(1694) Maximes et Réflections sur la Comédie « VIII. Crimes publics et cachés dans la comédie. Dispositions dangereuses et imperceptibles : la concupiscence répandue dans tous les sens.  » pp. 30-40
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(1694) Maximes et Réflections sur la Comédie « VIII. Crimes publics et cachés dans la comédie. Dispositions dangereuses et imperceptibles : la concupiscence répandue dans tous les sens.  » pp. 30-40

VIII. Crimes publics et cachés dans la comédie. Dispositions dangereuses et imperceptibles : la concupiscence répandue dans tous les sens.

De cette sorte, si nous l’en croyons la confession même où tous les péchés se découvrent, n’en découvre point dans les théâtres ; et il assure avec une confiance qui fait trembler, « qu’il n’a jamais pu entrevoir cette prétendue malignité de la comédie, ni les crimes dont on veut qu’elle soit la source » . Apparemment il ne songe pas à ceux des chanteuses, des comédiennes, et de leurs amants, ni au précepte du Sage où il est prescrit d’éviter « les femmes dont la parure porte à la licence : ornatu meretricio : qui sont préparées à perdre les âmes, ou comme traduisent les Septante, qui enlèvent les cœurs des jeunes gens, qui les engagent par les douceurs de leurs lèvres » : par leurs entretiens, par leurs chants, par leurs récits : ils se jettent d’eux-mêmes dans leurs lacets, « comme un oiseau dans les filets qu’on lui tend » g. N’est-ce rien que d’armer des chrétiennes contre les âmes faibles, de leur donner de ces « flèches qui percent les cœurs » , de les immoler à l’incontinence publique d’une manière plus dangereuse qu’on ne ferait dans les lieux qu’on n’ose nommer ? Quelle mère, je ne dis pas chrétienne, mais tant soit peu honnête, n’aimerait pas mieux voir sa fille dans le tombeau que sur le théâtre ? Quoi l’a-t-elle élevée si tendrement et avec tant de précaution pour cet opprobre ? L’a-t-elle tenue nuit et jour, pour ainsi parler sous ses ailes, avec tant de soin, pour la livrer au public et en faire un écueil de la jeunesse ? Qui ne regarde pas ces malheureuses chrétiennes, si elles sont encore dans une profession si contraire aux vœux de leur baptême : qui dis-je, ne les regarde pas comme des esclaves exposées, en qui la pudeur est éteinte ? Quand ce ne serait que par tant de regards qu’elles attirent ; elles que leur sexe avait consacrées à la modestie ; dont l’infirmité naturelle demandait la sûre retraite d’une maison bien réglée : et voilà qu’elles s’étalent elles-mêmes en plein théâtre avec tout l’attirail de la vanité, comme « ces sirènes, dont parle Isaïe, qui font leur demeure dans les temples de la volupté »  ; dont les regards sont mortels, et qui reçoivent de tous côtés par les applaudissements qu’on leur renvoie le poison qu’elles répandent par leur chant. Mais n’est-ce rien aux spectateurs de payer leur luxe, d’entretenir leur corruption, de leur exposer leur cœur en proie, et d’aller apprendre d’elles, tout ce qu’il ne faudrait jamais savoir ? S’il n’y a rien là que d’honnête, rien qu’il faille porter à la confession, hélas quel aveuglement faut-il qu’il y ait parmi les chrétiens ! et fallait-il prendre le nom de Prêtre pour achever d’ôter aux fidèles le peu de componction qui reste encore dans le monde pour tant de désordres ? Vous ne trouvez-pas, dites-vous, par les confessions, que les riches qui vont à la comédie soient plus sujets aux grands crimes que les pauvres qui n’y vont pas : Vous n’avez encore qu’à dire, que le luxe, que la mollesse, que l’oisiveté, que les excessives délicatesses de la table, et la curieuse recherche du plaisir en toutes choses, ne font aucun mal aux riches, parce que les pauvres, dont l’état est éloigné de tous ces attraits, ne sont pas moins corrompus par l’amour des voluptés. Ne sentez-vous pas qu’il y a des choses, qui sans avoir des effets marqués, mettent dans les âmes de secrètes dispositions très mauvaises, quoique leur malignité ne se déclare pas toujours d’abord ? Tout ce qui nourrit les passions est de ce genre : on n’y trouverait que trop de matière à la confession si on cherchait en soi-même les causes du mal. Qui saurait connaître ce que c’est en l’homme qu’un certain fond de joie sensuelle, et je ne sais quelle disposition inquiète et vague au plaisir des sens qui ne tend à rien et qui tend à tout, connaîtrait la source secrète des plus grands péchés. C’est ce que sentait Saint Augustin au commencement de sa jeunesse emportée, lorsqu’il disait : « Je n’aimais pas encore ; mais j’aimais à aimer »  : il cherchait, continue-t-il, quelque piège où il prît et où il fût pris : et il trouvait ennuyeuse et insupportable une vie où il n’y eût point de ces lacets : viam sine muscipula h. Tout en est semé dans le monde : il fut pris selon son souhait, et c’est alors qu’il fut enivré du plaisir de la comédie, où il trouvait « l’image de ses misères, l’amorce et la nourriture de son feu » . Son exemple et sa doctrine nous apprennent à quoi est propre la comédie : combien elle sert à entretenir ces secrètes disposition du cœur humain, soit qu’il ait déjà enfanté l’amour sensuel, soit que ce mauvais fruit ne soit pas encore éclos.
Saint Jacques nous a expliqué ces deux états de notre cœur par ces paroles : « Chacun de nous est tenté par sa concupiscence qui l’emporte et qui l’attire : ensuite, quand la concupiscence a conçu, elle enfante le péché ; et quand le péché est consommé, il produit la mort ». Cet Apôtre distingue ici la conception d’avec l’enfantement du péché ; il distingue la disposition au péché d’avec le péché entièrement formé par un plein consentement de la volonté : c’est dans ce dernier état qu’il « engendre la mort », selon Saint Jacques, et qu’il devient tout à fait mortel. Mais de là, il ne s’ensuit pas que les commencements soient innocents : pour peu qu’on adhère à ces premières complaisances des sens émus, on commence à ouvrir son cœur à la créature : pour peu qu’on les flatte par d’agréables représentations, on aide le mal à éclore ; et un sage confesseur qui saurait alors faire sentir à un chrétien la première plaie de son cœur et les suites d’un péril qu’il aime, préviendrait de grands malheurs.
Selon la doctrine de Saint Augustin, cette malignité de la concupiscence se répand dans l’homme tout entier. Elle court, pour ainsi parler, dans toutes les veines et pénètre jusqu’à la moelle des os. C’est une racine envenimée qui étend ses branches par tous les sens : l’ouïe, les yeux, et tout ce qui est capable de plaisir en ressent l’effet : les sens se prêtent la main mutuellement : le plaisir de l’un attire et fomente celui de l’autre, et il se fait de leur union un enchaînement qui nous entraîne dans l’abîme du mal.  Il faut, dit Saint Augustin, distinguer dans l’opération de nos sens la nécessité, l’utilité, la vivacité du sentiment, et enfin l’attachement au plaisir sensible : libido sentiendi. De ces quatre qualités des sens, les trois premières sont l’ouvrage du créateur : la nécessité du sentiment se fait remarquer dans les objets qui frappent nos sens à chaque moment : on en éprouve l’utilité, dit Saint Augustin, particulièrement dans le goût qui facilite le choix des aliments et en prépare la digestion : la vivacité des sens est la même chose que la promptitude de leur action et la subtilité de leurs organes. Ces trois qualités ont Dieu pour auteur : mais c’est au milieu de cet ouvrage de Dieu, que l’attache forcée au plaisir sensible et son attrait indomptable, c’est-à-dire la concupiscence introduite par le péché, établit son siège. C’est celle-là, dit Saint Augustin, qui est l’ennemie de la sagesse, la source de la corruption, la mort des vertus : les cinq sens sont cinq ouvertures par où elle prend son cours sur ses objets et par où elle en reçoit les impressions : mais ce Père a démontré qu’elle est la même partout, parce que c’est partout le même attrait du plaisir, la même indocilité des sens, la même captivité et la même attache du cœur aux objets sensibles. Par quelque endroit que vous la frappiez, tout s’en ressent. Le spectacle saisit les yeux, les tendres discours, les chants passionnés, pénètrent le cœur par les oreilles. Quelquefois la corruption vient à grands flots : quelquefois elle s’insinue comme goutte à goutte : à la fin on n’en est pas moins submergé. On a le mal dans le sang et dans les entrailles avant qu’il éclate par la fièvre. En s’affaiblissant peu à peu, on se met en un danger évident de tomber avant qu’on tombe, et ce grand affaiblissement est déjà un commencement de chute.

Si l’on ne connaît de maux aux hommes que ceux qu’ils sentent et qu’ils confessent, on est trop mauvais médecin de leurs maladies. Dans les âmes comme dans les corps, il y en a qu’on ne sent pas encore, parce qu’elles ne sont pas déclarées, et d’autres qu’on ne sent plus, parce qu’elles ont tourné en habitude ; ou bien qu’elles sont extrêmes et tiennent déjà quelque chose de la mort, où l’on ne sent rien. Lorsqu’on blâme les comédies comme dangereuses, les gens du monde disent tous les jours avec l’auteur de la dissertation qu’ils ne sentent point ce danger. Poussez-les un peu plus avant, ils vous en diront autant des nudités, et non seulement de celles des tableaux, mais encore de celles des personnes. Ils insultent aux prédicateurs qui en reprennent les femmes, jusqu’à dire que les dévots se confessent eux-mêmes par là et trop faibles et trop sensibles : pour eux, disent-ils, ils ne sentent rien, et je les en crois sur leur parole. Ils n’ont garde, tout gâtés qu’ils sont, d’apercevoir qu’ils se gâtent, ni de sentir le poids de l’eau quand ils en ont par-dessus la tête : et pour parler aussi à ceux qui commencent, on ne sent le cours d’une rivière que lorsqu’on s’y oppose : si on s’y laisse entraîner on ne sent rien, si ce n’est peut-être un mouvement assez doux d’abord où vous êtes porté sans peine, et vous ne sentez bien le mal qu’il vous fait que tôt après quand vous vous noyez. N’en croyons donc pas les hommes sur leurs maux ni sur leurs dangers, que leur corruption, que l’erreur de leur imagination blessée, que leur amour-propre leur cachent.