nie que les spectacles en soient une occasion prochaine. Mais de plus, est-on bien assuré, quand on y va, qu’on n’ira que cette fois ? Entre les amorces du péché, il n’en est point de plus attrayante. Quand on l’a goûtée une fois, elle rappelle sans cesse. Combien en est-il, qui ont prétendu de même n’y aller qu’une seule fois, ou par curiosité, ou par complaisance ; et que l’attrait du Théâtre a tellement séduits tout à coup, qu’ils en sont devenus les partisans les plus zélés et les plus empressés sectateurs.
Témoin Alype, disciple d'abord, et ensuite ami de saint Augustin. Etudiant le Droit à Rome, quelques-uns de ses condisciples lui proposèrent un jour d’aller avec eux à l’Amphithéâtre. Alype autrefois avait aimé passionnément les spectacles, et saint Augustin, étant son Maître de Rhétorique à Carthage, l’avait guéri de cette passion. Alype s’en croyait dégoûté pour toujours. Il résiste aux invitations, aux prières, aux pressantes sollicitations de ses amis ; mais ils l’entraînent de force. C’est en vain, leur dit-il, que vous me faites violence. Vous pouvez la faire à mon corps ; mais vous ne pouvez rien sur mon esprit. Au milieu de vous, à l’Amphithéâtre, je serai dans mon cabinet, avec mes Livres. En effet, Alype ferma constamment les yeux pendant le spectacle, et au lieu d’y prendre aucune part, il ne s’occupa que de ses réflexions. Mais tout à coup un cri extraordinaire frappa ses oreilles et excita sa curiosité. Il ouvrit les yeux. A peine vit-il le spectacle, qu’il s’y sentit intéressé. Ravi, transporté, hors de lui-même, il mêle ses cris et ses applaudissements à ceux des autres spectateurs. Enfin il sort plus épris que jamais de l’amour du Théâtre.
Une illustre Princesse, dont la mort prématurée nous a fait verser depuis peu tant de
larmes, disait un jour à une personne, qu’elle honorait de quelque confiance, qu’elle ne
concevait pas comment on pouvait goûter quelque plaisir aux représentations du Théâtre,
que pour elle c’était un vrai supplice. La personne, à qui elle parlait ainsi, ne put
s’empêcher d’en marquer de l’étonnement, et prit la liberté de lui en demander la raison.
Je vous avoue, répondit la Princesse, que quelque gaie que je sois en allant à la Comédie,
sitô t que je vois les premiers Acteurs paraître sur
la scène, je tombe tout
à coup dans la plus profonde tristesse. « Voilà, me dis-je à moi-même,
des hommes qui se damnent de propos délibéré, pour me divertir. Cette
réflexion m’occupe et m’absorbe toute entière pendant le spectacle. Quel plaisir
pourrais-je y goûter.
»
Que cette façon de penser est admirable dans une jeune Princesse à peine âgée pour lors de dix-huit ans ! Ces façons de penser lui étaient familières sur toutes sortes de sujets et en toutes sortes de circonstances. Jamais peut-être Princesse n’a été plus généralement et plus sincèrement regrettée ; mais je puis ajouter que le public, en la regrettant, ne savait pas jusqu’à quel point elle méritait de l’être. On la connaît en général comme un vrai modèle de toutes sortes de vertus ; mais on ignore une infinité de traits particuliers qui justifient cette idée générale que l’on a d’elle. Je regarde comme le plus grand bonheur de ma vie d’avoir été fréquemment depuis plus de douze ans dans l’occasion de savoir la plus grande partie de ces détails abrégés. En me satisfaisant moi-même, je ferai sans doute au Public un plaisir singulier de les lui apprendre. D’ailleurs, rien ne vient mieux à mon sujet. Toute la conduite de cette admirable Princesse n’est, en vérité, qu’une représentation la plus fidèle de toutes les règles et de toutes les maximes que cet ouvrage renferme.