TROISIEME PARTIE.
Des obstacles qui s’opposent parmi nous à la perfection de la Comédie.
Premier Obstacle.
Penchant des François à jetter du ridicule sur tout.
Un des principaux obstacles qui s’opposent parmi nous à la perfection de la Comédie, est, selon moi, le penchant universel qu’ont les François, à s’amuser du ridicule des choses, plutôt que de l’essence des choses. Ce défaut vient d’une légéreté d’esprit qui refuse d’approfondir les idées, & qui s’arrête à leur superficie ; je suis cependant bien éloigné de penser que les François soient incapables de goûter tout ce qui n’est qu’essentiel & qui ne porte pas l’empreinte de la frivolité. La France autant qu’aucune autre nation a produit des hommes célebres dans les sciences abstraites & épineuses, telle que les mathématiques & la métaphysique : beaucoup d’excellens ouvrages sur la morale, la politique, la juris-prudence ont été aussi applaudis que le sont quelquefois de jolis romans qui vivent quelques mois : l’obstacle à la perfection de la Comédie qui semble naître▶ de l’inclination des François pour la frivolité, vient bien moins d’eux que de l’imprudence des Auteurs qui se sont attachés à flatter cette inclination, au-lieu qu’ils auroient dû travailler à l’affoiblir. La preuve en est que plusieurs bonnes Comédies, dans lesquelles les Auteurs ont mis plus de choses que de mots, c’est-à-dire, où les vices & les vertus sont traités le plus à fond, sont aussi suivies que des Comédies bouffonnes. Ce premier obstacle cessera donc d’en être un, si les Auteurs ne s’obstinent plus à croire qu’on ne peut attirer les François au Spectacle, qu’en introduisant sur le Théâtre des personnages plutôt semblables à des marionnettes qu’à des hommes.
Deuxieme Obstacle.
Fausse idée où sont nos Auteurs comiques, que les caracteres propres à la Comédie sont épuisés.
Le second obstacle qui s’oppose parmi nous à la perfection de la Comédie, vient de l’opinion où sont nos Auteurs, que les caracteres propres à la Comédie sont épuisés, & de ce qu’ils regardent comme une espece de honte de travailler sur des sujets qui ont été traités. Quant à l’opinion où sont nos Auteurs, que la Comédie ne trouve plus de caracteres sur lesquels elle puisse s’exercer, elle est fausse ; & avec un peu d’attention, ils en conviendront aisément. En effet, qui est-ce qui a assez peu étudié l’histoire des passions humaines pour ne pas savoir qu’elles ont pris naissance avec l’homme, & qu’elles se sont perpétuées avec lui ; qu’elles sont aujourd’hui ce qu’elles étoient il y a mille ans ; que le tableau des mœurs de chaque siecle, & de chaque région de l’Univers se ressemble ? Qui ne sait pas que de tout temps l’ambition a changé la face des Etats ; que l’amour de l’or à éteint celui de la vertu ; que par-tout où il y a eu des hommes, on a vu régner tour-à-tour le mensonge, la calomnie, la trahison, le luxe, le libertinage, la perfidie, la mauvaise foi, & généralement tous les vices dont le cœur de l’homme est malheureusement la victime ? Il y a donc encore aujourd’hui comme autrefois des caracteres à peindre ; il y a donc encore aujourd’hui d’utiles leçons à donner au genre humain. Qu’on ne dise pas que les hommes ayant toujours été les mêmes dans tous les temps, il est inutile de leur donner des leçons dont il est certain qu’ils ne profiteront pas ; car malgré la corruption générale, il est toujours des ames disposées à goûter les maximes de la sagesse ; & quand la Comédie ne corrigeroit les mœurs que de quelques particuliers, elle n’auroit pas perdu son temps.
J’ai dit aussi que nos Auteurs comiques regardoient comme une espece de honte de travailler sur des sujets qui ont été traités : l’amour-propre est la cause de ce préjugé ; on veut avoir la gloire de l’invention, & on seroit fâché de penser comme tout le monde. Un Auteur met son esprit à la toiture, & presse son imagination dans tous les sens, pour en faire sortir ce qu’il appelle une pensée neuve. La vanité l’empêche de voir que les objets de la nature étant finis, nos pensées le sont aussi, & que ce que nous pensons sur un objet, a pu l’être de même par des milliers d’hommes : cette obstination des Auteurs à ne vouloir marcher sur les traces de personne, produit un très-grand mal, en ce qu’elle empêche que les sujets ne soient traités sous toutes les faces possibles. Tel qui a bien considéré un sujet sous un certain rapport, ne l’a pas considéré sous un autre, sous lequel il étoit aussi important de l’examiner. Chacun a sa maniere de voir & de se représenter les choses. Une Comédie traitée sous différens points de vue, deviendroit donc d’une instruction bien plus générale, puisque chaque Spectateur saisiroit pour son instruction, le point de vue qui lui est le plus familier.
D’ailleurs, s’il est vrai que les principaux sujets propres à la Comédie ayent été traités, & si nos Auteurs se font un scrupule d’y travailler de nouveau, il faut donc qu’ils gardent le silence, puisque de leur propre aveu, il n’y a plus rien à dire. Je suis certes bien éloigné de conseiller à nos Poëtes comiques de voir d’un œil indifférent le vice exercer impunément ses ravages dans la Société. Je les exhorte au-contraire à lui faire une guerre opiniâtre, & à le poursuivre jusque dans ses retraites les plus cachées. Je souhaiterois qu’ils retournassent les mêmes maximes de cent façons différentes, jusqu’à ce qu’enfin ils eussent trouvé la maniere la plus propre à faire impression ; & peut-être y parviendroient-ils. Alors bien loin de mériter du blâme pour avoir fait une Comédie sur un sujet déjà traité, ils auroient la gloire au-contraire d’avoir su terrasser le vice avec des armes qui avoient été inutiles entre les mains d’un autre. Ce second obstacle à la bonne Comédie ne demande donc pour être détruit, qu’un peu de courage de la part de nos Poëtes comiques.
Troisieme Obstacle.
Préjugés de la nation sur certains vices qu’elle ne veut pas qu’on attaque.
Le troisieme obstacle qui s’oppose parmi nous à la perfection de la Comédie, n’est pas si aisé à détruire que les deux premiers, & il est bien plus de conséquence. C’est celui qui ◀naît des préjugés de la nation sur certains défauts qu’elle respecte, pour ainsi dire, & qu’il faut respecter, parce qu’elle les respecte. Tel est par exemple en France le préjugé sur le point d’honneur, qui oblige quiconque a reçu une injure, de risquer sa vie pour en obtenir la réparation, sous peine d’être à jamais deshonoré & méprisé de ses semblables : folie étrange dont il est surprenant qu’on ne soit pas encore revenu ! Si donc un Auteur comique formant le louable dessein d’abolir parmi les François la barbare coutume des duels, introduisoit sur la scène un personnage respectable par mille bonnes qualités, qui ayant reçu une injure, refuseroit d’en tirer vengeance l’épée à la main, & diroit tout ce qu’on peut dire de plus fort contre les duels, je doute qu’un tel personnage se retirât avec l’estime des Spectateurs. Quoi donc ! un Auteur s’interdira-t-il le droit de traiter une matiere si intéressante pour l’humanité ? Non sans doute, il faut qu’il consacre ses veilles pour un objet aussi important ; je crois même qu’avec beaucoup d’art & de ménagement, il pourroit parvenir à faire ouvrir les yeux de la raison sur une coutume aussi insensée ; on se bat le plus souvent plutôt pour obéir au préjugé, que par un motif de bravoure, & il est peu de personnes qui ne desirassent avoir la liberté ou de se venger d’une injure, ou de la mépriser. Il en est de cette coutume comme des modes que chacun suit par bienséance, & dont tout le monde dit du mal en particulier ; on voudroit bien qu’une telle mode fût abolie, mais on n’ose pas l’abandonner le premier.
Il en est de même des défauts qu’une nation tolere, & qui sont devenus si communs, que peu de personnes en sont exemptes ; celui qui entreprendroit de les fronder par le secours de la scène, ne seroit peut-être pas accueilli favorablement des Spectateurs : par exemple, chacun sait que l’intérêt est aujourd’hui l’unique base des mariages ; quand on se propose un établissement, on ne songe gueres à s’informer si la personne qu’on recherche a des mœurs, de la vertu, de la conduite, ou si elle est d’une naissance distinguée : est-elle riche, demande-t-on d’abord avec empressement ? Combien a-t-elle de revenu ? Tant.. Cela suffit, on conclut ou on rompt le marché, suivant la quantité d’or qu’on trouve ; de-là ces alliances disproportionnées qui se contractent tous les jours, ou le sang le plus pur est uni au sang le plus abject, pourvu que celui-ci possede des sommes d’argent proportionnées à la bassesse de son extraction ? Eh bien, je crains sort que ce vice qu’on peut dire sans imprudence, être assez général aujourd’hui, ne fût un de ceux contre lesquels un Auteur comique échoueroit, parce qu’il se trouve trop de personnes qui n’ont point envie de s’en corriger. On peut donc dire que la Comédie n’a eu jusqu’ici parmi nous que le droit de se saisir de quelques défauts particuliers de peu de conséquence, dont le plus grand nombre des hommes est exempt, ou auxquels il n’est que médiocrement attaché, & qu’au-contraire elle a passé sous silence ceux qu’elle devoit combattre de toute sa force, & qu’il étoit le plus important de déraciner. A-t-elle été utile aux mœurs en suivant cette méthode ? Je le laisse à décider à tout Lecteur raisonnable. Que doit donc faire la Comédie pour être utile aux Mœurs ? Il faut qu’elle sonde le cœur humain jusque dans ses replis les plus ténébreux, & que là, comme dans leurs sources elle étudie ces passions, qui font tant de ravage dans la Société, & qu’employant tout son art à les peindre d’après nature, elle montre sur la scène l’homme tel qu’il est, malgré ses déguisemens apparens. Malheur aux hommes si une pareille Comédie tombe par la cabale des gens corrompus, qui craignent de se voir démasqués. Ainsi fut persécutée jadis la Comédie de l’Imposteur de Moliere, par la rage de ceux qui crurent se reconnoître dans le portrait que ce célebre Auteur avoit tracé de l’hypocrisie.
Quatrieme Obstacle.
Défaut de liberté.
En fin je trouve un quatrieme & dernier obstacle qui s’oppose parmi nous à la perfection de la Comédie ; c’est le défaut de liberté qui l’empêche d’exposer sur la scène les vices des grands & des gens en place, & qui la restreint à n’être utile qu’à la multitude. Le but du Gouvernement en imposant silence à la Comédie sur certains états, est sans doute d’empêcher les peuples de sortir du respect & de la soumission qu’ils doivent à ceux qui gerent les affaires publiques. Mais cette défense du Gouvernement lui est préjudiciable ; car en dérobant les grands à la censure publique, elle leur fait entendre qu’ils peuvent être vicieux impunément ; & il est malheureusement trop vrai que lorsqu’on peut commettre un crime sans rien craindre, on le commet presque toujours. Or la crainte de la censure publique a la vertu plus que toute autre barriere de contenir les hommes dans le devoir. Je souhaiterois donc que pour lever ce dernier obstacle, le Gouvernement abandonnât à la Comédie tous les vices de quelque nature qu’ils fussent, tant ceux du peuple que ceux des grands. Qu’arriveroit-il de cette liberté ? que chacun se gouverneroit dans le poste qui lui est confié, de maniere à ne pas donner prise sur lui. Le bon ordre régneroit donc à la place de la licence, & la vertu à la place du crime. La Comédie auroit donc la gloire de travailler à la correction des mœurs, au-lieu que jusqu’ici, elle n’en a changé que les manieres, c’est-à-dire que les mœurs restant les mêmes se font seulement reconnoître à des signes différens de ceux d’autrefois. Je ne crois pas qu’on me fasse un crime de la liberté que je demande pour la Comédie ; car qu’ont a craindre de la satire ceux qui font leur devoir, & de quelle utilité sont pour l’état ceux qui ne le font pas ? Les intentions du Gouvernement sont toujours pures ; le but qu’il se propose est toujours le bonheur & la tranquillité des peuples. Mais plus les intentions du Gouvernement sont pures, & plus il désire d’avoir des Administrateurs vertueux. La Comédie concourroit donc aux vues du Gouvernement, en effrayant par la satire ceux des Administrateurs dont les intentions s’éloigneroient des siennes. Je n’entends pas par-là que la Comédie désigne en aucune maniere des gens actuellement en place, mais seulement qu’elle puisse leur présenter des modeles à suivre ou à éviter.
Tels sont les moyens que je propose pour rendre la Comédie utile aux mœurs. Le nouveau jour sous lequel je l’ai presentée dans le cours de cet ouvrage ; pourra éprouver bien des contradictions ; on veut qu’elle amuse, & je veux qu’elle instruise. Si son but n’est que d’amuser, je conviens qu’elle a parfaitement réussi, & même qu’elle a atteint le degré de perfection ; mais si son but est d’instruire, je crois avoir démontré qu’elle n’a pas suivi le chemin qu’il falloit suivre pour y parvenir. Au reste quelque convaincu que je sois de la vérité de mes réflexions sur l’essence de la Comédie, je les soumets à l’examen du public, sans m’engager à les défendre contre mes adversaires. Si elles sont vraies, je desire qu’elles produisent le fruit pour lequel je les ai mises au jour : si elles sont fausses, je souhaite qu’on me donne les moyens de les rectifier.