(1687) Avis aux RR. PP. jésuites « III. » pp. 12-16
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(1687) Avis aux RR. PP. jésuites « III. » pp. 12-16

III.

En effet, Mes Pères, vous ne pouviez agir plus conséquemment qu’en recevant le Successeur d’un Prélat pour qui vous avez fait paraître si peu d’attachement, avec des démonstrations de joie qui conviennent mieux à une Courtisane qu’à l’Eglise dont vous faites partie, qui comme une chaste Epouse devait aller au devant de l’Archevêque son nouvel Epoux avec plus de gravité et de modestie qu’on n’en peut avoir dans un ballet de votre façon. Je veux croire que vous êtes les premiers qui en avez introduit l’usage à la réception des Evêques. Je n’en trouve nulle part aucuns vestiges. Dieu veuille que vous soyez les derniers, et que vous n’ayez jamais d’imitateurs dans une action si bizarre et en même temps si pernicieuse. Car enfin, Mes Pères, est-il possible que vous n’ayez pas vu le tort que vous faites à la jeunesse à qui vous devez une éducation Chrétienne, en leur inspirant de si bonne heure et dans un âge qui est susceptible de tout, la passion pour la danse qu’on ne peut douter, pour peu que l’on sache ce qui se passe dans le monde, qui ne leur puisse être un jour une grande occasion de commettre beaucoup de péchés.

Je ne m’amuserai point, Mes Pères, à vous représenter ce que les saints Docteurs ont dit contre les danses et contre les bals. Vous en appelleriez à vos Casuistes, qui prétendent qu’on doit moins s’arrêter à ces bons Docteurs, pour ce qui est de la Morale, qu’à vos nouveaux Auteurs qui ont mieux connu qu’eux le génie de ces derniers siècles. Mais que direz-vous de S. Charles qui a fait un Traité exprès contre les danses pour en détourner les Chrétiens, comme étant très-périlleuses pour le salut, et qui les met entre les œuvres de Satan auxquels nous avons renoncé à notre baptême ? Lui opposerez-vous votre Père Ménestrier, qui a été sans doute d’un Avis bien contraire, puisqu’il n’a point eu honte de faire imprimer sous son nom un livre des ballets comme une pièce fort digne d’un Religieux et d’un Jésuite.

Croyez-moi, Mes Pères, vous ferez bien de ne vous pas engager dans une si méchante cause. Vous vous attireriez sur les bras tout ce qu’il y a d’Evêques zélés et de bons Pasteurs dans l’Eglise, aussi bien que les Seigneurs qui ont de la piété, qui emploient tout ce qu’ils ont d’autorité ou spirituelle ou temporelle, pour bannir les danses des lieux où ils ont du pouvoir. Reconnaissez que c’est une très-méchante chose que de mettre des enfants que l’on vous confie pour les élever Chrétiennement, en état de pouvoir aimer un jour ces divertissements dangereux, et que des Païens mêmes ont jugé indignes de personnes qui ne seraient pas folles, ou que l’excès du vin n’aurait pas mis hors de leur bon sens. C’est ce que vous avez dû avoir appris de votre Cicéron : « Nemo enim, dit-il, ferè saltat sobrius, nisi insant. »

Que si la raison seule peut faire avoir ces sentiments, combien en doit-on plutôt avoir de semblables dans l’école de Jésus Christ, qui est une école de mortification et de renoncement à tous ces vains plaisirs ; Et que peut-on concevoir de plus indigne de la Religion d’un Dieu mourant sur la Croix, que de prétendre honorer un de ses Pontifes par une troupe de baladins, que Cicéron aurait pris pour une troupe de fous ou de gens ivres.

Ce n’est donc pas au Théâtre et au bal que vous avez dû conduire un Archevêque qui fait son entrée dans la principale Ville de son Diocèse, mais à l’Eglise et à l’Autel pour implorer le secours de Dieu dans les commencements de ses fonctions Episcopales, et pour attirer les grâces dont il a besoin pour s’acquitter d’une charge qui a toujours fait trembler les plus grands Saints.

L’Auteur de la vie de S. Bernard rapporte qu’Innocent II. « au retour de Liège voulut lui-même visiter Clairvaux, et que Sa Sainteté y fut reçue avec une extrême affection par les pauvres de Jésus Christ qui y habitaient, et qui n’allèrent pas au devant de lui parés d’ornements de pourpre et de soie, ni avec des livres d’Eglise dont la couverture fût d’or ou d’argent ; mais étant vêtus de gros drap portant une croix de bois mal polie, et ne témoignant pas leur contentement par le grand bruit des trompettes, ni par des acclamations et des cris de joie, mais en chantant doucement et modestement des Hymnes et des Cantiques. Les Evêques pleuraient, et le Souverain Pontife répandait des larmes. Il admirait la gravité de cette Compagnie, voyant dans une occasion de joie si publique et si solennelle leurs yeux baissés contre terre, sans qu’ils les détournassent jamais de côté ou d’autre par une vaine curiosité ; mais ayant les paupières abaissées, ils ne voyaient personne, et étaient vus de tout le monde. »

Je ne prétends pas, Mes Pères, que vous ayez dû ni vous ni vos Ecoliers vous réduire sur ce pied-là, dans la réception de votre Pasteur. Ce serait vouloir cueillir des raisins parmi les épines ? Mais au moins quelque chose de Chrétien. Une seule de ces acclamations qui se firent par le peuple d’Hippone à la nomination du Successeur de Saint Augustin ; Dieu soit remercié, que Jésus Christ soit béni. On ne vous demande pas que vous l’eussiez répétée trente-six fois, comme on fit alors : une seule aurait suffi pour vous mettre au moins à couvert du juste reproche que l’on vous peut faire, de n’avoir pas dit un seul mot ni de Dieu, ni de Jésus Christ dans toute cette fête.