Aubignac, François Hédelin.(1666)Dissertation sur la condemnation des théâtres« Disseration sur la Condemnation, des Théâtres. — Chapitre VII. Que les Acteurs des Poèmes Dramatiques étaient distingués des Histrions et Bateleurs des Jeux Scéniques. »pp. 145-164
Chapitre VII. Que les Acteurs des Poèmes Dramatiques étaient distingués des
Histrions et Bateleurs des Jeux Scéniques.
Or ces trois sortes d'Acteurs, les Atellans, les Comédiens, et les Tragédiens n'étaient
point compris sous les noms de Mimes, Histrions et Scéniques, sinon par quelque
signification abusive et générale, ou qu'en parlant
des Jeux
Scéniques, on voulut comprendre tous les divertissements que les Magistrats avaient
employés à leur magnificence ; mais sans que jamais on les ait traités de pareil mépris,
ni qu'on les ait mis en parallèle. Ce que l'on peut facilement reconnaître par une
infinité de témoignages, dont le premier sera tiré de Lactance, qui distingue les Gladiateurs, les Comédiens, les Tragédiens, les Histrions,
les Mimes et le Cirque, et attribue aux Gladiateurs la cruauté, aux Comédiens les
Histoires amoureuses, aux Tragédiens les crimes des mauvais Princes, aux Histrions ou
Bateleurs
les gestes impudiques, aux Mimes l'imitation des
actions les plus honteuses qui doivent toujours être cachées dans les ténèbres, et au
Cirque les vaines extravagances des Courses et des Combats.
Mais personne ne s'est mieux expliqué sur ce sujet que Cicéron dans son Oraison pour le Comédien Roscius ; il plaidait contre Fannius,
qui sans doute était un Mime ou Joueur de bouffonneries ; car lors que Cicéron le
dépeint, pour montrer que de sa seule personne on pouvait comprendre la différence qu'il
y avait entre lui et Roscius, il dit qu'il avait la tête et les sourcils rasés
, et qu'il n'avait pas un seul cheveu d'homme de bien, ce qui
était propre aux Mimes ; au lieu qu'il fait de Roscius un fort honnête homme au
sentiment de tout le monde, par la confession même de Saturius son Avocat. Et dans le
même lieu parlant de l'Esclave Panurgus que
Roscius avait instruit à bien jouer la Comédie, et qui par ses soins s'était mis en
grande réputation, il ajoute que ce n'est pas une chose fort facile qu'un méchant
Histrion devienne un bon Comédien. Ce qu'il répète encore en parlant d'Erotes si mauvais
Comédien, qu'après avoir
été sifflé par le peuple, et chassé
hors du Théâtre, il fut obligé de se sauver en la maison de Roscius, duquel il reçut de
si bons enseignements, que n'ayant
pas été jusque là digne d'être mis au rang des derniers Histrions, il se rendit un fort
habile Comédien. C'est pourquoi Ausone dit que d'un Mime on ne fait point un Planipède, ni d'un Comédien un Histrion, car cela fait
voir la différence de ces Acteurs, et que les Comédiens étaient autant élevés au-dessus
des Histrions, que les Mimes et les Pantomimes au-dessus des Planipèdes ou Piedsplats,
qui étaient les derniers
et les plus méprisables Joueurs de
Fableaux, où même ce mot de méchant dans Cicéron ne veut pas dire un
mauvais Acteur, mais un homme vicieux, selon ce qu'Aristote dit que ces Artisans de la Scène ou Bateleurs
sont presque tous méchants, parce qu'ils ne conduisent pas leur jeu par raison, et que
tout ce qu'ils font n'est qu'une illusion des sens, pour surprendre l'esprit. Et Varron
savant en la langue Latine, les distingue fort bien, nommant ces derniers
Scénatiques, comme Cicéron nous apprend qu'ils portaient indifféremment le nom de
Scéniques et Scénatiques. Et c'étaient ceux que
les
Auteurs appellent ordinairement artisans Scéniques, et
artisans de la Scène, ou artisans simplement : et que Lipse interprète fort bien
Histrions et Mimes, sans y comprendre sous ce nom les Comédiens ni les Tragédiens, et Apulée les distingue par
ces paroles, « le Mime se trompe », ou plutôt, selon le sens des paroles,
« il nous trompe, le Comédien discourt, et le Tragédien parle
haut ».
Le Concile Elibertin, qui ne permet pas que les femmes Chrétiennes prennent des maris engagés
au culte des Idoles, distingue en termes précis les Scéniques des Comiques. Et Saint
Jérôme applique proprement
le mot d'Histrion aux Mimes, qui par leur danses
représentaient les Fables des faux Dieux, en disant, « qu'un seul contrefait
tantôt Vénus par ses mollesses, et tantôt Cybèle par les tremblements de son
corps. ».
Mais pour remonter plus haut, Aristote nous en instruit par un beau discours en ses Problèmes, où il écrit que les tons ou modes qu'il nomme Soudoriens et
Souphrigiens, qui étaient deux manières de chanter, n'étaient point usités dans les
chœurs des Tragédies, parce qu'ils n'étaient pas assez doux et modérés, et qu'ils
étaient magnifiques, impétueux et violents, mais
au
contraire, ils étaient propres et familiers aux Scéniques, parce que la scène imite les
paroles et les actions des Héros ou Demi-Dieux, c'est-à-dire des Chefs des Armées, dont
les anciens faisaient seulement leurs Héros ; ceux des autres conditions n'étant estimés
que de simples hommes. C'est pourquoi le chœur, qui ne représentait ordinairement que
des hommes du commun, ne se servaient que de tons modestes, tristes et paisibles, comme
plus convenables à la nature humaine. Mais la scène qui donnait l'image des grandes
passions et des emportements des Héros, ne s'accommodait
que
de ces deux sortes de tons, forts et capables de porter à des extravagances, et à des
mouvements forcenés d'une Bacchante.
De ces paroles il est facile de connaître combien les Scéniques ou Histrions étaient
différents des Tragédiens : car ceux qui récitaient les Tragédies ne dansaient ni ne
chantaient, et ces deux choses ne convenaient qu'aux Chœurs ; Mais ceux qui par leurs
danses exprimaient les actions des Héros avec cette Musique impétueuse, et quelquefois
en prononçant des vers, étaient les Mimes et Pantomimes que ce Philosophe nomme
Scéniques par opposition formelle
au Chœur de la Tragédie,
qui faisait partie de la troupe des Tragédiens, à la société desquels les Mimes
n'étaient point reçus. Et ce qui doit être de grande considération sont les paroles de
Tite-Live, qui
dit qu'après l'établissement des Jeux Scéniques, les jeunes gens qui jouèrent les Fables
Atellanes, ne permirent jamais aux Histrions de se mêler avec eux, de crainte qu'ils ne
corrompissent les innocentes railleries qui s'y faisaient ; Car puis qu'il est certain
que les Comédiens et les Tragédiens ont toujours été dans un rang élevé au-dessus des
Atellans, ils ont été bien moins
capables de souffrir ce
mélange des Bouffons, ni le commerce de leurs honteuses plaisanteries. Et Cicéron les distingue encore
agréablement, quand il dit, « il faut prendre garde à ce que l'on voit dans le
Théâtre ; Car si c'est un Mime on rira ; si c'est un Danseur de Corde on craindra pour
lui ; si c'est un Comédien on applaudira. »
Mais ce qui doit nous assurer de la distinction de ces Acteurs, est que l'Echafaud qui
était dressé dans le Théâtre chez les Grecs, c'est-à-dire dans l'aire, la cave ou
l'espace libre de ce grand lieu nommé Théâtre, était composé de deux principales parties
; La première
que l'on nommait proprement la scène, et que
nous appelons communément le Théâtre, était fort élevée, et c'était où les Acteurs des
Poèmes Dramatiques paraissaient au-devant des toiles peintes, et des tapisseries qui en
faisaient la décoration, selon la qualité de la pièce que l'on jouait dans l'espace
libre nommé Proscenium ou avant-scène ; et l'autre était plus basse,
nommée Orchestre, c'est-à-dire un lieu pour danser, où les Histrions
faisaient leurs danses et leurs plaisanteries ; et c'était un
second Echafaud fait de planches et autres pièces de bois au-dessous du premier,
comme
Suidas le décrit, et ce
second Echafaud par une signification plus étendue, donna ce nom d'Orchestre à tout le
reste de l'aire ou parterre, selon notre façon de parler maintenant. Or c'est un fait
indubitable que ceux que l'on nommait Technites parmi les Grecs ou artisans de la Scène
parmi les Romains, c'est-à-dire, les Histrions, Mimes, Farceurs, et autres Bouffons, ne
jouaient point sur l'avant-scène en Grèce ; mais seulement sur l'Orchestre, dont nous
avons le témoignage de Vitruve dans la description qu'il fait de tout le Théâtre fort
exactement en homme intelligent et qui n'ignorait pas
la
construction des Théâtres, qui de son temps étaient en leur plus grande splendeur, soit
pour la beauté des Edifices, soit pour l'excellence des Drames que l'on y représentait.
Car il écrit en termes exprès que le Théâtre des Grecs était beaucoup moins avancé dans
l'aire ou parterre que celui des Romains, parce que chez les premiers les Artisans de la
Scène, c'est-à-dire proprement les Histrions, Mimes et Bateleurs ne montaient point sur
l'avant-scène pour faire leurs plaisanteries ; mais qu'ils jouaient tous sur
l'Orchestre. Nous en pourrions encore rapporter une infinité d'autres
témoignages, mais je me contenterai de celui de S. Chrysostome, où il
blâme les Chrétiens d'aller voir sur l'Orchestre un lit préparé pour y représenter par
la Danse la Fable de Mars et de Vénus, ce qui ne se faisait que par les Mimes. D'où l'on
apprend infailliblement qu'ils étaient bien distingués les uns des autres, non seulement
dans le genre de leur représentation, mais aussi en leur vie et en l'estime que l'on en
faisait, et qu'ayant un lieu si différent pour agir, ils ne peuvent pas être compris
sous un même nom d'Histrions, si ce n'est par un usage abusif, ou par une signification
fort étendue,
comme celui d'Acteurs.
Il ne faut pas non plus s'imaginer que les Comédies et les Tragédies aient jamais fait
partie essentielle et nécessaire des Jeux Scéniques ; car ils furent institués et joués
sans elles durant cent cinquante ans ou environ, depuis le Consulat de Stolon, jusques
au temps de Plaute et de Nevius, devant lesquels je ne trouve point que Rome les ait
connues, et si tôt qu'elles eurent acquis de l'estime, on les fit passer dans la
célébration de tous les Jeux pour en augmenter la magnificence et le plaisir, comme on
sait que les Comédies de Térence ont été
représentées aux
Jeux Megaliensc, Romains et autres. D'où l'on peut
conclure assurément que si on les a mises sur le Théâtre aux Jeux Scéniques, c'était
pour en varier le divertissement, et les rendre plus pompeux ; Et comme elles ne leur
étaient pas attachées de nécessité, le nom de Scéniques ne leur a jamais convenu que par
analogie, et seulement parce qu'elles étaient représentées dans le lieu nommé Scène ou
Théâtre, autrement il les faudrait aussi nommer Megaliennes, Romaines, et du nom de tous
les Spectacles, dans lesquels elles étaient données au peuple.
Aussi l'art de jouer ou
bouffonner, ne signifie proprement, comme on le voit dans Valère Maxime, que ce mauvais
et déshonnête batelaged qui se pratiquait au Théâtre Romain, près de cent cinquante ans avant les Comédies et les Tragédies, et que
S. Grégoire appelle jouer sur la Scène ; et le nom de Scéniques et d'Histrions a
toujours été restreint à ceux qui jouaient toutes ces licencieuses plaisanteries des
Jeux consacrés à la Déesse Flore. Et quand j'ai donné ce dernier aux Acteurs de nos
Comédies et Tragédies, c'est en cette signification générale, et parce qu'ils n'en ont
point de
commun pour ces deux exercices qu'ils font
conjointement. Encore est-il certain que s'étant abandonnés de nouveau à ces Farces
ridicules et malhonnêtes que feu Monsieur le Cardinal de Richelieu avait bannies de la
Scène, et ayant ressuscité les Turlupins, les Gaultiers Garguilles et les Jodelets, qui
sont les vrais Histrions, ils ne doivent pas trouver étrange qu'on leur donne le nom des
personnages qu'ils jouent.