(1687) Avis aux RR. PP. jésuites « VI. » pp. 27-35
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(1687) Avis aux RR. PP. jésuites « VI. » pp. 27-35

VI.

Vous dites, qu'il répond à l’élection, et qu’il sera représenté par la fable de la Pomme d’or. »

Cette Pomme d’or, mes Pères, est propre à faire souvenir ceux qui ont lu les Poètes, de l’Histoire ou de la fable de ces trois Déesses qui se disputant l’une à l’autre le prix de la beauté s’en remirent au jugement de Pâris qui décida en faveur de Vénus. La pudeur m’empêche de dire le reste. Elle peut encore servir à rappeler dans l’esprit la prise de Troie, et ces longues et cruelles guerres qu’Homère et Virgile ont décrites, et dont votre Pomme d’or fut la première cause.

Mais on ne comprend pas comment il est possible qu’elle soit l’allégorie d’une élection qui fasse honneur à votre Prélat, et quelques habiles que vous soyez, mes Pères, dans la fiction, certainement vous faites naufrage dès le Prélude, et votre Héros ne doit point vous savoir gré de l’avoir joué d’une manière qui donne une idée très désavantageuse de son entrée à l’Archevêché de votre Eglise ? Car voici l’application que vous faites ou que vous pensez faire de votre fable en sa faveur.

Six Génies dansent, dites-vous, lorsqu’une Pomme d’or tombe du ciel. L’on entend une voix qui prononce distinctement ce mot au plus digne

Dans la fable, c’est à la plus belle, mais comme cette inscription ne revenait point au sujet il a bien fallu changer plus belle en plus digne. C’est donc de quoi il s’agit, de voir si vous faites paraître votre Héros comme le plus digne de l’Archevêché d’Aix représenté par la Pomme d’or. Il faut vous écouter.

Les Génies se jettent incontinent sur la Pomme, chacun tâche de s’en saisir. Voilà justement ces loups béants de votre P. de la Chaise. Mais le Génie du Prélat en est-il ? Oui, il en est comme les autres, avec cette différence qu’il restera seul victorieux de la Pomme d’or, au lieu que les autres s’enfuiront honteusement frustrés de leur espérance.

Si c’est là, mes Pères, être, selon vous, le plus digne, d’un Archevêché, que de se jeter après et de s’en saisir, comme votre allégorie porte à croire que votre Prélat a fait, c’est selon l’Ecriture et les Pères, s’en rendre très indigne quelques belles qualités qu’on pût avoir d’ailleurs. «  Jésus Christ , dit l’Apôtre, 6 n’a point pris de lui-même la qualité glorieuse de Pontife.… nul ne s’attribue à soi-même cet honneur, mais il faut y être appelé de Dieu comme Aaron. »

C’est ce divin modèle du Fils de Dieu qu’ont toujours suivi et imité tous les véritables Pasteurs : Et l’Eglise n’en honore aucun comme Saint, dont elle ne puisse dire ce qui est marqué dans le Bréviaire de Paris pour le commun des Pontifes :

« Ille non vano tenuit tremendam
Spiritu sedem, proprio nec ausu,
Sed sacrum jussus Domino vocante
 Sumpsit honorem. »

Les Saints n’ont pas seulement été éloignés de cette ambition pour les charges de l’Eglise, qui fait, pour parler conformément à votre allégorie, que l’on se jette après, qu’on tâche de s’en saisir et qu’on y court en dansant, c’est-à-dire dans une disposition bien contraire à cette crainte et cette frayeur que leur humilité leur a toujours inspirée, mais ils ont encore marqué quels étaient sur cela leurs sentiments, et qui selon eux étaient les plus dignes de ces charges.

«  Que celui, dit S. Grégoire7, qui a toutes les vertus nécessaires au Sacerdoce, le reçoive y étant contraint, et que celui qui ne les a pas ne le reçoive pas quand même on l’y voudrait contraindre. »

Le Concile tenu à Aix en 816 s’est servi de ces paroles de ce Saint Pape pour établir la nécessité de la vocation contre les Ecclésiastiques ambitieux, et qui s’ingèrent d’eux-mêmes dans les charges.

Il s’est servi aussi de ce passage de S. Augustin pris de son Sermon de la vie commune des Clercs. « Je me suis séparé de ceux qui aiment le siècle ; mais je ne me suis point égalé à ceux qui conduisent les peuples. Je n’ai point recherché la première place dans le festin du Seigneur ; mais la plus basse ; Et il lui a plu de me dire, Montez plus haut. »

Ce Saint Docteur dit ailleurs : « Que les honneurs doivent nous chercher ; et que si nous les cherchons, nous renversons l’ordre et la loi de Jésus Christ qui veut que nous choisissions la dernière place : »8 « Honor te quærere debet non ipsum tu. » Qu’aurait-il dit, mes Pères, de votre Héros, qui loin d’attendre que l’Archevêché d’Aix le vint chercher, le poursuit lui-même en cadence, selon l’idée que vous donnez de lui, et tâche de s’en saisir ? En vérité vous ne lui faites guère d’honneur : « Car il est toujours honteux, dit encore S. Augustin, de désirer les dignités de l’Eglise, quand on s’y gouvernerait comme il faut…. Ce doit être la charité et la nécessité qui nous engagent dans l’action. De sorte que si personne ne nous impose ce fardeau, il faut vaquer à la recherche et à la contemplation de la vérité ; et si on nous l’impose, il faut s’y soumettre par charité et par nécessité. »

Une des principales dispositions que les Saints ont désirée pour être digne de quelque charge Ecclésiastique est qu’on s’en estime indigne, et qu’on ait de la peine à se résoudre à l’accepter. C’est ainsi que S. Jérôme dit de Népotien 9 : « Il méritait d’autant plus d’être élevé au Sacerdoce qu’il refusait de l’être, et il s’en rendait d’autant plus digne, qu’il s’en publiait indigne. » Et voici le conseil que S. Bernard donne au Pape Eugène pour le choix des Evêques et des Prélats. « Que celui pour lequel on vous prie, lui dit-il, vous soit suspect. Mais quant à celui qui vous prie lui-même de l’élever à une dignité, il est déjà condamné. Et il importe peu qu’il vous prie par soi-même ou par un autre. » C’est dans ce même sens que S. Thomas dit,10 « Que celui qui prie lui-même qu’on l’élève à une dignité qui a charge d’âme, s’en rend indigne par sa présomption, et qu’ainsi ses prières sont pour un indigne. »

On ne saurait trop représenter aujourd’hui ces belles paroles de deux Empereurs Léon et Anathème :11 « Un Ecclésiastique, disent-ils, doit être tellement éloigné de briguer et de poursuivre cette dignité (ils parlent de l’Episcopat) qu’il faut le chercher pour l’y contraindre, et qu’étant prié et convié de l’accepter, il doit se retirer, et s’enfuir en sorte qu’il ne se rende qu’à une nécessité absolue qui l’excuse devant Dieu. Car dans la vérité tout homme est indigne du Sacerdoce, s’il n’est consacré malgré lui et contre sa volonté. »

Le Prélude de votre Ballet, mes Pères, ne s’accorde guère avec ces Règles saintes qui sont celles de l’Eglise. Là vous y faites paraître des Génies qui se jettent incontinent sur la Pomme, qui représente une des plus grandes Dignités Ecclésiastiques ; Vous dites, que chacun tâche de s’en saisir, qu’ils ne peuvent s’accorder entre eux ; mais qu’enfin le seul Génie de votre Héros demeure, et que les autres s’enfuient ; Ici l’on est indigne de l’Episcopat, si on ne s’enfuit, si on ne résiste et si on ne se laisse faire violence pour l’accepter. C’est ainsi qu’en ont usé les Saints Evêques. Lisez, mes Pères, au lieu de vos Fables des Païens, l’Histoire de l’Eglise. Vous y trouverez des Héros, mais un peu différents du vôtre, qui se cachent, qui s’enfuient lorsqu’on les veut faire Evêques, qui résistent, et qui mettent tout en œuvre pour s’éloigner de cette dignité, qui disent des injures, et qui veulent même frapper ceux qui les ont ordonnés malgré eux et à leur insu, et qui ne se soumettent enfin au fardeau qu’on leur impose que dans la crainte de blesser la charité par une plus longue résistance.

Ils n’ont pas tous eu à la vérité la même conduite à l’extérieur, mais les sentiments de leur cœur ont toujours été les mêmes. Ils se sont tous crus indignes de ces dignités, et ont eu de l’horreur d’en faire la moindre recherche. Et ne croyez pas, mes Pères, que ces vérités ne soient que pour les Héros de l’antiquité, l’ambition n’a jamais été la voie légitime pour monter à l’Episcopat, et ne la sera jamais. Elle est la plus large, je vous l’avoue, et la plus fréquentée, mais Dieu a néanmoins ses Serviteurs dans tous les temps qui ne fléchissent point le genou devant l’Idole de l’ambition, qui vont aux honneurs par la voie de l’humilité, et qui s’y trouvent élevés sans qu’ils les aient recherchées. La Divine Providence nous en donne un exemple dans la personne de Messire Etienne le Camus Evêque de Grenoble, qui vient d’être élevé à la Pourpre sans qu’on puisse dire qu’il ait fait la moindre brigue pour cela, ni la moindre recherche, sans qu’il ait été nommé, ni recommandé par aucune Puissance ; En un mot par son seul mérite, et par la bonne odeur de sa piété et de sa science. Exemple qui fait voir, et dans sa Sainteté qui a choisi un si digne Sujet, un parfait discernement, et un amour pour l’Eglise éloigné de tout intérêt et de toute considération humaine ; Et dans sa Majesté qui a applaudi à ce choix, auquel il paraît qu’elle n’a point eu de part, une des marques les plus solides, selon S. Paul, de la charité Chrétienne, qui est de se réjouir du vrai bien.

Voilà, mes Pères, un Héros de nos jours qui ne ressemble guère à celui de votre fable. Le premier est fait Cardinal sans qu’il y songe, sans qu’il s’y attende. La nouvelle qu’on lui en porte le surprend, il ne l’accepte point d’abord, il demande du temps pour se résoudre. Il consulte la volonté de Dieu, il fait demander quelle est celle de son Souverain, et après avoir vu que tout s’accorde à le faire monter plus haut, il se fait un devoir d’obéir à un ordre si exprès et si légitime.

Votre Héros au contraire ne suit que des mouvements honteux d’une ambition grossière. Vous avez eu si peu de soin de ménager sa réputation, que vous ne lui faites garder aucun dehors de bienséance. Il se jette après la dignité qu’il poursuit, il fait ses efforts pour l’emporter, il entre en querelle avec ceux qui la lui disputent. En un mot pour honorer sa réception, non seulement vous déshonorez sa personne, mais vous donnez lieu par vos fades allégories, à faire des réflexions qui ne lui sont nullement avantageuses.