(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre XI. De l’amour & de ses impressions dans le Poéme Tragique. » pp. 165-178
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(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre XI. De l’amour & de ses impressions dans le Poéme Tragique. » pp. 165-178

Chapitre XI.

De l’amour & de ses impressions dans le Poéme Tragique.

L es Anciens ne connoissoient pas l’amour dans les Tragédies. Les mouvemens de cette passion molle leur sembloient peu dignes de la grandeur du Théatre. En effet, elle ne produit que des scènes touchantes. Corneille en a mis dans ses piéces, mais il n’en a guére fait le fond de ses intrigues ; elle n’y occupe que la seconde place. Si l’amour, comme le remarque l’Auteur du Théatre Grec, fait un grand rôle dans ses piéces, du moins il n’y fait pas le principal, & il est toujours subordonné à l’ambition, dont souvent même il devient le ministre & l’esclave.

Ce pere de notre scène sentoit que cette passion uniforme dans ses effets comme dans ses causes, ne pouvoit produire que des impressions foibles & peu tragiques.

Racine, dont les piéces ne respirent que la douceur & la mollesse, a mis l’amour à la mode sur le Théatre, & a habillé les héros de l’antiquité à la Françoise. Dans une scène où deux de ces personnages se rencontrent, presque toujours celui à qui la postérité a déféré le premier rang, n’occupe que le second. Défiguré souvent même par les fades transports de l’amour, à peine le reconnoît-on. Alexandre, couronné de Myrtes, & redevable de sa victoire aux foiblesses & à la trahison de Cléofile, autant qu’à sa valeur, est moins grand que Porus.

Il n’y a point de Lecteur un peu instruit, qui ne préfére le tendre pere d’Iphigénie, suspendu entre l’obéissance dûe aux Dieux & le cri de la nature, à un jeune orgueilleux, qui prétend tout soumettre à sa passion. Achille ne dit à Agammemnon que des fadeurs ou des injures. Il semble qu’on ait été obligé de dérober aux bienséances, ce qu’on donne à l’amour.

Que Corneille est en ce point supérieur à Racine ! S’il met deux héros ensemble, l’un n’est pas ravallé par un odieux contraste. Le Vainqueur de Mitridate, & le Chef des rebelles d’Espagne, disputent des talens militaires, de générosité & d’héroisme. Ils gagnent tous deux à se voir, & on ne sçait lequel est le plus grand.

Un Auteur, qui a peut-être égalé Racine dans le rôle de Zaïre, dit qu’il ne sçait quel nom donner aux fautes qui sont le charme du genre humain.

Je ne crois pas qu’il nie que ces fautes, ou plutôt l’amour, à moins d’être manié par des Racine, ou par lui-même, ne fera jamais sur le Théatre que de médiocres impressions.

Dans toutes les piéces tendres on voit toujours un Prince aimé, & qui rencontre des obstacles à son bonheur, ou un Prince qui n’est pas aimé, & qui se resout à tout pour gagner un cœur qui se refuse à ses vœux. On ajuste cet épisode toujours assez mal, à un grand évenement qu’il doit produire ou empêcher. Mais est-il vraisemblable qu’Alexandre au moment de perdre le fruit de trois ans de victoires, consume avec une Princesse étrangére, le tems qui est destiné aux dispositions d’une bataille telle qu’il n’en a point encore donné ?

Si l’amour fait naître quelques nouveaux détails, & il ne peut rien produire de plus, ils partent toujours de la même source. Cette ressemblance refroidit le spectateur, & il n’y a qu’un pas du refroidissement au dégoût.

Il n’y a guére d’homme qui en allant à une piéce nouvelle, ne pût se parler ainsi. « Je vais voir un Prince malheureux en amour, & qui ménacé de la perte de ses Etats, paroîtra plus occupé de sa Maîtresse que de leur défense ; ou une Princesse, qui se refusant à celui à qui le devoir la donne, me fera de longues élegies, me débitera de brillantes maximes sur la nécessité où sont les personnes de son rang, de sacrifier leurs desirs aux raisons d’Etat. Le Prince, s’il est victorieux, sera couronné ; s’il ne l’est pas il se tuera. »

Ainsi un tel homme sçait d’avance le sujet, le nœud & la catastrophe de la piéce. Je demande s’il pourra être agité des mouvemens tumultueux que la tragédie doit exciter.

Faut-il encore s’étonner si les anciens, & même ceux des modernes, qui ne se sont proposés que d’émouvoir les grandes passions, ayant eu à représenter le renversement des Etats, des conquerants ou des défenseurs de la Patrie, ont donné des caractères tout-à-fait vrais, dit encore le Pere Brumoy ? Faut-il s’étonner que la portion des spectateurs la plus capable de saisir les beautés d’une Tragédie, paroisse desœuvrée au Théatre, ou occupée de toute autre chose ?

J’ose le dire, si les gens de Distinction ne fréquentent plus la Comédie que par coutume, ou pour s’y donner eux-mêmes en spectacle, on doit moins l’attribuer à un certain goût de frivolité, qu’à une juste satiété, qu’à ces intrigues amoureuses, qui, leur rabattant éternellement les mêmes intérêts, les mêmes situations, ne méritent de leur part qu’une inattention dédaigneuse.

La Tragédie ne doit exciter que la terreur & la pitié ; l’une & l’autre résultent principalement du choc des plus fortes passions, des combats des héros contre les tyrans, des Dieux contre les Destins.

Ce n’est point aux doucereux transports d’une passion effeminée a remplir la scène, c’est aux emportemens de la colére & de la rage. Le miel ne doit point y couler, c’est le sang.

En vain on rapporteroit la cause de cette invention funeste à la galanterie, goût dominant de la nation.

En vain on croiroit excusables les Auteurs qui s’y conforment ; nous avons prouvé plus haut que c’est un abus dangéreux. L’amour n’en dépouillera pas moins la Tragédie de cet appareil terrible qui fait son essence, & ne la reduira pas moins au médiocre talent de toucher les cœurs, au lieu de les ébranler.

« Peut-on, dit encore l’Auteur que nous venons de citer, avoir quelque élevation dans les sentimens, sans être choqué de voir la Tragédie dégradée par une tendresse vaine, qui n’a rien de sérieux, & dont tout l’art est d’arrêter à chaque pas l’impression que devroient faire la terreur, la pitié ou la passion principale de la piéce ? Cette passion peut-elle produire un effet durable, & laisser d’elle un long souvenir, tandis qu’on l’interrompt par des huit ou dix scènes de galanterie ? Le jeu d’une passion théatrale consiste à se développer par un enchaînement d’impressions qui la menent insensiblement à son comble. Mais cette chaîne se rompt à chaque instant ; aussi l’impression primitive s’efface-t-elle par les scènes galantes. »

Que contiennent-elles ces scènes ? des sentimens connus de tous les spectateurs. Car qui n’a pas aimé ? Quoiqu’on ne soit ni Roi ni Prince, ceux-ci n’ont pas une autre maniere d’aimer. Il est si facile de réduire ce qu’on entend à ce qu’on a senti !

Nos Piéces amoureuses n’ont point ce piquant, ce charme de la nouveauté, qui pénétrent l’ame de desirs & d’impatience. On y semble, dit Scaliger, plus attentif à endormir nos sens dans la langueur de la satiété, qu’à rallumer notre curiosité. 10

Il est une autre classe de Spectateurs sur lesquels l’amour semble avoir épuisé tous ses traits. Ses douceurs anéanties dans une longue habitude, ne trouvent plus d’accès dans leur ame. Leurs sens émoussés par les plaisirs-mêmes, sont insensibles à leur ivresse. Ils ont honte de ses transports, parce que la refléxion leur a présenté dans un grand jour le tableau des déreglemens de cette passion. Combien rencontrent, même à nos Spectacles, les instrumens de leur confusion, & les causes du dérangement de leur fortume ? Il est donc certain que les intrigues d’amour, n’ont pas sur eux un effet bien puissant.

Il reste une troisiéme portion de spectateurs, sur laquelle elles peuvent en faire davantage ; ce sont les jeunes gens. Or, si nos Poëtes ne travaillent que pour ceux-ci, on peut leur abandonner leurs suffrages ; mais on sera toujours fondé à dire que l’amour, comme partie principale des Tragédies, est un foible moyen de soutenir sa grandeur.

« L’Auteur des représentations en Musique leur annonce une décadance certaine, si au lieu d’exprimer les savantes manieres & les grandes passions en quoi les anciens excellerent, on ne faisoit que des chansons tendres, des petits airs, & de semblables bagatelles. C’est, ajoute-t-il, ce qui est arrivé à la tragédie sur la plûpart des Théatres ; au lieu des grandes actions, des sentimens généreux, qui excitent le courage, la vertu, l’émulation, la compassion, la crainte, l’estime, l’admiration ; on ne voit presque plus, par le mauvais goût du siécle, que des intrigues de galanterie où des héros effeminés, font les pitoyables personnages d’amans passionnés. »

Il est rare que les hommes soient agités de deux grandes passions dans le même tems. On n’en voit guére qui soient à la fois extrêmement tendres & extrêmement ambitieux. Si on met cette espéce de caractère sur le Théatre, l’une de ces passions a toujours le pas, & on peut remarquer parmi nous que ce n’est presque jamais celle qui feroit les plus fortes impressions ; ainsi on dégrade les personnages tragiques, & on rend la scène languissante.

C’est dans l’histoire des grandes révolutions qu’on trouvera des tableaux qui ne ressemblent point. Deux héros, deux ambitieux, n’agissent jamais dans les mêmes circonstances. Leurs caractères sont différens. Leurs vues, leurs entreprises dépendent des tems, des lieux, des usages, des loix & des peuples. Telle est la source où les anciens ont puisé ces intérêts, ces passions, qui emportent nos ames comme dans des tourbillons de feu.

« On ne l’a abandonnée, dit le Pere Brumoy, que parce qu’il est plus difficile de nourrir une piéce de son propre suc, & de lui donner ses justes proportions en ne tirant sa force que de l’action même. Mais, continue-t-il la force du génie, ne paroît-elle pas d’avantage à suivre le fil d’une action durant cinq actes, & toujours en croissant, que d’y coudre divers morceaux étrangers pour remplir son étendue ? »

Je sçais que moins d’Auteurs s’essayeroient sur le Théatre, mais il y auroit plus de bons Poëtes. Je voudrois donc que les jeunes gens ne fussent point admis à la lecture d’une piéce dont l’intrigue seroit d’amour. Ils feroient de plus grands efforts pour soutenir l’action théatrale, & ils y gagneroient, ainsi que le public. Ils développeroient leur génie dans l’étude & dans les veilles. Ils s’assureroient de leur propres talents.

Quand ils auroient fait plusieurs bonnes piéces dans le genre simple, les succès qu’ils y auroient obtenus leur donneroient droit de s’essayer sur l’autre. Et comme il est plus aisé de descendre du grand au moindre, que de monter de celui-ci à celui-là, on peut d’avance leur répondre qu’alors ils partageront la gloire des maîtres de l’art, qui nous ont laissé des chefs-d’œuvres dans la Tragédie de pure action, & dans la Tragédie épisodique.