Lettre d'un théologiena
Mais parce que c’est quelque chose d’assez délicat, et que le point de la Question consiste à les bien accorder ensemble, je veux bien ne vous rien avancer de moi-même, et vous faire parler en ma place l’incomparable saint Thomas, lequel étant d’un côté un Père très religieux et un très saint Docteur de l’Eglise, et de l’autre l’Ange de l’Ecole, le Maître et le Chef de tous les Théologiens, me paraît tout-à-fait propre pour rassembler les sentiments partagés des uns et des autres, et pour nous tracer le chemin que nous devons suivre sans avoir peur de nous égarer.
« Je veux enfin que vous vous ménagiez, car il est de l’homme sage de relâcher quelquefois son esprit trop appliqué à ses affaires ».
« Comment, continue saint Thomas, comment se fait ce relâchement de l’esprit, si ce n’est par des paroles ou par des actions divertissantes ? Ce n’est donc point un mal ni rien d’indigne de l’homme Sage et Vertueux, de ne se point refuser des plaisirs innocents et honnêtes ». Ce saint Docteur veut même qu’il y ait quelque sorte de péché à ne point prendre de divertissement ;
« Parce, dit-il , que tout ce qui est contre la raison est vicieux ; or il est contre la raison qu’un homme veuille être à charge aux autres, qu’il s’oppose à leurs innocents plaisirs, qu’il ne veuille jamais être de la partie, ni contribuer par ses paroles ou par ses actions à leur divertissement commun. C’est donc avec beaucoup de raison que Sénèque dit à ce sujet : Comportez-vous dans les compagnies avec tant de sagesse et de discrétion que personne ne vous trouve fâcheux, ou ne vous méprise comme un homme de rien qui ne saurait pas vivre, car c’est un vice d’être fâcheux à tout le monde, et l’on s’attire avec sujet le nom de sauvage et de grossierf. »
De ces paroles de saint Thomas, il vous est aisé de juger, Monsieur, que sous le nom de
jeux, il comprend aussi la Comédie, quand il dit : « Que ce relâchement de
l’esprit, qui est une vertu, se fait par des paroles et par des actions
divertissantes »
. Qu’y a-t’il de plus propre et de plus particulier à la
Comédie, qui ne consiste qu’en des paroles et en des actions risibles et ingénieuses qui
font plaisir et qui délassent l’esprit ? Je ne pense pas qu’en tout autre divertissement
on trouve unies ensemble et les paroles et les actions : mais écoutez encore un peu ce
grand Docteur, il achèvera de vous convaincre par une objection qu’il se fait à lui-même,
et vous verrez comme il y répond. L’objection est forte et délicate, et contient presque
tout ce qu’on peut dire contre les Comédies et contre les autres Spectacles.
« Il semble, dit saint Thomas , que les Comédiens passent les bornes du divertissement, eux qui ne destinent toute leur vie qu’à jouer. Si l’excès du divertissement est donc un péché (comme on n’en peut douter) les Comédiens sont en état de péché, comme aussi tous ceux qui assistent à la Comédie pèchent, et ceux qui leur donnent quelque chose sont comme les fauteurs de leur péché, ce qui semble être faux ; car nous lisons dans la Vie des Pères qu’il fut un jour révélé à saint Paphnuce qu’il n’aurait pas dans l’autre vie un plus haut degré de gloire qu’un certain Comédieng. »
« Le divertissement, répond cet excellent Docteur , étant donc nécessaire pour la consolation de la vie humaine, on peut destiner à cette même fin certains emplois qui soient permis. Ainsi l’emploi des Comédiens établi pour donner aux hommes une recréation honnête, n’a rien, selon moi, qui mérité d’être défendu, et je ne les crois pas en état de péché, pourvu qu’ils n’usent de cette sorte de jeu qu’avec modération, c’est-à-dire qu’ils ne disent ou ne fassent rien d’illicite ; qu’ils ne mêlent point, comme on dit, le sacré au profane, et qu’ils ne jouent point en un temps défendu. Et quoique dans la vie (ce sont toujours les paroles de saint Thomas) ils n’aient point d’autre emploi à l’égard des autres hommes, ils en ont toutefois de fort sérieux à leur égard, et par apport à Dieu, comme quand ils le prient, quand ils règlent leurs passions, quand ils donnent l’aumône aux pauvres. De là, je conclus (poursuit ce grand homme) que ceux qui les paient et qui les assistent avec modération ne pèchent point, et qu’ils font même une action de justice, puisque c’est leur donner la récompense de leur ministère : mais si quelqu’un dissipait tout son bien après eux, ou bien qu’il entretint des Comédiens qui jouassent d’une manière scandaleuse et illicite, je ne doute point qu’il ne péchaient comme s’il les entretenait dans le péché, et c’est dans ce sens que se vérifie cette parole du grand saint Augustin : Que donner son bien aux Comédiens, c’est moins une vertu qu’un vice. »
Eh bien, Monsieur, jusqu’ici ce sont les propres paroles de saint Thomas : peut-on mieux répondre qu’il le fait à cette grande Objection ? Et ne vous est-il pas le plus aisé du monde de tirer trois consciences de toute sa Doctrine. La première, que sous le nom général de jeux et de divertissements il entend aussi la Comédie, et qu’il l’approuve en même temps, qu’il trouve de la vertu dans les premiers. La seconde, qu’il ne faut pas croire en état le péché les Comédiens qui passent toute leur vie sur le Théâtre, et moins par conséquent les Auteurs qui leur donnent des pièces à représenter, pourvu que les uns et les autres s’en acquittent avec modération et avec prudence, et qu’ils fassent d’ailleurs des actions sérieuses de piété et de dévotion. La troisième enfin, que non seulement il n’y a point de péché à les assister avec discrétion, mais encore que c’est une action de justice de leur donner, comme on y est obligé, la récompense de leur emploi et de leur travail. Ainsi vous voyez bien que l’Ange de l’Ecole, et après lui les Théologiens, admettent la Comédie, et que s’ils en condamnent quelque chose avec les Pères, ce n’en peut être que l’excès.
« Or est-il, continue ce saint Docteur, que les paroles et les actions divertissantes peuvent être réglées par la raison : il s’y trouve donc de l’excès quand elles ne suivent plus cette règle et qu’elles sont outrées en elles-mêmes, ou défectueuses par les circonstances que l’on y doit apporter ». C’est sur ce principe que devons répondre aux autorités des Pères de l’Eglise, puisque, selon saint Thomas, ils n’invectivent que contre l’excès de la Comédie, et nous ne ferons rien en cela qu’à l’exemple de ce grand Docteur qui, selon sa coutume, appliquant à tous les Pères la réponse qu’il donne à un seul, répond de cette manière à S. Chrysostome. Cette bouche d’or de la Grèce avait diti que ce n’est pas Dieu qui est l’Auteur des jeux, mais le Démon, et pour donner de la force à ce qu’il avait avancé, il avait apporté ce passage de l’Ecriture :
« Le peuple s’assit pour manger et pour boire, et il se leva pour jouerj. »Mais S. Thomas veut que ces paroles du grand Chrysostome s’entendent des jeux excessifs peu modérés, et kil ajoute que l’excès dans jeu tient d’une folle joie, appelée par S. Grégoire la fille de la gourmandise et du péché, et que c’est en sens qu’il est écrit :
« Que le peuple s’assit pour manger et pour boire et qu’il se leva pour jouer. »C’est une réponse que nous devons donner à tout ce qu’on nous objecte des Saints Pères, avec d’autant plus de raison qu’à les examiner sans prévention et à peser toutes leurs paroles, il est aisé de voir que s’ils sont tant déchainés contre la Comédie, ça a été parce que de leur temps, l’excès en était criminel et immodéré, et que s’ils l’avaient trouvée, comme elle est aujourd’hui conforme aux bonnes mœurs et à la droite raison, ils ne l’auraient pas tant décriée, et auraient crû, comme saint Thomas, qu’il n’y avait point de mal à y assister, mais c’était quelque chose de si horrible et de si infâme que la Comédie, comme la jouait du temps de nos pères, qu’il n’y a personne à l’heure qu’il est, (je parle des gens du monde et de ceux encore qui sont les moins retenus) qui ne les condamna comme ont fait les Pères, et ce n’est pas une chose étonnante que ces saints Personnages aient employé toute la force de leur zèle contre la chose la plus scandaleuse qui fut dans l’Eglise. N’est-ce pas contre l’excès de la Comédie, par exemple, que se récrie Tertullien, lorsqu’il dit :
« N'allons point au Théâtre, qui est une assemblée particulière d’impudicité, où l’on n’approuve rien que ce que l’on improuve ailleurs ; de sorte que ce qu’on y trouve de plus beau est pour l’ordinaire ce qui est de plus vilain et de plus infâme, de ce qu’un Comédien, par exemple, y joue avec les gestes les plus honteux et les plus naturels ; de ce que des femmes oubliant la pudeur de leur sexe, osent faire sur un Théâtre, et à la vue de tout le monde, ce qu’elles auraient honte de commettre dans leurs maisons, où elles ne sont vues de personne ; de ce qu’on y voit un jeune homme s’y bien former, et souffrir en son corps toutes sortes d’abominations, dans l’espérance qu’à son tour il deviendra maître en cet art épouvantable. On y fait paraître jusqu’à des filles perdues, victimes infâmes de la débauche publique, d’autant plus misérables en cela qu’elles sont exposées sur le Théâtre à la vue des femmes qui ignorent le libertinage. Elles y sont le sujet de l’entretien des jeunes gens : l’on y apprend le lieu de leur prostitution : l’on y compte le gain qu’elles y font ; et l’on y fait leur éloge devant ceux qui ne devraient rien savoir de toutes ces choses. Je ne dis rien, ajoute ce Père, de ce qui doit demeurer caché dans les ténèbres, de peur d’être coupable de ces crimes par le seul récit que j’en ferais. »
Que serait-ce donc que nous dirait Tertullien, s’il voulait révéler tous ces mystères d’iniquité qu’il renferme dans un éternel oubli, puisque ce qu’il nous en dit est si impie et si infâme ! Mais les autres Pères ne sont pas si retenus que lui, et ne font point de difficulté de découvrir tout ce qu’ils en savent. Ne croyez pas que j’ai envie de vous les rapporter tous : outre que j’aurais plutôt fait de vous citer toute la Bibliothèque des Pèresl, ces matières délicates traitées hardiment dans une langue qui souffre tout, ne pourraient se rendre dans la nôtre sans blesser les oreilles tant soit peu chastes, et je me contenterai de vous laisser à connaître ce qu’ils en ont dit de fort, par ce que je vous choisirai dans leurs écrits de plus faible.
« Qui pourrait traiter, dit-il , de ces représentations honteuses, de ces paroles deshonnêtes, de ces mouvements lascifs, et impudiques, dont on peut connaître l’énormité et le crime par la défense que ces choses imposent elles-mêmes de les rapporter ? »
« Ces mouvements pleins d’impudence que l’on voit dans la personne des Comédiens, quel autre effet produisent-ils que d’enseigner le mal à la jeunesse ? Leurs corps efféminés sous la démarche et sous l’habit de femme représentent les gestes les plus lascifs des plus dissolues. »Et plus bas :
« Après la licence des paroles on en vient à celle des actions : on dépouille en plein Théâtre, à la prière du peuple, des femmes débauchées, etc. »» Jugez si le reste que dit ce Père peut être quelque chose de fort beau.
« On y blasphémait le Nom de Dieu, dit saint Chrysostome, et lorsque les Comédiens avaient prononcé quelque blasphème, c’était alors que l’on y riait de tout son cœur. ». C’est ce qui obligea le troisième Concile de Carthage à condamner par ce Canon les Comédiens comme blasphémateurs :
« Que les Laïques mêmes n’assistent point aux Spectacles, car il a toujours été défendu à tout Chrétien d’aller où il y a des blasphémateurs.. »
« comment un Chrétien, auquel il n’est pas même permis de penser aux vices, pourra-t-il souffrir des représentations impures, où après avoir perdu la pudeur on s’enhardit à commettre les plus grands crimes ? »» Il n’est donc besoin que des lumières de la raison pour condamner de si grands excès. Aussi lisons-nous dans saint Chrysostome, que « certains Barbares ayant entendu parler de ces jeux de Théâtre, et du plaisir que prenaient les Romains à les voir représenter, dirent ces paroles dignes des plus grands Philosophes (Il faut que les Romains, quand ils ont inventé ces sortes de voluptés, se soient gardés comme des personnes qui n’avaient ni femmes ni enfants) » et on loue Alcibiades, entr’autres choses, d’avoir fait jeter dans la Mer un Comédien trop libre, appelé Eupolis, pour avoir récité en sa présence des vers infâmes, ajoutant à ce châtiment ce beau mot qui perdrait de sa force s’il était rendu en notre langue : Tu me in Scena sæpe mersisti, et ego te semel in mario.
Vous voyez bien, Monsieur, que tous ces passages des Pères, et mille que je ne vous rapporte pas contre Comédie, à force de trop prouver contre elle ne prouve rien contre celle d’aujourd’hui. Ce serait perdre temps que de faire comparaison de l’une à l’autre : Je vous prie seulement de remarquer que bien loin d’affaiblir la doctrine de saint Thomas, tout cela au contraire ne sert qu’à la confirmer ; car ce n’est que contre l’excès de la Comédie que s’arment les Saint Pères, au lieu que si de leurs temps ils l’avaient trouvée dénuée des malheureuses circonstances qui l’accompagnaient, ils auraient été du sentiment de saint Thomas, et s’ils ne l’avaient pas approuvée, du moins l’auraient-ils jugée indifférente.
« Dieu, dit-il, a établi toutes choses et les a données aux hommes, et par conséquent elles sont toutes bonnes, comme le Cirque, les Lions, les Voix, etc. Quelles sont donc celles dont il n’est pas permis d’user ? »Et ce grand homme répond :
« qu’il est vrai que toutes choses ont été instituées de Dieu, mais qu’elles ont été corrompues par le Démon : Que le fer, par exemple, est autant l’ouvrage de Dieu que les herbes et que les Anges ; que toutefois Dieu n’a pas fait ces créatures pour servir à l’homicide, au poison et à la magie, quoi que les hommes les y emploient par leur malice : et que ce qui rend bien des choses mauvaises, qui de soi seraient indifférentes, c’est la corruption et non pas l’institution. »D’où appliquant ce raisonnement aux Spectacles et à la Comédie, il s’ensuit que considérée en elle-même, elle n’est pas plus mauvaise que les Anges, les herbes et le fer, mais que c’est le Démon qui la change, l’altère et la gâte. Vous voyez que Tertullien a mis les Comédies parmi les actions indifférentes, et que ce n’est pas les condamner que d’en reprendre l’excès.
« Que les Spectacles sont bons et permis s’ils sont accompagnés des précautions et des circonstances nécessaires. »Le Bienheureux Albert le Grand son Maître lui avait appris cette Doctrine : et les paroles que je lis à ce sujet dans saint Antonin Archevêque de Florence, sont trop précises pour ne pas vous les rapporter :
« La Profession de Comédien, dit-il, parce qu’elle sert à la récréation de l’homme, qui est nécessaire pour sa vie, n’est pas défendue d’elle-même : de là vient qu’il n’est pas non plus défendu de vivre de cet art », etc. Et dans un autre endroit :
« La Comédie est un mélange de paroles et d’actions agréables pour son divertissement ou pour celui d’autrui ; si l’on n’y mêle rien de déshonnête, ni d’injurieux à Dieu, ou de préjudiciable au prochain, ce jeu est un effet de la vertu d’Eutrapélie, car l’esprit qui est fatigué par des soins intérieurs, comme le corps l’est par les exercices du dehors, a autant besoin de repos que le corps en a de nourriture. Ce Repos se procure par ces sortes de paroles ou d’actions divertissantes que l’on appelle Jeux. »Se peut-il rien, Monsieur, de plus fort en faveur de la Comédie ? Cependant c’est un grand Saint qui parle : d’où vient donc qu’il ne se déchaîne pas tant que les plus anciens ? C’est que la Comédie se corrige et se perfectionne tous les jours, et j’ai remarqué en lisant les Saints Pères, que plus ils s’approchaient de nous, plus ils s’adoucissaient à l’égard de la Comédie, parce qu’apparemment la Comédie se reformait, au lieu qu’aux siècles éloignez, ils déclamaient avec plus de ferveur contre les abominations dont elle était accompagnée. Ce n’est pas pour cela que les derniers le cèdent en science et en sainteté aux premiers, c’est que la Comédie se change : aussi voyons-nous qu’elle n’est pas défendue par le Saint de nos jours, le grand François de Salesp Evêque de Genève, qui peut sans contredit servir de modèle à tous les Directeurs dans la conduite des ânes à la véritable dévotion : et Fontana de Ferrare rapporte dans son Institution que l’illustre saint Charles Borromée permit les Comédies dans son Diocèse par une Ordonnance de 1583, à condition néanmoins qu’avant d’être représentées elles seraient revues et approuvées par son Grand Vicaire, de peur qu’il ne s’y glissa quelque chose de déshonnête. Ce pieux et savant Cardinal approuva donc les Comédies modestes, et ne condamna que les déshonnêtes et les impies, comme on le voit par le troisième Concile qu’il tint à Milan en 1572. Outre cette foule de témoignages qui sont en ma faveur, je puis encore former une forte preuve tirée des paroles et de la conduite des Saint Pères en général, et vous faire remarquer que ceux qui ont parlé si fortement contre les Comédies, ne l’ont pas fait avec moins de force contre les jeux de Cartes, de Dés, etc. Ils ont crié contre les banquets et contre les festins, contre le luxe et contre les parures, contre les bâtiments superbes, contre magnificence des maisons, la richesse des ameublements, la rareté des peintures, etc. On en trouve des Homélies tout entières dans saint Chrysostome : on en voit un détail particulier dans le Pédagogue de saint Clément d’Alexandrie : saint Augustin en parle fort au long dans la plupart de ses Ouvrages, et surtout dans la Lettre qu’il écrit à Possidonius : saint Cyprien cité par le même saint Augustin, saint Grégoire, en un mot tous les Saints Pères ont vivement déclamé contre le luxe et contre la richesse des habits ; tantôt intimidant les Chrétiens par l’exemple du mauvais Riche, tantôt les menaçant des Anathèmes prononcés par saint Paul, et tantôt les excitant à suivre l’exemple du grand Jean Baptiste, qui par l’austérité de sa vie a mérité tant de louanges de la bouche même du Sauveur. On ne fait pas cependant tant les scrupuleux sur ce chapitre que sur celui de la Comédie, et l’on ne fait point de difficulté de s’habiller selon sa condition, et de vivre à son aise, pourvu qu’on le fasse avec une honnête modération : pourquoi donc n’étendrons-nous pas cet adoucissement aux Spectacles, et ne dirons-nous pas que comme on applique les reproches des Docteurs de l’Eglise au luxe, à l’intempérance, à la dissipation des biens et non pas à leur usage innocent et modéré, l’on peut aussi interpréter leurs paroles des Comédies impies et déshonnêtes, et non pas de celles où l’on ne trouve rien que de conforme aux règles de la sagesse et de l’honnêteté ?
« Pour preuve que l’Ecriture Sainte ne condamne point les Jeux, les Danses et les Spectacles, pris en eux-mêmes et dépouillés des circonstances fâcheuses qui les peuvent faire condamner (ce sont les propres paroles du Bienheureux Albert le Grand). Ne lisons-nous pas dans l’Exode que Marier sœur d’Aaron dansa au son des tambours, et qu’elle mérita même par cette action ? Le Roi Prophète ne dit-il pas que Benjamin était au milieu des jeunes filles qui jouaient du tambour ? Dieu ne promet-il pas aux Juifs par la bouche de Jérémie qu’après leur retour de la Chaldée, ils danseront et joueront des tambours ? Les danses et les plaisirs, conclut Albert le Grand, ne sont donc mauvais que par les circonstances criminelles qu’on y ajoute : et je n’obligerais pas un Pénitent à s’en abstenir, puisque Dieu non seulement les permet, mais les promet lui-même. »En effet, ôtez l’excès qui se peut glisser dans la Comédie, je ne sais pas ce qu’il peut y avoir de mauvais. Car c’est un tableau où sont représentées des histoires ou des fables pour divertir, et plus souvent pour instruire les hommes en les divertissant et en les délassant de leurs occupations sérieuses. C’est un caractère que vous savez mieux attraper que personne ; et l’on ne peut nier que l’incomparable Esope que vous m’avez fait l’honneur de m’envoyer, ne soit d’une grande instruction pour la morale, et ne fasse, si je l’ose dire, beaucoup plus d’impression que n’en feraient les leçons les plus sérieuses. Je dois lui rendre cette justice, qu’il n’y a que des gens peu savants ou passionnés qui lui puissent refuser, qu’il est fait selon toutes les lois et la première institution de la véritable Comédie, qui ne fut inventée des Grecs qu’elle reconnaît pour ses Auteurs, que pour reprendre librement les vices des plus grands Seigneurs et pour les en corriger. Je sais bien que comme elle était un peu trop hardie, les Athéniens eurent raison de lui ôter cette liberté et de l’empêcher de s’attaquer immédiatement à personne ; mais on lui permit de s’attacher généralement à reprendre les mœurs, et ce n’a été que par un abus, dont les choses même les plus saintes ne sont pas exemptes, que depuis, au lieu de les reformer elle a pu contribuer à les corrompre. Je ne trouve donc rien que de fort bon dans le premier dessein de la Comédie, où l’on doit peindre le vice avec les plus noires, mais les plus vives couleurs, pour le faire craindre : où l’on doit mettre la vertu dans le plus beau jour, et l’élever par les plus grands Eloges pour la faire pratiquer. Qu’y a-t-il là-dedans que de conforme au sentiment de tous les fidèles et à l’usage de tous les pays et de Rome même ? où le Souverain Pontife assiste quelquefois en personne à des Comédies qui se représentent chez les Religieux les plus réguliers et les plus austères, ou dans des Collèges pour exercer la jeunesse et la délasser en même temps, après une année de fatigues dans l’étude sérieuse des belles Lettres.
« Comme quelques-uns d’eux sont tombés dans l’impureté desquels il est écrit : Le peuple s’assit pour manger et pour boire, et ils se levèrent pour se jouer. »Le second est de l’Exode, où l’on voit que les danses furent premièrement inventées devant les Idoles, et l’on prouve par là qu’elles ont été instituées par l’idolâtrie pour exciter les hommes à l’impudicité. Le troisième est d’Isaïe, qui de la part de Dieu fait de grandes menaces contre ces sortes de jeux.
« Parce que, dit-il, les filles de Sion se sont élevées, et qu’elles ont marché avec mesure et cadence, etc. Le Seigneur rendra chauve la tête des filles de Sion, etc. »Et l’on prétend enfin que saint Paul a renfermé les Spectacles dans ces célèbres paroles :
« Abstenez-vous de la moindre chose qui ait l’apparence du mal. »Mais Albert le Grand répond à tous ces Passages que les danses, etc.,
« qui, de soi ne sont pas mauvaises pouvaient le devenir par les malheureuses circonstances dont saint Paul entend parler : Qu'il est faux qu’on ne dansa toujours que devant les Idoles, et qu’on le faisait en d’autres occasions, témoin Marie sœur d’Aaron et de Moïse, dont nous venons de parler : Que Dieu, par la bouche de son Prophète ne reprend que les gestes infâmes dont les danses des Juifs étaient accompagnées : et que saint Paul enfin défend jusqu’à l’apparence du vrai mal, et non de ce qui ne le devient que par accident et par de mauvaises circonstances. »Ces autorités de l’Ecriture, dont on fait tant de bruit, ne prouvent donc rien, selon Albert le Grand, contre les spectacles.
« Les Comédiens qui jouent d’une manière honnête, ou pour se divertir, ou pour délasser les autres, et qui ne font rien contre les bonnes mœurs, ne sont point réputés infâmes. »Vous voyez donc bien que selon ce Commentateur, l’infamie ne tombe que sur les Comédiens qui jouent d’infâmes Comédies, et non pas sur ceux qui n’en représentent que d’honnêtes.
Comme le temps qui change fait tout changer avec lui, les gens équitables doivent regarder les choses dans le temps où elles sont. Il ne faudrait pas remonter bien haut pour voir que la plus infâme de toutes les conditions était celle des Cabaretiers : ils n’étaient reçus ni en témoignage, ni même à intenter aucune Action pour le payement de ce qui leur était dû, tant on craignait de salir les Tribunaux en y parlant d’une profession si honteuse ; cependant ils ont aujourd’hui la qualité de Marchands de Vin, et travaillent à se faire incorporer parmi les Marchands que par distinction on appelle Honorables hommes, et dont on fait les Consuls et les Echevins, qui sont les premiers grades de la Bourgeoisie. Les Médecins mêmes, dont les enfants remplissent des places considérables dans l’Eglise, dans l’Epée et dans la Robe, n’ont-ils pas été chassés de Rome comme infâmes ? Et dans l’élévation où ils sont, reste-t-il le moindre vestige de leur infamie ? Pourquoi donc y en aura-t-il dans une Profession toute pleine d’esprit ; et qui est aujourd’hui, par les soins que tant d’habiles Gens se sont donnés, moins l’Ecole du Vice que celle de la Vertu ? La grande Raison, et, pour ainsi dire, l’unique qui a fait autrefois déclarer les Comédiens infâmes, était l’infamie qui régnait dans les Comédies qu’ils représentaient, et celle qu’ils y ajoutaient eux mêmes par la manière honteuse dont ils accompagnaient ces coupables représentations : Maintenant que cette Raison est anéantie, il est indubitable que ses conséquences ne subsistent plus ; et s’il y en a quelques-unes à tirer, c’est, Monsieur, que la Comédie étant devenue toute honnête, ceux qui la représentent, et qui vivent honnêtement d’ailleurs, doivent sans difficulté être au nombre des honnêtes Gens. Ils y sont si bien que la Comédie ne fait point dégénérer la Noblesse, Floridort, dont j’ai ouï parler comme du plus grand Comédien que la France ait eu, étant né Gentilhomme, n’en fut point jugé indigne par la Profession dont il était : et dans la recherche que l’on fit de la fausse Noblesse, il fut reçu par le Roi et son Conseil à faire preuve de la vérité de la sienne, qui par droit héréditaire a passé à sa postérité. L’Académie de Musiqueu, qu’il a plu à Sa Majesté d’établir pour diversifier les plaisirs de ses Sujets, n’a-t’elle pas le privilège de conserver la qualité de Nobles à ceux qui ont l’avantage de l’être ? Y a-t’il des prérogatives pour les uns qui ne soient pas pour les autres ; et si l’on met de la différence entre eux, tous les Siècles n’ont-ils pas décidé qu’elle doit être en faveur de la Comédie, puisque du consentement de toutes les Nations, la Poésie est la sœur ainée de la Musique ? C’est donc une erreur aussi grossière que ridicule, de croire les Comédiens moins honnêtes gens que d’autres, supposé leur conduite aussi exempte de blâme que leur Profession.
A l’égard des Confessions, je n’ai jamais pu par leur moyen entrevoir cette prétendue malignité de la Comédie. Car si elle était la source de tant de crimes, il s’ensuivrait qu’il n’y aurait que les riches et ceux qui ont le moyen d’y aller qui fussent les plus grands pécheurs, et nous voyons cependant que cela était bien égal, et que les pauvres qui ne savent pas ce que c’est que la Comédie ne tombent pas moins dans les crimes de colère, de vengeance, d’impureté et d’ambition. J’aime donc mieux conclure avec plus de vraisemblance que ces péchés sont des effets de la malice ou de la faiblesse humaine, qui de toutes sortes d’objets indifféremment prennent occasion de pécher.
« Ce sont des Fables dont on peut tirer des moralités fort instructives capables d’inspirer aux hommes de l’amour pour la vertu et de l’horreur pour le vice. »Ce sont les propres paroles un grand homme, qui soutient qu’il est permis de tirer des vérités du sein des Fables Païennes, et que ce n’est au plus que recevoir des armes de ses propres ennemis. Vous voyez par là qu’aucun des moyens que j’ai pu employer pour découvrir ce qu’il pouvait avoir de mauvais dans les Comédies, n’a servi qu’à me faire connaître, que de la manière qu’on les joue Paris elles sont sages, modestes, et bonnes en quelque manière.
Salvien de son temps, reprochait aux Chrétiens qu’on ne pouvait se souvenir de ce qui se disait aux Comédies, que l’on ne tombât dans quelque péché d’impureté. Apparemment que ce saint homme n’en parlait pas par expérience, et qu’il n’allait pas aux Spectacles qu’il condamnait. Il faut donc qu’il se fut servi d’un des trois moyens dont nous venons de parler, et qu’il eut reconnu que ces sortes de Comédies faisaient une si grande impression sur ceux mêmes qui les lisaient, qu’elles causaient toujours en eux quelque désordre. Or est-il qu’en lisant les Comédies d’aujourd’hui, nous ne nous sentons excités à rien de contraire à la pudeur, qu’elles ne sont propres qu’à faire rire, et incapables de laisser dans l’esprit de ces idées fâcheuses dont Salvien ne pouvait se débarrasser. Il faut donc conclure que la Comédie ne contient rien qu’on ne puisse réciter, ou lire, sans s’exposer à tomber dans aucun péché.
« Il y a une manière de se jouer basse, insolente, criminelle et honteuse. »La seconde chose à laquelle il faut prendre garde, dit le Docteur Angélique, est, qu’en voulant donner quelque relâche à l’esprit, on ne perde entièrement la gravité de l’âme, ce qui faisait dire à saint Ambroise :
« Prenons garde qu’en voulant un peu relâcher notre esprit, nous ne perdions l’harmonie de notre âme, où les vertus forment un agréable concert. »Et la troisième condition que l’on demande dans nos Jeux aussi bien que dans toutes les actions de la vie, est qu’ils conviennent à la personne, au temps, au lieu, et qu’ils soient réglés par toutes les autres circonstances qui les peuvent rendre honnêtes. Il m’est fort aisé de vous faire voir qu’aucune de ces conditions ne manque à la Comédie, telle qu’elle est aujourd’hui ; après quoi, vous devez conclure qu’elle est bonne et entièrement permise.
« de dire ni écouter avec plaisir ces sortes de paroles folles et impudentes, qui bien loin de nous devoir exciter à rire, ont de quoi nous obliger à pleurer ».
Il y a des Lois terribles dans ce Royaume contre les blasphèmes : on leur perce la langue ; on les condamne même au feu : Entretiendrait-on les Comédiens, et leur donnerait-on des Privilèges s’ils étaient Blasphémateurs, Libertins ou Impies ?
Nous avouons, disent nos Réformateurs, qu’ils n’osent ouvertement rien dire d’impie, ni faire sur la Scène les infamies qui s’y commettaient autrefois ; mais il reste toujours quelque chose de cette première corruption déguisée sous de plus beaux noms. Joue-t-on aujourd’hui une Pièce où il n’y ait quelque intrigue d’amour ? où les passions ne soient dans tout leur éclat ? Et où l’on ne parle d’ambition, de jalousie, de vengeance et de haine ? Ecole dangereuse pour la jeunesse, qui s’accoutume avec autant de plaisir à laisser croitre dans son cœur de véritables passions, qu’à en voir représenter de feintes sur le Théâtre ! Le premier devoir d’un Chrétien, ou plutôt, tout le Chrétien lui-même doit s’appliquer à réprimer ses passions, et non pas s’exposer à les faire naître : et par une fuite nécessaire il n’est rien de plus pernicieux que ce qui est capable de les exciter.
Belles paroles pour un Orateur austère, mais peu solides pour un équitable Théologien ! Quelle différence n’y a-t-il point d’une action et d’une parole qui peuvent par hasard exciter les passions, ou bien qui les excitent en effet ?
Les dernières sont absolument défendues et criminelles ; et quoi qu’il puisse arriver que quelqu’un n’en soit point ému, on est obligé cependant (malgré ce que disent certains Théologiens) de les éviter, sous peine de péché mortel, parce que ce n’est que par accident qu’elles ne produisent point leur effet, leur nature étant toujours d’avoir des suites très mauvaises et très pernicieuses. Mais pour les premières, pour ces actions et ces paroles qui peuvent par hasard exciter les passions, il n’y aurait rien de plus outré et de plus injuste que de les condamner. Et comment le pourrait-on faire à moins que de fuir dans les déserts pour les éviter ? On ne peut faire un pas, lire un Livre, entrer dans une Eglise, enfin vivre dans le monde, sans rencontrer mille choses capables d’exciter les passions. Faut-il que parce qu’une femme est belle, elle n’aille jamais à l’Eglise, de peur d’y exciter la passion d’un Libertin ? Que les Grands de la Cour et les Magistrats quittent un éclat qui leur est de bienséance et peut-être de nécessité, de peur de faire naître de l’ambition ou du désir pour les richesses ? Qu’on ne porte jamais d’épée, de peur qu’il ne se commette un homicide ? Cela serait ridicule : et bien que par malheur il arrive un scandale, et qu’on en prenne occasion de pécher, c’est un scandale passif et non pas un scandale actif, (pardonnez-moi ces ◀termes▶ de l’Ecole) c’est une occasion prise et non pas une occasion donnée, qui est la seule qu’on ordonne d’éviter ; car pour l’autre il est impossible de s’y opposer, et quelquefois même de la prévoir. Telles sont les paroles de passions dont on se sert dans la Comédie : leur nature n’étant pas de les exciter, malheur à celui qui s’en sert pour un si mauvais usage.
Toutes les Histoires (sans excepter même l’Histoire Sainte) ne se servent-elles pas de
paroles qui expriment les passions, et qui rapportent des actions éclatantes dont elles
ont été la cause. Sera-ce un crime de lire l’Histoire, parce qu’on y peut trouver une
occasion de tomber ? en aucune manière ; à moins que ce ne fût une Histoire scandaleuse,
impie, libertine, qui immanquablement remue les passions ; et pour lors ce n’est plus une
occasion prise, elle est donnée ; de même que je n’aurais pas permis, avec les Saints
Pères, d’assister aux Comédies de leur temps, parce qu’elles étaient si scandaleuses,
qu’elles produisaient toujours de mauvais effets, et qu’on ne pouvait même s’en souvenir
sans ressentir quelque désordre. Ce n’est pas de ce dernier caractère que sont nos
Comédies ; car bien que l’on y parle d’amour, de
haine, d’ambition, de
vengeance, etc. on ne le fait pas pour exciter dans les Auditeurs ces sortes de passions,
et on ne les accompagne pas de circonstances assez scandaleuses pour produire
infailliblement de mauvais effets dans leur cœur. Mille gens y assistent sans éprouver la
moindre émotion dans leur âme, et sans qu’elles fassent plus d’impression sur eux, qu’en
fait un Vaisseau en fendant les eaux. J’avoue qu’il se peut trouver des personnes qui sont
touchées de semblables choses, eh bien, qu’elles n’y retournent pas. « Faut-il (disait le sage Licurgus) arracher toutes les vignes, parce qu’il
se trouve des hommes gui boivent trop de leur vin ? »
Faut-il aussi faire cesser
la Comédie qui sert aux hommes d’un honnête divertissement, parce qu’on y représente des
Fables avec bienséance et modestie, et qu’il se trouve quelqu’un qui ne peut pas les voir
sans ressentir en soi les passions qu’on y représente ?
Mais, continuera-t-on de me dire avec de grands cris, Qu’importe que les Comédies ne nuisent que par accident, n’est-ce pas toujours nuire ? On défend bien de lire la Bible en langue vulgaire, de peur que toute sainte qu’elle est, elle ne soit une occasion de scandale à quelques particuliers : à plus forte raison devrait-on pb n="49"/>interdire la Comédie, puisqu’elle cause des effets si dangereux sur quelques-uns, quand même ce ne serait que par accident.
S’il était vrai qu’on dut défendre toutes les choses qui pourraient avoir des suites fâcheuses, on ne devrait pas lire l’Ecriture Sainte (pour me servir du même exemple que vous apportez :) on ne devrait pas, dis-je, lire l’Ecriture Sainte, en latin même, puisqu’elle est la cause innocente de toutes les hérésies, qui, selon saint Jérôme, naissent pour l’ordinaire d’une parole mal entendue, ou malicieusement expliquée. Si l’on peut faire un mauvais usage des choses les plus Saintes, telle qu’est la Bible, à plus forte raison des plus indifférentes et des moins sérieuses, telle qu’est la Comédie ; et l’on aurait tort pour cela de défendre les unes et les autres, parce que cette défense devrait s’étendre sur toutes choses dont on peut faire un mauvais usage. Passons à la seconde condition que saint Thomas exige dans les jeux, qui est de ne pas dissiper l’harmonie de l’âme par l’excès et la longueur des plaisirs.
« Apollon ne tient pas toujours son arc bandé. »Aristote en rend la raison, lorsqu’il dit qu’il est impossible que l’homme subsiste dans un travail continuel, et qu’il est nécessaire que le repos, les plaisirs et les jeux succèdent à ses soins, à ses travaux et à ses veilles ; ce qui a fait dire à un Ancien
« Que le repos et la joie étaient des Médecins à tous les maux. »Cette vérité est si constante, tant dans l’exercice des vertus que dans celui de l’esprit que les Saints Pères en ont parlé en mêmes ◀termes▶ que les profanes. Saint Grégoire de Nazianze, l’homme du monde le plus mortifié et le moins indulgent, ne faisait point de difficulté de dire dans ces Oraisons éloquentes qui lui attiraient toujours une foule d’Auditeurs, qu’après s’être un peu relâché l’esprit la Campagne, il revenait rendre aux Martyrs les honneurs qu’ils méritaient. Je vous ennuierais peut-être si je voulais vous rapporter tout ce qu’en disent les Pères. Mais, s’il est permis et louable d’user quelquefois de récréations et de divertissements, rien n’est plus illicite, ni même plus criminel que d’en jouir toujours, sans modération et sans mesure ; d’y avoir une attache désordonnée ; et de ressembler à certaines Gens dont il est parlé ans le Livre de la Sagesse, qui croyaient que la vie même n’était qu’un jeu.
« La nature, dit Cicéron, ne nous a pas fait naître uniquement pour les jeux et pour les passe-temps, mais plutôt pour une vie sérieuse et pour des occupations plus importantes : aussi ne doit-on prendre du jeu que ce qu’il en faut pour se délasser l’esprit, sans s’y attacher davantage que les Chiens d’Egypte aux eaux du Nil, qu’ils boivent en courant »; et il est bon d’avoir toujours devant les yeux cet avis de saint Augustin :
« Souvenez-vous que vous n’avez pas encore fini tout votre travail, et qu’il le faut reprendre : vous ne l’avez pas quitté pour l’abandonner, mais pour y mieux travailler dans la suite ».
« Que, quoique dans la vie civile, ils n’aient point d’autre emploi, à l’égard des autres hommes, que celui de jouer, ils en ont toutefois à l’égard de Dieu et par rapport à eux-mêmes de plus sérieux : comme de prier Dieu, de régler leurs passions, de donner l’aumône aux pauvres, de s’appliquer a des œuvres de charité, etc. »
Enfin la troisième condition que S. Thomas veut qu’il y ait dans nos jeux, consiste à prendre garde aux circonstances des temps, des lieux et des personnes.
« que les Chrétiens de son temps et de son Diocèse n’allaient pas simplement à la Comédie, mais qu’ils y étaient si attachés qu’ils demeuraient des jours entiers à ces infâmes Spectacles, sans se mettre en peine des Divins Offices, ni d’aller un moment à l’Eglise rendre leur devoir à leur Créateur. »S. Jean de Damas condamnait aussi le même excès en ces ◀termes▶« Civitates quaedam, etc. »3.parall.c.47. :
« Il y a certaines Villes où les habitants sont depuis le matin jusqu’au soir repaître leurs yeux de toutes sortes de Spectacles, et à entendre, sans se lasser, des Chansons déshonnêtes, qui ne peuvent faire naître en leurs cœurs que de mauvais désirs. »Trouve-t-on rien de pareil dans nos Comédies ? Elles commencent à cinq ou six heures, quand l’Office Divin est achevé, Prières terminées, le Sermon fini ; quand les portes des Eglises sont fermées, et qu’on a eu assez de temps à donner à ses affaires et à ses exercices de dévotion ; et elles finissent à huit heures qui n’est pas un temps trop long, mais raisonnable, pour divertir, non pas à entendre des Chansons déshonnêtes, comme on faisait autrefois, mais à voir des actions divertissantes et tournées avec esprit ; autant pour le profit des hommes que pour leur récréation.
« Que dans ces sortes de jeux le pénitent doit se comporter autrement que les autres, lui qui doit chercher les larmes de la pénitence : qu’il peut toutefois en user modérément comme d’une honnête récréation de l’esprit, ou pour entretenir la société entre ceux avec qui l’on est obligé de vivre. »D’où l’on peut inférer, qu’à la vérité les Chrétiens doivent moins fréquenter ces sortes de Spectacles pendant le Carême, non pas qu’ils soient défendus, mais parce que leur état les oblige à se mortifier en ce temps ; de plus que les Comédiens qui jouent tous les jours ne pèchent point, parce qu’étant dévoués au public, c’est moins pour leur divertissement qu’ils jouent que pour celui des autres ; et qu’ils peuvent jouer tous les jours, parce que tous les jours il se peut trouver des particuliers qui veulent prendre une récréation modérée.
A l’égard des Dimanches, remarquez, je vous prie, que bien que les Saints Jours nous aient été donnés pour les sanctifier et pour vaquer plus particulièrement qu’aux autres au service de Dieu, ils ont encore été institués pour prendre du repos, afin qu’à l’exemple de Dieu même qui se reposa le septième jour après le grand ouvrage de la Création du Monde, nous puissions aussi nous reposer en quelque manière après avoir travaillé durant la semaine. Or est-il que, selon saint Thomas, les jeux honnêtes sont permis ce jour-là même pour soulager l’esprit et lui donner du repos, qui n’est autre chose, comme ajoute le même Père, que le plaisir qu’on prend à ces sortes de jeux : il s’ensuit donc par une conséquence nécessaire que la Comédie étant du nombre des plaisirs honnêtes, comme nous l’avons assez prouvé, elle ne doit pas être plus défendue le Dimanche, que les plaisirs qui en tel jour ne sont pas défendus ; surtout puisqu’elle ne se joue que dans in temps propre, et que, grâce au zèle des Evêques, à la vigilance des Pasteurs, à la piété du Prince, et à la dévotion des Fidèles, les Théâtres ne s’ouvrent qu’après que les Eglises sont fermées, et qu’on ne peut plus abandonner les saints Mystères pour courir aux Spectacles : d’où je conclus que ce n’est point un péché d’aller le Dimanche à la Comédie.
Les Acteurs qui les jouent ne sont point des personnes consacrées ni vouées au Seigneur,
ce qui serait indécent je l’avoue, et si cela était, je le condamnerais absolument et sans
restriction ; car, comme disait S. Bernard : « Les bagatelles dans la bouche d’un
Séculier ne sont que des bagatelles, mais, dans celle d’un Prêtre ou d’un Religieux, ce
sont des blasphèmes.w. »
Ceux donc qui jouent la Comédie sont
d’honnêtes Gens qui se sont destinés à cet emploi, et qui s’en acquittent sans scandale et
avec toute sorte de bienséance, à moins que parmi eux il ne s’en trouve de malhonnêtes, de
même qu’en toute autre Profession ; alors leur malice nait de leur propre corruption, et
non pas je leur état ni de la Profession dont ils se mêlent, puisque tous ne leur
ressemblent pas. J’en ay confessé et connu assez particulièrement, qui hors du Théâtre et
dans leur famille, menaient la vie du monde la plus exemplaire : et vous m’avez dit
vous-même que
tous en général prenaient sur la Masse de leur grain de quoi
faire des Aumônes considérables, dont les Magistrats et les Supérieurs des Couvents
pourraient rendre de bons témoignages. Je doute qu’on puisse dire la même chose les
personnes zélées qui parlent si haut contre eux.
A l’égard de ceux qui vont à la Comédie, il y en a quelques-uns qu’il serait indécent et scandaleux d’y voir assister, comme sont les Religieux, et surtout les plus Reformés ; et je vous avoue que j’aurais de la peine à les sauver de péché mortel, aussi bien que les Evêques, les Abbés, et tous les gens constitués en dignité Ecclésiastique : non pas qu’ils assistassent à des Spectacles mauvais, mais parce qu’étant consacrés à Dieu, ils doivent se priver des divertissements du siècle ; outre que leur présence en ces sortes de lieux pourrait causer du scandale, et que pour me servir des paroles de saint Augustinx, ils doivent mépriser tous les vains amusements du monde pour ne se nourrir l’esprit que de la lecture et de la méditation des Saintes Lettres. Je ne trouverais pas qu’il y eut moins de mal pour eux que s’ils jouaient à la paume, aux cartes, aux dés, jeux qui sont contre la bienséance de leur état, quoi que pour les Séculiers, ils ne soient pas criminels. J’en excepte les Comédies qui se jouent en certains Pays, comme à Rome, à Venise, et dans toute l’Italie, où il est si ordinaire de voir des Religieux assister aux Spectacles, que cela est passé en coutume, et qu’il n’y a plus de scandale à donner ni à recevoir : de même qu’il n’y a point de mal pour eux de se trouver aux Comédies qui se jouent dans les Maisons Religieuses, ou dans les Collèges pour exercer la jeunesse, puisque c’est aussi un usage d’y voir sans scandale les Religieux des Ordres les plus austères.
Voilà, Monsieur, ce que sans trahir la vérité, et sans croire blesser ma conscience, je puis vous répondre pour mettre la vôtre dans un plein repos. Tant qu’on ne donnera au public que des Comédies comme celles que vous m’avez fait l’honneur de soumettre à mon jugement, il n’y aura ni crime à les faire, ni crime à les représenter, ni crime à les voir, avec la modération et les autres circonstances que nous avons remarquées. Ce serait ici l’endroit de vous dire ce que je pense de vos Ouvrages ; et vous jugez bien que je ne vous en pourrais rien dire qui ne fut à votre gloire ; mais vous m’avez prié de vous donner des Instructions touchant la conduite de votre âme, et non des Eloges sur la beauté de votre génie ; et vous me rendez assez de justice pour croire qu’un Théologien n’est pas obligé d’être bel Esprit.
A tout hasard pourtant je vais m’émanciper à vous dire qu’il y a peu d’hommes dans le Monde qui écrivent de tant de manières différentes, et avec tant de succès que vous. Nous avons vu des Génies excellents dans le Sérieux, qui, pour ainsi dire, n’étaient bons à autre chose ; d’autres merveilleux pour le Comique, qui ne pouvaient faire une Scène Sérieuse : mais vous passez du Sérieux au Comique, du Comique à la Morale, de la Morale à la Poésie Lyrique sans être étranger en aucun endroit ; et dans quelque genre que vous écriviez, c’est toujours celui qui vous est propre. Ce qui me surprend, et qui paraît incroyable à tout le monde, c’est que vous fassiez de si beaux vers, et que vous possédiez la Langue Françoise dans sa plus exacte pureté, sans avoir aucune connaissance de la Latine : ce qui serait un malheur dans un autre, est ce que je trouve de plus heureux en vous : on ne peut vous reprocher que votre travail soit celui d’un autre ; et je ne sais rien de plus avantageux pour vous que d’écrire aussi bien que les Grecs et que les Latins, sans jamais avoir été à l’emprunt chez eux.
« De former nos actions sur les opinions les plus sévères, et notre doctrine selon les plus favorables.
Je suis, Monsieur, etc.