XXXI. Réflexions sur la vertu qu’Aristote et Saint Thomas après lui ont appelée Eutrapelia. Aristote est combattu par Saint Chrysostome sur un passage de Saint Paul.
Après avoir purgé la doctrine de Saint Thomas des excès dot on la chargeait, à la fin il
faut
avouer avec le respect qui est dû à un si grand homme,
qu’il semble s’être un peu éloigné, je ne dirai pas des sentiments dans le fond, mais
plutôt des expressions des anciens pères sur le sujet des divertissements. Cette
discussion ne nous sera pas inutile, puisqu’elle nous fournira des principes pour juger
des pièces comiques, et en général de tous les discours qui font rire. Je dirai donc avant
toutes choses, que je ne sais aucun des anciens, qui bien éloigné de ranger les
plaisanteries sous quelque acte de vertu, ne les ait regardées comme vicieuses, quoique
non toujours criminelles, ni capables de damner les hommes. Le moindre mal qu’ils y
trouvent ; c’est leur inutilité qui les met au rang
« des paroles oiseuses », dont Jésus-Christ nous enseigne,
« qu’il faudra rendre compte au jour du jugement ». Quelle que soit la sévérité qu’on verra dans les saints docteurs, elle sera toujours au-dessous de celle de Jésus-Christ, qui soumet à un jugement si rigoureux, non pas les paroles mauvaises, mais les paroles inutiles. Il ne faudra donc pas s’étonner d’entendre blâmer aux pères la plaisanterie. Pour la vertu d’eutrapélie, que Saint Thomas a prise d’Aristote, il faut avouer qu’ils ne l’ont guère connue. Les traducteurs ont tourné ce mot grec eutrapelie, urbanité, politesse, urbanitas : selon l’esprit d’Aristote, on le peut traduire, plaisanterie, raillerie ; et pour tout comprendre, agrément ou vivacité de conversation accompagné de discours plaisants : pour mieux dire de mots qui font rire. Car c’est ainsi qu’il s’en explique en termes▶ formels, quand il parle de cette vertu dans ses morales. Elle est si mince que le même nom que lui donne ce philosophe, Saint Paul le donne à un vice qui est celui que notre vulgate a traduit scurrilitas, qu’on peut tourner, selon les pères, par un ◀terme▶ plus général, plaisanterie, art de faire rire ; ou, si l’on veut, bouffonnerie : Saint Paul l’appelle εὐτραπελία, eutrapelia , et le joint aux paroles sales ou déshonnêtes, et aux paroles folles : turpitudo, stultiloquium. Ainsi donc, selon cet Apôtre, les trois mauvais caractères du discours, c’est d’être déshonnête, ou d’être fol, léger, inconsidéré, ou d’être plaisant et bouffon, si on le veut ainsi traduire : car tous ces mots ont des sens qu’il est malaisé d’expliquer par des paroles précises. Et remarquez que Saint Paul nomme un tel discours de son plus beau nom : car il pouvait l’appeler βωμολοχία (bomolochia), qui est le mot propre que donnent les Grecs, et qu’Aristote a donné lui-même à la bouffonnerie, scurrilitas. Mais Saint Paul, après avoir pris la plaisanterie sous la plus belle apparence, et l’avoir nommée de son plus beau nom, la range parmi les vices : non qu’il soit peut-être entièrement défendu d’être quelquefois plaisant ; mais c’est qu’il est malhonnête de l’être toujours, et comme de profession. Saint Thomas qui n’était pas attentif au grec, n’a pu faire cette réflexion sur l’expression de Saint Paul ; mais elle n’a pas échappé à Saint Chrysostome, qui a bien su décider, que le ◀terme d'eutrapelos signifie un homme qui se tourne aisément de tous côtés : qui est aussi l’étymologie qu’Aristote donne à ce mot : mais ce philosophe le prend en bonne part, au lieu que Saint Chrysostome regarde la mobilité de cet homme qui se revêtit de toutes sortes de formes pour divertir le monde, ou le faire rire, comme un caractère de légèreté qui n’est pas digne d’un chrétien.
C’est ce qu’il répète cent fois, et il le prouve par Saint Paul, qui dit
« que ces choses ne conviennent pas »: car où la vulgate a traduit :
« scurrilitas quae ad rem non pertinet »; en rapportant ces derniers mots à la seule plaisanterie : le grec porte que
« toutes ces choses », dont l’Apôtre vient de parler,
« ne conviennent pas », et c’était ainsi que portait anciennement la vulgate, comme il paraît par Saint Jérômeal, qui y lit, non pertinent. Quoi qu’il en soit, Saint Chrysostome explique que ces trois sortes de discours, le déshonnête, celui qui est fol, et celui qui est plaisant ou qui fait rire,
« ne conviennent pas »à un chrétien ; et il explique :
« qu’ils ne nous regardent point »: qu’ils ne sont point de notre état, ni de la vocation du christianisme. Il comprend sous ces discours qui ne conviennent pas un à chrétien, même ceux qu’on appelait parmi les Grecs et les Latins, ἀστεῖα : urbana : par où ils expliquaient les plaisanteries les plus polies.
« Que vous servent, dit-il, ces politesses : asteia : si ce n’est que vous faites rire ? »Et un peu après :
« Toutes ces choses qui ne nous sont d’aucun usage et dont nous n’avons que faire, ne sont point de notre état. Qu'il n’y ait donc point parmi nous de parole oiseuse »: où il fait une allusion manifeste à la sentence de Jésus-Christ qui défend
« la parole oiseuse ou inutile ». Ce Père fait voir les suites fâcheuses de ces inutilités, et ne cesse de répéter, que les discours
« qui font rire », quelque polis qu’ils semblent d’ailleurs, asteia, sont indignes des chrétiens, s’étonnant même, et déplorant
« qu’on ait pu les attribuer à une vertu ». Il est clair qu’il en veut à Aristote, qui est le seul, où l’on trouve cette vertu que Saint Chrysostome ne voulait pas reconnaître. On a déjà vu, que c’est d’Aristote que ce Père a pris l’étymologie de l’eutrapélie : ainsi en toutes manières, il le regardait dans cette homélie, et ceux qui connaissent le génie de Saint Chrysostome, dont tous les discours sont remplis d’une érudition cachée sur les anciens Philosophes, qu’il a coutume de reprendre sans les nommer, n’en douteront pas. Voilà donc ce qu’il a pensé de la vertu d’eutrapélie peu connue des chrétiens de ces premiers temps. Théophylacte et Œcuménius ne font que l’abréger selon leur coutume, et n’adoucissent par aucun endroit la doctrine de leur maître.