Chapitre V.
De l'impudence des Jeux Scéniques.
La sainteté de la Religion que nous professons, ne demande pas seulement l'application de notre cœur à l'adoration du vrai Dieu seul, tout puissant et infiniment jaloux de sa gloire, et la soumission de notre esprit à la croyance de ses mystères incompréhensibles ; mais elle exige encore de notre devoir une pureté de vie qui ne soit corrompue ni par le dérèglement des actions, ni par la licence des paroles. Et c'est pour cela que les Pères de l'ancienne Eglise n'ont pas seulement condamné les Théâtres des Païens par cette société qui rendait les Spectateurs complices d'une Idolâtrie si contraire et si pernicieuse à la foi du Christianisme, mais aussi par l'impudence des Acteurs, par les choses honteuses qui s'y représentaient, et par les discours malhonnêtes qui s'y récitaient ; et comme l'innocence des mœurs est de tous les temps, et qu'elle nous doit être aussi précieuse qu'aux Docteurs des premiers siècles, j'estime qu'il est à propos pour lever le scrupule que cette considération pourrait jeter dans les âmes touchées des sentiments de la piété de montrer ici deux choses : La première, qu'elle était parmi les Romains cette débauche effrénée des Jeux de la Scène, qui se trouva même par les Lois digne d'un châtiment plus sévère qu'une simple censure : Et la seconde, que la représentation des Poèmes Dramatiques fut toujours exempte de leur peine, comme elle n'était pas coupable de pareille turpitude. L'origine et la célébration des Fêtes ridicules et mystérieuses, dont ces Jeux faisaient la plus sainte cérémonie, nous feront connaître ces vérités, malgré les vieilles obscurités qui les enveloppent, et qui les ont dérobées aux yeux des Modernes.
« qu'il fallait instituer les Jeux Scéniques en l'honneur de la Déesse Flore ». Mais comme ils ne savaient pas la manière de les faire, et qu'ils n'avaient point d'Acteurs, ils eurent recours aux Etruriens qui les en instruisirent, et leur donnèrent des gens capables de les jouer et de les bien exécuter, selon l'intention qu'ils avaient ; et ces gens furent nommés Histrions, selon la langue des Etruriens, comme nous dirons ci-après, parce qu'ils nommaient Istres ceux que les Romains nommaient Ludions.
Je ne veux pas examiner si ces Jeux Scéniques étaient les mêmes qui se nommaient Floraux sous le premiers Rois, s'ils furent de nouveau donnés au peuple, ou seulement renouvellés, s'ils furent célébrés en l'honneur de Flore, qu'ils estimaient la Déesse des Fleurs, ou de cette fameuse Débauchée de même nom, qui devint si riche par sa mauvaise vie, qu'elle osa faire le Peuple Romain son héritier ; ni si l'ignorance ou la perte de tous leurs Acteurs par cette prodigieuse maladie, ou par quelque autre malheur les obligea de recourir à leurs voisins. Cette critique pourrait être docte et curieuse : mais elle m'emporterait trop loin de mon sujet. Donc pour le joindre de près, il suffira d'expliquer ici que jamais l'impudence de la débauche n'inventa rien de plus détestable que ces jeux, et que l'honnêteté n'en peut souffrir le discours ni la pensée ; il ne se trouva point de gens assez effrontés capables de divertir le peuple par bouffonneries, par Danses, par grimaces, par le récit de toute sorte de lascivetés, par l'image des actions que l'iniquité couvre même de la nuit et du silence, dont le peuple ne voulût composer cette horrible dévotion.
« Quelle est cette mère Flore , s'écrie Saint Augustin, cette Déesse, que l'insolence et que la turpitude sans mesure, peut rendre favorable aux hommes, et qui ne se peut apaiser que par les Jeux Scéniques, où l'effronterie est à un si haut point, qu'auprès d'eux tous les autres peuvent être honnêtes. D'où l'on peut reconnaître quel est ce Démon, qui ne peut être apaisé autrement qu'en lui sacrifiant, non pas des animaux ni le sang humain, mais toute la pudeur, que l'on y détruit sans ressource. »
« Flore ayant acquis de grandes richesses par ses débauches, fit le Peuple Romain son héritier, et ordonna une certaine somme, dont les intérêts seraient employés tous les ans à la célébration du jour de sa naissance, pour la dépense des Jeux qu'ils nommèrent Floraux ; et parce que les Romains ne les trouvaient pas honnêtes, ils leurs donnèrent son nom, afin que la turpitude fût couverte de quelque apparence d'honneur, et feignirent qu'elle était la Divinité des fleurs qu'il fallait avoir favorable, afin que les arbres et les plantes pussent heureusement fleurir et fructifier ; et c'est cette Nymphe nommée Claris Epouse de Zéphire, dont parle Ovide en ses Fastes. Ces Jeux sont célébrés avec toute sorte d'impudence, digne certainement d'une personne de son métier ; Car outre le libertinage effréné de paroles, le peuple presse ordinairement les femmes débauchées qui jouent les Mimes, de paraître toutes nues sur le Théâtre, et d'y demeurer jusqu'à tant que les yeux des Assistants soient rassasiés de ce honteux Spectacle, et des mouvements désordonnés qu'elles font. »
C'est pourquoi Lucian écrit que la danse est une science de contrefaire toutes choses, un art d'imitation, qui dépeint tout par les gestes, en sorte que le Spectateur puisse entendre celui qui danse, encore qu'il ne parle point.
« et nous avons encore , ajoute-il, vieillards qui s'en souviennent fort bien », et ils s'y rendirent s'y rendirent si parfaits, que sous Néron un Pantomime blâmé par Démétrius, dansa seul sans instruments et sans chansons toute la fable de Vénus et de Mars; Après quoi Démétrius lui dit, que non seulement il se faisait voir et se faisait entendre, mais qu'il lui parlait des mains. Le même Auteur veut que le Protée des vieilles Fables qui prenait toutes sortes de figures, et qui faisait de son ◀corps▶ tout ce qu'il voulait, fût le portrait allégorique de ces subtils imitateurs des actions humaines. Il s'en trouva même un si adroit, qu'il avait instruit son chien à danser et jouer avec lui une partie de ses Fables, dont Plutarque fait un récit particulier dans son Traité de la subtilité des Animaux : et j'estime que nos anciens Jongleurs, dont le nom vient du Latin, qui signifié Joueurs, et qui dansaient et jouaient sur des Instruments de petits contes en vers, qu'ils appelaient Fableaux, avaient quelque ressemblance avec ces Mimes, dont la danse néanmoins avaient beaucoup de conformité avec nos Ballets ; Les sujets qu'ils dansaient étaient presque toujours héroïques, comme on le peut apprendre des termes d'Aristote et des fragments d'Andronicus que je rapporterai ailleurs. Et quand les Auteurs écrivent que l'on dansait les Tragédies, il ne faut pas se persuader que les Tragédiens eux-mêmes dansassent : mais cela veut dire que ces Mimes dansaient des Episodes tirées des Poètes tragiques, ou qu'ils représentaient par la danse des sujets, dont on faisait les Tragédies, ce qu'ils nommaient les arguments des Fables, comme ce fameux Pantomime Mnester que Suétone dit avoir sauté ou dansé les Tragédies, et que plusieurs ont nommé pour cela danseur de Tragédies, c'est-à-dire Histrion ou Acteur de sujets tragiques par la danse et les postures. C'est pourquoi Lucian dit que la Danse et la Tragédie avaient une même matière, mais que la danse la diversifiait davantage par les postures qu'il fallait faire pour en exprimer toutes les circonstances.
« Caramallus et Phabaton clausis faucibus, eloquenter gestu, mutu, crure, genu, manu, rotatu, etc. »Sidon in Narb., pour périodes les jambes et les bras, et pour paroles la tête et les doigts, comme Sidonius écrit de Caramallus et de Phabaton, célèbres en son temps, qu'ils parlaient, non pas en ouvrant la bouche ; mais d'un geste éloquent, des genoux, de la jambe, d'un signe de tête, et en se roulant. Pylade fut un des plus excellent ouvriers de ces représentations, et après qu'il eût quitté la scène par les infirmités de son âge, il se trouva présent au Théâtre, où son Disciple Hylas dansait un Episode d'Euripide, contenant quelque action du Roi Agamemnon, et comme Hylas voulut exprimer le nom de Grand, que le Poète lui donnait, il se guinda sur le bout des pieds, et leva les bras, dont Pylade se mit en colère, et l'accusa d'ignorance en son art. Et le peuple qui se plaisait à la danse d'Hylas s'étant écrié contre Pylade qu'il ne pourrait mieux faire lui-même, il quitta sa place, et monta sur le Théâtre, pour danser cette Poésie ; et étant arrivé à cette parole, qui avait donné lieu à la contestation, il pencha la tête, et l'appuya de la main, à la façon d'un homme qui rêve ; et Auguste qui assistait aux Jeux, lui demandant pourquoi il représentait ainsi le grand Agamemnon, il répondit, parce que la grandeur d'un Roi ne consiste pas en la masse du ◀corps▶, mais aux soins qui le font sérieusement penser aux affaires de son Etat. Sur quoi je dirai que les petites pièces de Poésies que Baïf nous a données sous le nom de Mimes, n'ont à mon avis aucun rapport à ceux des Anciens : car elles sont trop longues pour être dansées tout d'une haleine, et les sujets n'en sont pas Historiques, mais Moraux, ne traitant aucune Fable que par occasion, et fort rarement ; de sorte qu'elles ne seraient pas propres à danser, étant bien plus difficile de représenter le sens d'une Moralité, que les actions de quelque Histoire.
Ils admettaient encore à ces Jeux ceux qu'ils nommaient Planipèdes ou Pieds plats, parce qu'ils ne portaient ni escarpins ni brodequins, et jouaient nu-pieds et a plate terre de petites Fables ridicules de la populace, et je ne crois pas qu'il nous en reste aucun exemple. Et ces Planipèdes avaient un visage hideux et contrefait, prononçaient beaucoup de paroles malhonnêtes, et étaient fort méprisés. Aussi étaient-ils beaucoup moins que les Mimes, comme tous Histrions étaient moins que les Représentateursa des Poèmes Dramatiques.
Les Lydiens et Lydiennes, venus originairement de Lydie, à ce qu'aucuns croyent ; ou Ludiens et Ludiennes, selon la Langue Latine, y dansaient avec plusieurs bouffonneries, et les hommes étaient rasés comme les autres Mimes, richement armés, et vêtus de longues robes de femmes.
Ils y faisaient aussi paraître les hommes monstrueux de ◀corps▶, et dont le seul aspect était capable de faire rire, avec ces Innocents ou Idiots, qui servaient assez souvent de jouet et d'entretien familier aux grands Seigneurs de ce temps-là, comme nous en voyons encore en celui-ci.