(1694) Maximes et Réflections sur la Comédie « IV. S’il est vrai que la représentation des passions agréables ne les excite que par accident.  » pp. 10-18
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(1694) Maximes et Réflections sur la Comédie « IV. S’il est vrai que la représentation des passions agréables ne les excite que par accident.  » pp. 10-18

IV. S’il est vrai que la représentation des passions agréables ne les excite que par accident.

Vous dites que ces représentations des passions agréables, « et les paroles de passions dont on se sert dans la comédie » ne les excitent qu’indirectement, « par hasard, et par accident, comme vous parlez ; et que ce n’est pas leur nature de les exciter »  : mais au contraire, il n’y a rien de plus direct, de plus essentiel, de plus naturel à ces pièces, que ce qui fait le dessein formel de ceux qui les composent, de ceux qui les récitent, et de ceux qui les écoutent. Dites-moi, que veut un Corneille dans son Cid, sinon qu’on aime Chimène, qu’on l’adore avec Rodrigue, qu’on tremble avec lui, lorsqu’il est dans la crainte de la perdre, et qu’avec lui on s’estime heureux lorsqu’il espère de la posséder ? Le premier principe sur lequel agissent les Poètes tragiques et comiques, c’est qu’il faut intéresser le spectateur, et si l’auteur ou l’acteur d’une tragédie ne le sait pas émouvoir et le transporter de la passion qu’il veut exprimer, où tombe-t-il, si ce n’est dans le froid, dans l’ennuyeux, dans le ridicule, selon les règles des maîtres de l’art ? « Aut dormitabo, aut ridebo » , et le reste. Ainsi tout le dessein d’un poète, toute la fin de son travail, c’est qu’on soit comme son Héros épris des belles personnes, qu’on les serve comme des divinités ; en un mot qu’on leur sacrifie tout, si ce n’est peut-être la gloire, dont l’amour est plus dangereux que celui de la beauté même. C’est donc combattre les règles et les principes des maîtres, que de dire avec la dissertation, que le théâtre n’excite que « par hasard et par accident » les passions qu’il entreprend de traiter.
On dit, et c’est encore une objection de notre Auteur, « que l’Histoire, qui est si grave et si sérieuse, se sert de paroles qui excitent les passions  » , et qu’aussi vive à sa manière que la comédie, elle veut intéresser son lecteur dans les actions bonnes et mauvaises qu’elle représente. Quelle erreur de ne savoir pas distinguer entre l’art de représenter les mauvaises actions pour en inspirer de l’horreur, et celui de peindre les passions agréables d’une manière qui en fasse goûter le plaisir ? Que s’il y a des histoires qui dégénérant de la dignité d’un si beau nom, entrent à l’exemple de la comédie dans le dessein d’émouvoir les passions flatteuses ; qui ne voit qu’il les faut ranger avec les romans et les autres livres corrupteurs de la vie humaine ?
Si le but de la comédie n’est pas de flatter ces passions, qu’on veut appeler délicates, mais dont le fond est si grossier : d’où vient que l’âge où elles sont les plus violentes, est aussi celui où l’on est touché le plus vivement de leur expression ? Mais pourquoi en est-on si touché, si ce n’est, dit Saint Augustin, qu’on y voit, qu’on y sent l’image, l’attrait, la pâture de ses passions ? Et cela, dit le même Saint, qu’est-ce autre chose, qu’une déplorable maladie de notre cœur ? On se voit soi-même, dans ceux qui nous paraissent comme transportés par de semblables objets : on devient bientôt un acteur secret dans la tragédie ; on y joue sa propre passion, et la fiction au dehors est froide et sans agrément, si elle ne trouve au-dedans une vérité qui lui réponde. C’est pourquoi ces plaisirs languissent dans un âge plus avancé, dans une vie plus sérieuse : si ce n’est qu’on se transporte par un souvenir agréable dans ses jeunes ans, les plus beaux de la vie humaine à ne consulter que les sens, et qu’on en réveille l’ardeur qui n’est jamais tout à fait éteinte.

Si les peintures immodestes ramènent naturellement à l’esprit ce qu’elles expriment, et que pour cette raison on en condamne l’usage, parce qu’on ne les goûte jamais autant qu’une main habile l’a voulu, sans entrer dans l’esprit de l’ouvrier, et sans se mettre en quelque façon dans l’état qu’il a voulu peindre : combien plus sera-t-on touché des expressions du théâtre, où tout paraît effectif : où ce ne sont point des traits morts et des couleurs sèches qui agissent, mais des personnages vivants, de vrais yeux, ou ardents, ou tendres et plongés dans la passion : de vraies larmes dans les acteurs, qui en attirent d’aussi véritables dans ceux qui regardent : enfin de vrais mouvements, qui mettent en feu tout le parterre et toutes les loges : et tout cela, dites-vous, n’émeut qu’indirectement, et n’excite que par accident les passions ?

Dites encore, que les discours, qui tendent directement à allumer de telles flammes, qui excitent la jeunesse à aimer comme si elle n’était pas assez insensée, qui lui font envier le sort des oiseaux et des bêtes que rien ne trouble dans leurs passions, et se plaindre de la raison et de la pudeur si importunes et si contraignantes : dites que toutes ces choses et cent autres de cette nature, dont tous les théâtres retentissent, n’excitent les passions que par accident, pendant que tout crie qu’elles sont faites pour les exciter, et que si elles manquent leur coup, les règles de l’art sont frustrées, et les auteurs et les acteurs travaillent en vain.

Je vous prie, que fait un acteur, lorsqu’il veut jouer naturellement une passion, que de rappeler autant qu’il peut, celles qu’il a ressenties, et que s’il était chrétien, il aurait tellement noyées dans les larmes de la pénitence, qu’elles ne reviendraient jamais à son esprit, ou n’y reviendraient qu’avec horreur : au lieu que pour les exprimer, il faut qu’elles lui reviennent avec tous leurs agréments empoisonnés et toutes leurs grâces trompeuses ?

Mais tout cela, dira-t-on, paraît sur les théâtres comme une faiblesse. Je le veux : mais il y paraît comme une belle, comme une noble faiblesse, comme la faiblesse des héros et des héroïnes ; enfin comme une faiblesse si artificieusement changée en vertu, qu’on l’admire, qu’on lui applaudit sur tous les théâtres, et qu’elle doit faire une partie si essentielle des plaisirs publics, qu’on ne peut souffrir de spectacle où non seulement elle ne soit, mais encore où elle ne règne et n’anime toute l’action.

Dites, que tout cet appareil n’entretient pas directement et par soi le feu de la convoitise ; ou que la convoitise n’est pas mauvaise, et qu’il n’y a rien qui répugne à l’honnêteté et aux bonnes mœurs dans le soin de l’entretenir ; ou que le feu n’échauffe qu’indirectement ; et que, pendant qu’on choisit les plus tendres expressions pour représenter la passion dont brûle un amant insensé, ce n’est que « par accident » c, que l’ardeur des mauvais désirs sort du milieu de ces flammes : dites que la pudeur d’une jeune fille n’est offensée que « par accident », par tous les discours où une personne de son sexe parle de ses combats, où elle avoue sa défaite, et l’avoue à son vainqueur même, comme elle l’appelle. Ce qu’on ne voit point dans le monde : ce que celles qui succombent à cette faiblesse y cachent avec tant de soin, une jeune fille le viendra apprendre à la comédie. Elle le verra, non plus dans les hommes à qui le monde permet tout, mais dans une fille qu’on montre comme modeste, comme pudique, comme vertueuse ; en un mot dans une héroïne : et cet aveu dont on rougit dans le secret, est jugé digne d’être révélé au public, et d’emporter comme une nouvelle merveille l’applaudissement de tout le théâtre.