(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre VII. De la Diction. De la Poësie dans la Tragédie. » pp. 122-130
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(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre VII. De la Diction. De la Poësie dans la Tragédie. » pp. 122-130

Chapitre VII.

De la Diction. De la Poësie dans la Tragédie.

N ous avons dit que la Poësie de style ne fait pas seule le mérite du drame, mais sans l’en exclure ; elle lui sert au contraire d’un merveilleux accompagnement. Il faut seulement qu’il soit assorti. Le Poëme en a besoin ; il ne s’agit que de ne pas lui donner la préférence sur les idées. Nos Auteurs péchent ou en travaillant, ou en négligeant trop leur style.

La diction de la plûpart de nos Poëmes est trop séche, trop languissante, sans force, sans images, sans embonpoint, sans carnation. Ce défaut est d’autant plus commun, qu’il est fondé sur un préjugé qui a des partisans. D’autres auteurs ayant le talent de la versification, répandent les fleurs & les figures à pleines mains, dans leurs ouvrages. L’esprit y pétille, un confident qui n’a que deux mots à dire, ne s’exprime que par comparaison, dilemme ou apostrophe.

J’ai dit que le premier de ces défauts avoit un préjugé pour fondement. Il y a en effet des gens qui prétendent qu’on ne devroit point mettre les Tragédies en vers. Parce que les Héros qu’elles représentent ne parloient pas ce langage ; & qu’il diminue la vraisemblance & l’illusion Théâtrales.

Je disois, il y a quelques années, à une Actrice, à l’occasion d’une Tragédie où elle avoit bien fait, qu’il étoit dommage que cette Piéce fût écrite foiblement.

« Foiblement, reprit-elle, Monsieur ? Dites sagement : moins on s’apperçoit qu’un Acteur récite des vers, plus on le croit aisément ce qu’il représente. Hercule, Auguste, Mitridate, Ænée, Œdipe, Pompée parloient-ils en vers ? La Poésie, sur-tout celle qui est majestueuse & trop cadencée, est un abus sur le Théâtre. M. de la Mote avoit raison de le dire. Thespis & ses successeurs n’ont écrit en vers, que pour ne pas heurter de front l’usage où étoient les chœurs, de chanter des Hymnes à l’honneur des Dieux ; que par complaisance pour les Prêtres de Bacchus, qui murmuroient tout haut qu’on eût déjà introduit dans ces chœurs, des sujets étrangers à leur culte. »

Les Pièces dragmatiques sont des imitations ; mais il est des objets qu’une trop scrupuleuse imitation ne feroit pas supporter sur la Scène. Un Héros peut-être bossu, boiteux, estropié d’un bras. L’Acteur qui voudroit le représenter ainsi, ne réussiroit pas. On ne pardonneroit pas au Comédien, ce que l’on passe au Héros. Nous exigeons que le Théâtre répare les défauts de la Nature.

L’imitation doit être belle ; on ne doit pas prêter à Charles XII, au Grand Condé, au Comte de Saxe, les lis & les roses d’un petit Maître ; mais il faut encore moins en faire des objets bas & hideux.

La Poësie ranime en quelque sorte les grands hommes ; cette belle magicienne, par le prestige & les enchantemens, nous force à voir & à croire des choses passées, ou qui ne sont que vraisemblables. Sa démarche imposante & mesurée, peut seule nous représenter ces personnages, à qui l’on aime à attacher une idée de grandeur & de Majesté.

Le Théâtre doit soutenir cette noble idée. Les décorations, la musique, les habillemens, la Poësie sont les moyens qu’il y employe. Si on en retranche la derniere, il faudra aussi en bannir les autres. Les Héros qu’on y représente, agissoient-ils au bruit des instrumens, dans des lieux entourés de siéges, au milieu de cinquante mille spectateurs ? Voilà pourtant le Théâtre ancien.

Thespis a embelli la Tragédie des charmes de la Poésie, parce qu’il en connoissoit la véritable destination, parce que tous les grands Poétes qui avant lui avoient chanté les Héros & les Dieux, l’avoient connue comme lui. Les murmures des Prêtres de Bacchus ne tomboient point sur la Poésie de ses Tragédies ; mais sur les Tragédies elles-mêmes. Ils voyoient que ce nouveau genre de Spectacle, faisoit abandonner l’ancien. Ils devoient s’opposer à cette innovation, qui tendoit à diminuer le crédit de leurs cérémonies.

Négliger la force, la pompe ou la douceur de l’expression, c’est vouloir allumer un grand feu, en le couvrant de glace ; c’est priver la Scène du plus puissant moyen de fixer l’attention & de gagner le cœur par les sens. Est-il possible de soutenir une grande action avec des ressorts foibles & communs ?

Le défaut contraire n’est pas moins funeste aux pièces dragmatiques. L’enflure n’est pas une imitation, c’est un excès de la Nature. Il y a longtems qu’on le dit, mais il semble qu’on ne puisse trop le répéter.

Une Pièce écrite en vers, qui étonnent l’oreille, éblouit & ôte au spectateur le tems d’apercevoir ses défauts.

On fait donc des vers ronflans. Les sentimens les plus simples sont rendus avec esprit, avec emphase. On perd de vûe cette régle dictée par la Nature, ne dire que ce qu’il faut, & de la manière qu’il le faut.

Dans un endroit où il s’agit de passer rapidement de la colere à l’amour, on fait sur la premiere une tirade, dont l’éclat & la chute étourdissent. On ne voit pas que le spectateur même en applaudissanr est réfroidi, & ne sait plus où il en est. Dans ces vers pompeux, le Poéte s’est montré seul, on ne sait où retrouver le Héros.

Les passions ne sont qu’ébauchées, & c’est tout ce qu’on peut faire, quand l’esprit parle au lieu du sentiment & du goût. On n’en a apperçu que le germe ; c’est ce qui fait dire à Saint Evremont : « chez nous ce qui doit être tendre, n’est souvent que doux ; ce qui doit former la pitié, fait à peine la tendresse. L’émotion tient lieu du saisissement, l’étonnement de l’horreur ». Le spectateur n’est point agité des violentes secousses que les passions bien maniées produisent. Elles n’excitent que des mouvemens imparfaits, qui ne savent ni nous laisser dans notre assiette, ni nous enlever hors de nous-mêmes.

Il n’y a guère de Tragédie où il n’y ait une description de ruine ou de saccagement de Ville. On n’y oublie point les morts entassés, les ruisseaux de sang, les enfans expirans dans les bras de leurs meres ; les Soldats assouvis de meurtres & de pillage. On fait beaucoup pour soi-même & rien pour la Pièce. Il faut bien peindre ; mais le grand art du Peintre, c’est de faire voir une vaste étendue de pays, dans un petit espace. Il ne faut pas épuiser un sujet, quand on en a mis plusieurs sous les yeux. Ce qu’on dit de trop sur l’un est perdu pour un autre.

L’économie générale souffre donc de ce partage mal entendu. L’action est encore plus affoiblie par ces magnifiques descriptions & par cet amas de vers pompeux, dont on remplit chaque couplet d’un rôle. Il est visible que ces vices viennent du peu de force des Athlétes. On a peu de paroles, quand on a beaucoup d’idées : au Théâtre parler, c’est agir ; & quoi qu’il y ait peu d’actions réelles dans un drame, tout y est action, parce que tout ce qu’y disent les personnages, exprime leur action. L’art du Poéte consiste donc à créer des actions du discours même.

« Dans les bons Auteurs, tout parle tout agit ; mais c’est, dit le pere Brumoy, plus l’action & le sentiment que le discours, au lieu que nos jeunes Poétes donnent souvent dans le discours & les paroles, pour suppléer au Spectacle & à la passion. »

Ce n’est que de sens froid qu’on applaudit à la beauté des vers dans un Spectacle. Avec quelle réserve faut-il donc user de l’élocution, puisque plus on s’y attache, moins il paroît d’action, & par conséquent de Tragique ?