(1666) Dissertation sur la condemnation des théâtres « Disseration sur la Condemnation, des Théâtres. — Chapitre II. Que la représentation des Comédies et Tragédies était un acte de Religion parmi les Grecs et Romains. » pp. 36-56
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(1666) Dissertation sur la condemnation des théâtres « Disseration sur la Condemnation, des Théâtres. — Chapitre II. Que la représentation des Comédies et Tragédies était un acte de Religion parmi les Grecs et Romains. » pp. 36-56

Chapitre II.
Que la représentation des Comédies et Tragédies était un acte de Religion parmi les Grecs et Romains.

Avant que d'entrer en matière, je suis obligé de remarquer deux choses pour faciliter l'intelligence de tout mon discours : l'une que le Théâtre ne signifie pas proprement comme nous l'entendons aujourd'hui, l'échafaud où paraissent les Acteurs des Comédies et Tragédies, mais un grand lieu composé de plusieurs bâtiments, galeries, promenoirs, et sièges pour les Spectateurs, au milieu duquel était un espace vide, où l'on donnait divers spectacles, comme de Gladiateurs, d'Athlètes et autres, selon le différent usage des Villes et des Provinces, où l'on dressait l'échafaud composé de plusieurs parties, que nous appellons maintenant comme d'un nom propre, le Théâtre ; et là se faisaient plusieurs Jeux, de musique, de danse, de Poésie, et plusieurs autres combats que l'on a souvent compris tous ensemble sous le nom de Jeux Scéniques ou de Théâtre. Mais rejetant ici tous les Combats et Spectacles qui ne regardent point les Poèmes Dramatiques, je ne veux entendre sous ce nom de Jeux de Théâtre que les représentations qui se faisaient sur cet échafaud, Théâtre ou Scène, soit qu'elles fussent sérieuses ou bouffonnes, honnêtes ou licencieuses. Aussi les Jeux Scéniques ne contenaient pas dans leur propre signification les Comédies ni les Tragédies, mais des Jeux particuliers, comme nous le ferons voir dans la suite.

L'autre observation est, qu'autrefois la Comédie et la Tragédie ayant été comme une même chose, avaient eu même nom au rapport d'Athénée, et se nommaient toutes deux Comédie, et que nous avons insensiblement imité cette façon de parler, comprenant sous ce nom de Comédie toute sorte de Poèmes Dramatiques ; et sous celui de Comédiens tous ceux qui font profession de les représenter en public. C'est pourquoi dans ce discours, aux choses qui concerneront conjointement la Comédie et la Tragédie, les Comédiens et les Tragédiens, je ne me servirai bien souvent que du premier nom ; ce que je dis afin que l'on ne s'imagine pas que je veuille mettre autant de différence entre les Acteurs de ces deux sortes d'ouvrages, comme il y en avait entre eux et ceux qui s'appliquaient aux autres Jeux de Théâtre ou de scène, qui n'avaient presque rien de commun avec ces premiers. Venons maintenant à notre sujet.

Nous avons dit et justifié clairement dans la Pratique du Théâtre, que la Comédie et la Tragédie commencèrent par les Danses et par les Chansons qui furent faites dans Icarie, l'un des Bourgs d'Athènes, à l'entour d'un Bouc qu'Icarius avait tué comme l'ennemi de Bacchus, au milieu d'une Vigne, dont il gâtait et mangeait les fruits ; et cette cérémonie s'étant ainsi continuée durant quelque temps, passa dans sa Ville et sur les Théâtres, et fut appelée Tragédie, du nom du bouc que l'on y sacrifiait à Bacchus ; ce qui dura plusieurs siècles, jusqu'à tant que Thepsis, pour donner quelque repos au Chœur de Musique, y inséra un Acteur qui récitait quelques Vers, et Eschyle y en mit deux ; et ces récits s'éloignant peu à peu des louanges de Bacchus, ses Prêtres en firent de grandes plaintes, n'ayant pu retenir les Poètes, qui par ce moyen plaisaient au peuple. Sophocles introduisit trois Acteurs parlant ensemble dans la Tragédie, avec d'autres embellissements qui lui donnèrent sa dernière perfection ; et nous voyons clairement cette première vérité dans les écrits de Donat, et de plusieurs célèbres Auteurs, qui nous apprennent que ces deux Poèmes ne furent au commencement qu'un Hymne Sacré en l'honneur de Bacchus, chantée et dansée par de grands Chœurs de Musique dans les Temples.

Or comme la Comédie et la Tragédie avaient eu pour Berceau les Autels de Bacchus, et qu'elles faisaient la plus solennelle dévotion de ses Fêtes, elles ont toujours été tenues parmi les Païens pour une cérémonie de Religion. Ils ont cru que Bacchus avait institué les représentations du Théâtre, et donné lui-même les exemples de plusieurs Danses et Chansons, pour marque de la vénération qu'il y demandait. Les Egiens et Béotiens avaient dans leurs Temples un Théâtre à l'honneur de cette fausse Divinité. Démosthène écrit que faire des Jeux de Musique ou de Théâtre est révérer le Dieu Bacchus. Ce fut pourquoi les Athéniens célébraient en son honneur des solennités, où les Poètes Tragiques, les Comiques et les Musiciens disputaient le prix de la Poésie et de la Musique ; et cette noble dispute d'esprit et d'art se fit aux trois plus grandes fêtes de Bacchus.
Cette révérence néanmoins ne lui fut pas si particulière qu'elle n'ait passé jusqu'aux autres Dieux qu'ils honoraient par les Jeux du Théâtre ; car aux Fêtes de Minerve les Athéniens introduisirent la même dispute de Poésie et de Musique ; et chez les Romains il y avait toujours sur le Théâtre deux Autels, l'un à la main droite, consacré à Bacchus, comme au Dieu du Théâtre, et l'autre à la main gauche, au nom de celui en l'honneur duquel on faisait les Jeux ce jour-là. Ainsi, comme les Prêtres en avaient un soin particulier, qu'ils y étaient présents, et qu'ils les traitaient comme un acte de Religion, les honnêtes femmes, et mêmes les Vestales ne faisaient point de scrupule d'y assister, encore que les premières fussent d'ordinaire dans leur appartement éloigné de la société des hommes, et que les autres fussent engagés dans un état séparé du commerce de la vie civile. Et ces représentations qui se faisaient sur le Théâtre, étant consacrées à ces Dieux imaginaires qu'ils en faisaient les auteurs, ils étaient ordinairement donnés aussi bien que les autres Jeux, pour les remercier de quelque grande faveur qu'ils croyaient en avoir reçue. Et Valère dit que les Théâtres ont été inventés pour rendre honneur aux Dieux, et donner du plaisir aux hommes.
Mummius témoigna sa reconnaissance envers les Dieux dans son triomphe de Corinthe et de l'Achaïe, en y mêlant les Jeux de Musique, dont le nom comprend la représentation des Poèmes Dramatiques, comme les autres Jeux du Théâtre, auxquels selon Plutarque elle fut ajoutée. Et de là vint à Rome la coutume de donner des Jeux aux triomphes, comme on observa après la défaite de Syphax, et après la ruine de Carthage par Scipion, en y mêlant des processions solennelles et des sacrifices. Sylla pour honorer les Dieux après la défaite d'Archélaos, fit des Jeux à Thèbes, et entre autres ceux de la Scène, et prit des Juges des plus fameuses Villes de la Grèce.
Marc-Antoine en fit de même à Athènes après la défaite des Parthes, et voulut même y présider en qualité de Gymnasiarque. Jules Caesar après avoir défait les Espagnols, célébra toute sorte de spectacles, et même ceux du Théâtre, par des Acteurs en toutes langues. Auguste surpassa tous ses prédécesseurs en cette magnificence, et même donna les Jeux de la Scène avec les Mimes sur plusieurs échafauds dressés dans les places publiques ; dans le Cirque, dans l'amphithéâtre, et en plusieurs autres lieux. Domitien pour célébrer la fête de sa Victoire, ce sont les mots de Xiphilin, après la défaite des Daces, fit toute sorte de spectacles ; Et l'Empereur Sévère après la défaite d'Albinus donna dans la ville de Rome tous les Jeux, et nommément ceux du Théâtre.
Quant à la célébration de ces Jeux sacrés, Quintilien dit qu'elle commençait toujours par l'honneur des Dieux, et que c'est un sentiment de Religion de nommer le Théâtre un Temple ou un Sanctuaire et la procession qui se faisait dans Athènes aux Bacchanales pour sacrifier à Bacchus le Bouc dont on avait honoré le Poète vainqueur en la dispute de la Tragédie, était estimée si religieuse, que Plutarque se plaint de ce que la pompe orgueilleuse de son temps avait corrompu la simplicité de son origine ; Car il n'y avait au commencement qu'une cruche pleine de vin, et un cep de vigne au-devant du Bouc, suivi de celui qui portait une corbeille pleine de figues, avec quelques marques de l'impudence de cette superstition ; mais par le cours des années la pompe en était devenue si superbe, que sans s'arrêter aux vieilles cérémonies, on y voyait une infinité de gens masqués, grand nombre de vases d'or et d'argent, de riches habits et des chariots magnifiques, dans la croyance qu'ils honoraient ainsi plus dévotement que leurs aïeux cette Divinité chimérique : Et comme l'institution et la célébration de Jeux du Théâtre n'avait point d'autre fondement que la dévotion des Païens envers leurs Dieux, ils y ont presque toujours représenté leurs personnes, et les miracles qu'ils avaient faits. La musique y chantait d'ordinaire les belles actions des Demi-Dieux, et les grâces que les hommes en avaient reçues ; la Danse les représentait en diverses postures convenables à ce que l'on en croyait. Dans les Comédies ils y paraissaient assez souvent ; ils y étaient invoqués, et on leur y faisait des sacrifices, comme on peut voir dans le Comique Grec, et dans les deux Latins qui nous restent.
Et pour les Tragédies ils en faisaient d'ordinaire l'ouverture, ou bien en soutenaient la catastrophe par leur présence, soit pour dénouer les intrigues qui paraissaient indissolubles, soit pour apaiser la douleur, l'horreur et les autres passions violentes, ou pour donner des assurances des bons effets qui devaient suivre les choses qu'on avait vues dans le trouble. En quoi certes il ne faut pas dire que les Anciens se moquaient de ceux qu'ils adoraient comme Dieux, en représentant des actions que l'on pouvait nommer criminelles, comme des meurtres, des adultères et des vengeances, ni qu'ils avaient dessein d'en faire des objets de Jeux et de risée, en leur imputant des crimes que l'on condamnait parmi les hommes ; Car toutes ces choses étaient mystérieuses, et bien que le petit peuple, ignorant et grossier fut peut-être incapable de porter sa croyance au-delà des fables que l'on en en contait ; il est certain que leurs Théologiens, leurs Philosophes, et tous les gens d'esprit en avaient bien d'autres pensées, et tout ce que nous lisons maintenant de la naissance de leurs Dieux et de toutes leurs actions avait une intelligence mystique, ou dans les secrètes opérations de la Nature, ou dans les belles Maximes de la Morale, ou dans les merveilles incompréhensibles de la Divinité. Nous l'apprenons encore de la Poétique d'Aristote, des Allégories d'Héraclide Ponticos, des Saturnales de Macrobe, de Maxime de Tyr, de Cicéron, de Sénèque, de Léon Hébreu, de Lilius Giraldus, et de tous les Auteurs des Mythologies. Ce qui nous découvre que tout ce qui se faisait dans le Théâtre, et tout ce qui s'y disait touchant les faux Dieux, était des actes de révérence : Et cette considération a fait dire à un savant de notre temps, que les Païens ont eu trois Théologies, celle des Prêtres dans leurs Temples, celle des Philosophes dans les Écoles, et celle des Poètes sur les Théâtres. Aussi les Prêtres et les Magistrats prenaient grand soin que toutes les choses y fussent faites avec la pompe et la majesté de la Religion, jusque là même qu'un Histrion, qui avait entrepris de danser le personnage de Jupiter, fut puni pour avoir agi de mauvaise grâce, et n'avoir pas assez dignement soutenu la Majesté de ce Dieu qu'il représentait. Et quand un jour le peuple s'écria contre Pylade ce fameux Danseur de Tragédies, dont parle Macrobe, de ce qu'en dansant le personnage d'Hercule furieux, il avait fait quelques démarches indécentes et déréglées, il fut obligé de lever le masque, et de dire tout haut. « Sors que vous êtes, je représente un furieux. »

Mais sans rechercher d'autres preuves de l'usage religieux des Tragédies et des Comédies, il leur faut attribuer toute la superstition des autres Spectacles ; Car quand les Auteurs écrivent que les Jeux de Théâtre étaient donnés au peuple par les Magistrats, et qu'ils n'en désignent point quelque espèce particulière, il y faut presque toujours comprendre les représentations des Poèmes Dramatiques, qui n'en furent guère séparées dans les derniers temps, et les témoignages des bons Auteurs que nous rapporterons dans la suite de cette Dissertation, autoriseront encore ces vérités.