Aubignac, François Hédelin.(1666)Dissertation sur la condemnation des théâtres« Disseration sur la Condemnation, des Théâtres. — Chapitre IV. Que la représentation des Poèmes Dramatiques ne peut être défendue par la raison des anciens Pères de l'Eglise. »pp. 90-103
Chapitre IV. Que la représentation des Poèmes Dramatiques ne peut être défendue
par la raison des anciens Pères de l'Eglise.
Il ne faut doc point trouver étrange que l'on ait interdit aux premiers Chrétiens avec
tant de rigueur les Jeux du Théâtre, et tous les autres Spectacles du Paganisme, puis
qu'ils avaient partout les marques de l'hommage honteux et détestable que l'on
y rendait aux Démons. Mais maintenant qu'ils sont purifiés de toutes
les cérémonies de cette impiété, et que la Religion Païenne est entièrement abolie parmi
les peuples de l'Occident, cette raison qui fut autrefois si puissante dans la bouche
des Pères de l'Eglise, n'est plus maintenant considérable ; et cette défense qu'ils
prêchaient avec quelque sorte d'anathème, n'a plus ce fondement dans notre siècle. Il
n'y a plus lieu d'y craindre l'apostasie des Fidèles ; on ne saurait plus les accuser
d'entrer dans la société des Idoles, que l'on ne voit plus au Théâtre qu'avec des
sentiments dignes des
Chrétiens, je veux dire qu'avec horreur
ou avec mépris ; et ce qui fut autrefois un sacrilège, n'est plus maintenant qu'un
divertissement public, agréable et sans crime à cet égard. On n'y reconnaît plus Bacchus
et Vénus pour des Divinités, mais pour des fantômes de l'Enfer, ou tout au plus pour des
songes de la Poésie. Il n'y a plus d'Autels ni de Sacrifices, si ce n'est pour
représenter quelques vieilles Fables, qui font aussi peu d'impression sur nos esprits
que les contes ridicules des Fées. On n'y reconnaît plus ces Anciens Prêtres, Ministres
de l'Idolâtrie, comme Souverains Pontifes, ce n'est
plus à
l'honneur de quelques fantastiques Divinités que nos Poètes et nos Acteurs consacrent
leurs travaux, ni qu'ils rendent des actions de grâces, quand ils y reçoivent des
applaudissements ; Tous leurs soins ne vont qu'à complaire à la Cour de France et à la
Ville de Paris, et leurs remerciements ne sont que pour les bienfaits dont nos Princes
les honorent. Enfin que l'on considère le Théâtre de tous les côtés, les consciences n'y
sont plus en péril de participer aux abominations du Paganisme, dont il n'y reste plus
de vestiges ni de mémoire ; Et si tous ceux qui se sont opiniâtrement attachés à
le combattre par les paroles de nos anciens Pères eussent bien
examiné toutes ces choses, ils auraient retranché plus de la moitié des textes qu'ils en
ont empruntés ; ils n'en auraient pas tiré de fausses conséquences, et n'auraient pas
détruit un plaisir public et de soi-même innocent par des maximes qui ne servaient qu'à
condamner▶ l'Idolâtrie, et qui n'ont plus aujourd'hui de causes ni de prétextes.
Il me souvient de ce que fit autrefois l'Empereur Constantin, après qu'il eut fait profession de
la Religion Chrétienne ; il tira des Temples toutes les
Idoles,
et les exposa dans les places publiques, comme des objets d'opprobre, de mépris et de
risée ; il en transporta même quelques-unes jusques dans son Palais, et par ce moyen
étant arrachées des lieux où l'on avait accoutumé de leur immoler des Hécatombes, et de
les voir avec des sentiments de Religion, et étant mises en d'autres endroits peu
convenables à cette révérence, elles perdirent entièrement ce qu'elles avaient de
vénérable à des aveugles, et restèrent aux yeux de tout le monde, comme des ouvrages
dont toute l'estime dépendait des grâces et des beautés que la main des Artisans
leur avait données. Il en est arrivé de même des Poèmes
Dramatiques : car depuis qu'ils ont été retirés des Théâtres anciens consacrés aux faux
Dieux, ils n'ont plus été considérés comme une invention des Démons, et n'ayant plus
rien de leur vieille et criminelle vénération, ils sont donnés au public, et portés
jusques dans le Palais des Rois, sans aucun scrupule d'Idolâtrie ; On les regarde
seulement comme les Chefs-d'œuvre d'un bel esprit ; et une parfaite imitation de la
vertu des Héros, et tout ce que l'on y peut admirer sont les inventions du Poète, et le
beau récit des Acteurs.
Pourquoi voudrait-on les traiter avec
plus de rigueur que les autres Spectacles de l'antiquité que les Empereurs Chrétiens ont
entretenus longtemps après leur avoir ôté tout ce qu'ils avaient du Paganisme ; ils en
firent les divertissements de leur Cour et de leurs Peuples, quand les Fidèles y purent
assister sans entrer dans la société des Idolâtres. Constantin ayant embrassé le Christianisme, défendit les Jeux des
Gladiateurs, comme une brutalité criminelle sans excuse, et qui ne pouvait se
rectifier ; et ayant donné les Jeux Circenses avec grande pompe, il en retrancha toute
la superstition,
et toute la révérence des Idoles, afin qu'ils
fussent dignes des Chrétiens ; et ils furent conservés ainsi jusques au règne des
Comnènes.
Le grand Théodose après ses victoires, donna des jeux au Peuple dans Milan durant
plusieurs jours, auxquels il ne put assister, parce qu'il était malade, et obligea son
fils Honorius d'y tenir sa place, ce qu'il fit, sans les interrompre par la maladie de
son père, qui mourut peu de jours après.
Les Empereurs Honorius et Arcadius Chrétiens donnèrent les Jeux du Cirque avec les
Tragédies, et des Comédies ; ce que le Proconsul Manlius Theodorius
fit encore sous leur règne, dans l'an de sa Magistrature.
Constantius donna dans Arles les
Jeux Circences et du Théâtre avec grande magnificence.
Aussi quand Arcadius, Honorius et Theodosius voulurent régler les Jeux et les
Spectacles publics, qu'ils nomment les Delicos, et la Joie du Peuple, ils n'en
défendirent pas absolument la célébration, mais ils en retranchèrent tous les Sacrifices
et toutes les Superstitions du Paganisme, et voici comme ils en écrivirent au Proconsul
d'Afrique Apollodorus. « Encore
que nous ayons aboli les cérémonies profanes, nous ne voulons
pas néanmoins détruire la joie de vos Sujets dans les assemblées qu'ils font aux jours
de Fêtes. Nous ordonnons que ces plaisirs du peuple soient célébrés selon les
anciennes coutumes et même avec les Festins, quand les occasions s'en présenteront ;
mais nous défendons d'y faire aucun sacrifice aux Idoles, ni d'y pratiquer aucune
superstition impie. »
Et les Empereurs Chrétiens, Gratian, Valentinian, Théodose et Léon n'en voulurent pas
priver le peuple, mais ils défendirent de les célébrer aux jours de Dimanche, de Noël,
de l'Epiphanie, de Pâques et de Pentecôte.
Sidonius Apollinaris Évêque
en France décrit les Jeux du
Cirque qui furent donnés de son temps, et ne trouve point étrange que les Chrétiens en
prissent les plaisirs, parce qu'ils n'avaient plus rien de leurs vieilles impiétés.
Au Sacre de Baudouin Empereur d'Orient, et depuis an mariage de son frère Henri, avec Agnès de Montferrat,
on renouvela dans Constantinople tous les Spectacles des anciens ; ceux du Cirque, de
l'Hippodrome et du Théâtre.
Et sans rechercher des exemples de
plus loin, on sait que dans les derniers temps les Spectacles étaient en si bonne
estime, et si
fréquentés qu'il y avait deux places d'honneur
dans le Théâtre, l'une à la main droite pour le Pape, et l'autre à la main gauche pour
l'Empereur, et que les Vénitiens ayant fait l'accommodement d'Alexandre III et de
Frédéric II reçurent du Pape plusieurs privilèges, en reconnaissance de la retraite
qu'ils lui avaient donnée, et de la pacification des affaires d'Italie, et entre autres
le droit d'avoir la troisième place pour leur Duc du Théâtre du Pape.
Il ne faut donc plus employer contre le Théâtre de notre temps ces grandes paroles de
zèle et de foudre que les anciens Pères de
l'Eglise ont
autrefois prononcées, et l'on ne doit pas ◀condamner▶ un divertissement que les Papes et
les Princes Chrétiens ont approuvé depuis qu'il a perdu les caractères de l'impiété qui
le rendaient abominable. Mais examinons une autre raison dont nos premiers Docteurs se
sont servis, et qui semblait ◀condamner les représentations de nos Théâtres, aussi bien
que de ceux de Rome et de Grèce.