SUR LES
TRAGEDIES
DE
CE TEMPS.
A PARIS,
Chez ESTIENNE MICHALLET, ruë
S. Jacques, à l’Image S. Paul, proche
la Fontaine Saint Severin.
M DC LXXV
Avec Permission. Par l’abbé P. de Villiers d’après Barbier [mention manuscrite]
Il faut donc vous répondre autrement. Un galant, tel qu’Euripide représente Achille en cette occasion, ne serait guère capable de plaire aux Dames, qui veulent qu’on les cherche, bien loin de les fuir ; sa réflexion prise du côté de la bienséance le ferait passer pour un écolier, ou pour un sot ; et en vérité Euripide serait bien à plaindre d’avoir fait Achille si peu
complaisant et si incivil, s’il en avait ainsi usé sans raison. Ce grand Poète cherchait à plaire et à profiter, et pour ne rien faire qui servît de prétexte au libertinage des jeunes gens d’Athènes ; il n’ose introduire un jeune homme avec une jeune femme, qu’en même temps il ne prenne cette précaution que vous blâmez si fort. Je vous ai déjà dit que vous m’obligez de recourir à la religion, et certainement
je ne puis m’en empêcher en cette rencontre. Euripide a si peur de blesser la pudeur de ses Personnages, qu’il aime mieux faire commettre une incivilité que de donner la moindre atteinte à cette vertu ; et cependant c’est une femme déjà âgée avec laquelle Achille s’entretient, Achille n’est point amoureux, Clytemnestre ne lui parle que du Sacrifice auquel Agamemnon se
dispose ; et cependant Achille a de la peine à demeurer seul avec elle. Sophocle n’est pas moins religieux qu’Euripide en de pareilles occasions ; et l’on dirait qu’il avait appliqué aux Poètes et à ceux qui travaillaient pour le Théâtre, la belle leçon que lui fit un jour Périclès, en parlant des Magistrats, «
CLEARQUE.
Je vois où vous voulez venir, vous allez faire le Prédicateur, et nous
répéter ici tout ce qu’on a dit contre les Comédies. Je vous avertis auparavant que j’ai lu une partie de ce que les Saints Pères ont écrit des Spectaclesf, aussi bien que le Traité du Prince de Contig, et que cela ne m’a pas convaincu qu’il y eût du danger à voir les Tragédies de ce temps, où la Vertu est presque toujours récompensée ; et où l’Amour le plus violent est honnête, et dans les bornes
de la plus exacte retenue.
TIMANTE.
Je ne parlerai ni des Saints Pères, ni du Prince de Conti, je m’en rapporterai au témoignage seul de la conscience et de la raison. Dites-moi donc, je vous prie, mon cher Cléarque, quel effet pensez-vous que puisse produire la vue d’une jeune Princesse, qui ne pense qu’à son Amour, qui ne parle que de son
Amour, qui cherche avec empressement celui qu’elle aime, qui se réjouit quand elle l’a trouvé, qui lui explique avec des paroles tendres et passionnées tous les mouvements de son cœur ? Quand vous les voyez seuls soupirer après le moment de leur Mariage, quand vous entendez tout ce qu’ils se disent pour se témoigner leur ardente passion, quel effet pensez-vous que cela fasse dans
l’esprit des Spectateurs ?
CLEARQUE.
Je ne crois pas que cela puisse produire aucun mauvais effet, puisque cet Amant et cette Amante sont des personnes fort vertueuses, et que jamais ils ne se témoignent ainsi mutuellement leur passion dans toute sa force, qu’il n’y ait quelque puissant obstacle, qui s’oppose à l’accomplissement de leurs désirs ; ainsi je ne fais que les
plaindre, et leur vertu même peut redresser le cœur de ceux qui s’abandonnent aveuglément à leur passion.
TIMANTE.
qu’il fallait qu’ils eussent non seulement les mains nettes ; mais encore la langue pure, et les yeux chastesd. » C’est ainsi que ces Poètes en ont usé. Si les jeunes Athéniens devenaient débauchés après cela, ils ne pouvaient pas s’en prendre aux Tragédies qu’on leur représentait, puisqu’ils ne voyaient rien dans ces Tragédies qui autorisât leurs débauches. Cependant Euripide et Sophocle n’avaient qu’une probité naturelle. Euripide même n’était pas un homme d’une vertu reconnue ; On fit souvent des railleries sur sa conduite, et entre autres celle qui consiste en l’Equivoque de l’ancien mot Grec de Tragédie., par laquelle on lui reprochait qu’il n’était pas le plus tempérant de tous les Poètes de la Grèce. Et ce Poète néanmoins semble avoir plus de modestie que nous…..
Cette vertu a des effets bien différents, vous savez ce que des personnes fort sages ont dit il y a longtemps de la lecture des Romansh, dans lesquels aussi bien que dans les Tragédies, on dépeint des Héros fort alangumoureux et fort vertueux. Ceux qui se
plaisent à ces livres, entrent insensiblement dans les sentiments des personnes dont ils lisent les aventures, et comme ils n’ont pas assez de force pour imiter leur vertu, tout le cœur se porte vers leur amour, le moindre mal qui en puisse arriver, est de se remplir l’esprit de toutes ces vaines idées de tendresse, qui nourrissent un esprit dans l’oisiveté, et qui ne tardent guère à gâter les
mœurs. La vertu même de ces Amants fidèles sert à corrompre davantage les espritsi. Qu’un Bourgeois ou qu’un Valet débauché parle d’amour dans une Comédie, on s’en défie aussitôt, et l’on évite un spectacle si indigne de la probité d’un honnête homme, à cause du peu d’idée que l’on a de la vertu du Valet ou du Bourgeois. Mais quand on voit un Prince dont tous les sentiments
sont généreux, et toutes les actions honnêtes ; l’estime que nous avons pour lui nous dispose à le suivre dans ses faiblesses, et l’on croit qu’il est permis d’être amoureux, en voyant des Princes illustres et d’une si haute vertu, qui n’ont pas fait scrupule d’avoir de l’amour. Ainsi le cœur s’accoutume insensiblement à l’amour : Une jeune fille souhaite de trouver un Amant aussi fidèle que
celui qu’elle a vu sur le Théâtre ; elle trouve du plaisir à entretenir un commerce aussi tendre que celui-là ; elle voudrait être à la place d’une Amante si fort aimée ; elle ne trouve point qu’il y ait de mal à écouter un homme qui parle d’amour, puisqu’une Princesse si fière le souffre bien, et tout ce que la Morale Chrétienne lui avait persuadé de contraire à cela, s’évanouit
bientôt dans son cœur par l’exemple qu’on lui propose sur le Théâtre. Est-ce là un petit mal, quand il serait vrai qu’on s’en tiendrait là ; mais souvent on va plus loin, et si une jeune fille qui est sous la conduite de sa mère, ne s’engage à rien de plus qu’à ce que je viens de dire ; jugez un peu ce que peuvent faire celles qui ont plus de liberté, et pour ne pas parler seulement d’elles, jugez de
combien de désordres ces spectacles peuvent être cause en tant de jeunes gens à demi corrompus, principalement quand ces beaux sentiments d’Amour sont dans la bouche de personnes bien faites, et de la vertu desquelles on n’est pas trop persuadé. Si Solon fut sur le point de faire défendre à Thespis, un des premiers Auteurs de la Tragédie
Suidas., de paraître en public, parce qu’il
lui semblait que le mensonge pourrait s’autoriser par un métier qui permettait les fictionsj. Quelles Lois ce Philosophe n’aurait-il pas faites contre les Tragédies, si Thespis eût mis sur le Théâtre tout ce que nous y voyons aujourd’huik.
CLEARQUE.
Il ne vous reste plus qu’à dire que c’est un péché d’aller à la Comédie. Ceux qui le disent ne sont pas plus
sévères que vous. Et c’est ce que Solon n’aurait pas manqué de dire, s’il eût été Chrétien ; je gage même qu’il en aurait dit autant des fictions, pour peu que Thespis lui eût résisté. Ce Philosophe aurait été un étrange Casuiste, et jamais on ne l’eût accusé d’une morale relâchée. Mais par bonheur pour nous, Solon était Païen, et il est mort il y a longtemps.
TIMANTE.
Ce que j’ai dit de Solon, n’est que pour vous faire voir combien les Anciens étaient scrupuleux sur les Spectacles ; et je ne suis pas fâché de vous avoir donné cette petite occasion de railler. Mais pour en revenir à ce que vous disiez, que c’est un péché d’aller à la Comédie, je n’ai rien à vous dire là-dessus. Vous devez consulter de plus habiles gens que moi ;
ou vous en rapporter au témoignage de votre conscience ; car vous êtes assez homme de bien pour n’avoir pas une conscience tout à fait erronée. Mais que ce soit un péché ou non, vous ne sauriez nier qu’il ne puisse y avoir du danger à assister à la plupart de nos pièces de Théâtre.
CLEARQUE.
Il faut donc défendre les Tragédies. En vérité c’est une chose fâcheuse
qu’on ne puisse goûter en conscience un plaisir si agréable, et qui semble si innocent.
TIMANTE.
Si vous ne m’eussiez pas vous-même engagé dans le discours que je viens de faire, vous n’auriez jamais tiré la conséquence que vous tirez ; puisqu’enfin mon dessein était de vous faire voir qu’on peu souffrir la Tragédie, et que même c’est un divertissement fort honnête.
Mais mon dessein était aussi de vous montrer qu’on peut faire des Tragédies sans amour, et auxquelles par conséquent on peut assister sans scrupule.
CLEARQUE.
Vous croyez donc que tout le danger auquel on s’expose en allant à la Comédie, ne vient que de l’amour qu’on y dépeint ?
TIMANTE.
Je le crois ainsi, si vous considérez la Comédie
en soi, et non pas dans les circonstances qui la peuvent rendre dangereuse, quand elle sert d’occasion de péché ; car non seulement la Comédie, mais toute autre assemblée est dangereuse en ce sens-làl : je dis donc qu’à ne considérer la Comédie que comme un Spectacle, c’est l’amour seul qui la rend mauvaise. Les autres passions ne sont point si engageantes ; la
tendresse d’un Père envers ses enfants, ou d’un frère envers son frère, ne saurait produire que des sentiments vertueux : la haine, l’ambition, la vengeance, la jalousie sont des vices qu’on peut voir dans toute leur force et dans toute leur étendue, puisque naturellement on a de l’horreur pour le dérèglement de ces passions ; on s’y porte avec moins d’ardeur, et jamais on n’est pour les personnages
qui soutiennent ces caractères ; on les blâme toujours, et il arrive aussi presque toujours qu’ils sont malheureux et qu’on se réjouit de leur malheur.
CLEARQUE.
Mais ces caractères me semblent bien peu capables de plaire, et je ne comprends pas qu’on puisse voir sans s’ennuyer une pièce où il n’y aurait nul amour.
TIMANTE.
Vous avez vu
l’Iphigénie, et vous ne vous y êtes point ennuyé ; est-ce l’amour d’Achille qui en a été cause, la tendresse d’Agamemnon, les inquiétudes de sa femme, la douleur extrême de l’un et de l’autre, la constance d’Iphigénie, et le péril de cette innocente Princesse, tout cela ne vous a-t-il pas, pour le moins, autant plu que l’amour d’Achille ? Achille lui-même ne vous a-t-il pas autant engagé dans ses
sentiments, quand il suit ce que sa gloire lui inspire, que quand il semble s’abandonner à l’amour ; et ne m’avouerez-vous pas qu’il était aisé de ne se point ennuyer à l’Iphigénie, quand il n’y aurait point eu du tout d’amour ?
CLEARQUE.
Je n’en sais rien, et je ne voudrais pas répondre que l’Iphigénie n’eût été ennuyeuse, sans le rôle d’Achille.
TIMANTE.
Mais si au lieu de donner de l’amour à Achille, on se fût contenté de lui donner de la jalousie pour Agamemnon, ou de la fierté, pour s’opposer au dessein d’un homme qui entreprenait de faire obéir aveuglément tous les Chefs de la Grèce. Si, dis-je, Achille n’avait été possédé que du désir de la gloire, ou que de son ambition, ne se serait-il pas intéressé
à la conservation d’Iphigénie, quand ce n’aurait été que pour faire voir qu’il avait du crédit dans l’Armée ? Ce sentiment pouvait produire le même effet que l’Amour, et il aurait été plus conforme au naturel dont les Maîtres de la Tragédie veulent qu’on représente ce Héros«
CLEARQUE.
Jusqu’à ce qu’il fasse une pièce de cette nature, je demeurerai dans mon sentiment, et je n’en changerai qu’après avoir vu exécuté heureusement, ce que vous pensez de la Tragédie.
TIMANTE.
Vous en avez déjà assez vu pour juger de ce qu’on peut faire. Si l’Auteur d’Iphigénie vous avait consulté avant que de travailler à sa Pièce,
et s’il vous avait dit qu’il voulait faire paraître sur le Théâtre une Princesse dont toute la tendresse serait pour un Père et non pas pour un Amant, car voilà, ce me semble, le caractère de son Iphigénie ; ne lui auriez-vous pas répondu que cela aurait été contre la coutume ; ne lui auriez-vous pas dit que cette idée générale d’immolation de victimes humaines, qui règne en toute la Pièce, n’aurait
guère été conforme à nos mœurs, et enfin ne lui auriez-vous pas fait les mêmes difficultés que vous me faites ? Cependant son Iphigénie a réussi.
CLEARQUE.
Les empressements que témoigne Iphigénie pour être caressée de son Père, ne sont pas les plus beaux endroits de la Pièce ; et j’ai vu bien des gens qui n’approuvaient pas qu’une fille de l’âge d’Iphigénie
courût après les caresses de son Père.
TIMANTE.
C’est pourtant ce qui fait tout le jeu du Théâtre, c’est ce qui fait paraître toute la tendresse et tous les embarras d’Agamemnon, c’est ce qui donne occasion à ces beaux Vers qui obligent de se récrier, et à ces tendres sentiments qui tirent les larmes des yeux de tout le monde. Je ne crois pas que l’empressement
d’une Amante ait jamais rien produit de si beau. Je dis bien plus, excepté quelques Pièces qui sont toutes d’amour, les plus belles Tragédies que nous ayons vu depuis trente ans se sont soutenues par d’autres beautés que celles que vous trouvez dans cette passion. Et si vous vouliez prendre la peine d’examiner chaque Pièce, vous trouveriez que les endroits qui vous y plaisent le plus, sont presque
tous, ou de Politique ou de vengeance, ou de quelque puissant intérêt. Avons-nous vu de plus beaux rôles de femmes que ceux de Cornélie dans Pompée
n, de Cléopâtre dans Rodogune
o, et d’Andromaque dans la Pièce qui porte son nomp ; Andromaque et Cornélie ne respirent que la Vengeance, Cléopâtre n’écoute que son ambition ; et cependant ces femmes se font admirer.
Avons nous rien vu de plus tendre et de plus touchant que l’embarras extrême où se trouve Phocas dans Héraclius
q lorsqu’il cherche un fils entre deux Princes, qui ne veulent point le reconnaître pour Père ? Avons-nous vu un Héros qui nous intéressât plus dans sa fortune que Nicomède, lorsqu’il méprise avec un courage intrépide les menaces de ses ennemis, qui sont près de l’accablerr ?
Avons-nous vu des Scènes plus admirables que celle où Auguste délibère dans Cinna
s, s’il doit quitter l’Empire ; ou que l’entrevue de Sertorius et de Pompée dans Sertorius
t ; ou que, dans le Mithridate
u, le dessein que prend ce Prince de porter la guerre jusques à Rome. Je ne vous nomme que ceux qui se sont présentés les premiers à mon esprit : je pourrais parler d’une infinité
d’autres caractères de cette nature, qui quoique fort éloignés des tendresses de l’Amour, ont ravi et ravissent encore ceux qui les voient. Pourquoi donc voulez-vous qu’on ne puisse se passer de cette passion, si les Héros dont j’ai parlé, ont plu malgré l’entêtement où l’on est, et s’ils ont plu par d’autres passions, ne peut-on pas trouver, sans l’amour, de quoi soutenir une action
depuis le commencement jusqu’à la fin ?
CLEARQUE.
J’avoue qu’on le peut faire, mais je doute après tout, qu’une Tragédie de la sorte fût trouvée bonne.
TIMANTE.
Qui est-ce qui ne la trouverait pas bonne ? Ce ne serait pas les Savants, puisqu’une Tragédie arrive à sa fin par les autres passions, encore mieux que par l’amour. La fin d’une
Tragédie est d’exciter la pitié et la crainte ; est-il nécessaire pour me faire craindre, qu’un homme ait de l’amour, et ne peut-on avoir pitié que d’un Amant malheureux ? Œdipe fait bien plus de compassion dans Sophocle qu’Egisthe : on est touché de voir le premier tomber dans un malheur effroyable, parce qu’il semble n’avoir point mérité ce malheur ; au contraire la mort d’Egisthe
ne fait nulle pitié, parce qu’il s’est lui-même attiré sa perte par son amour. Il en est de même de tous les autres Héros qu’on introduit sur le Théâtre ; et en voyant tant de grands hommes soutenir si peu sur nos Théâtres le caractère qu’ils avaient autrefois, et que les Historiens leur ont conservé ; en voyant, dis-je, la faiblesse qu’on leur donne, parce qu’on veut qu’ils aiment à quelque prix que ce
soit, on pourrait faire la même plainte que cet Ancien, qui cria en plein Théâtre à un homme qui faisait parler Bacchus d’une manière indigne de lui :
En effet les honnêtes gens ne peuvent souffrir qu’un grand homme néglige le soin de sa gloire et de sa conservation pour conter des douceurs à sa Maîtresse ; et s’il arrive
que ce grand homme perde ou la victoire ou la vie pour avoir trop écouté son amour, la compassion que l’on aurait pour lui sans cela se change en indignation, ou du moins elle diminue beaucoup. Dans la dernière Sophonisbe
w qui a paru sur le Théâtre, on n’est point touché du malheur de Syphax, parce que ce Prince hasarde sa réputation, son Etat, et sa vie pour plaire à sa
femme, dont il est amoureux ; on est fort touché au contraire du malheur de Sophonisbe, qui ne meurt que parce qu’elle aime la gloire, et qu’elle ne veut pas survivre à la perte de sa liberté. Pour la crainte, qui est le second effet de la Tragédie, vous savez que l’amour n’est guère capable de la faire naître en nos cœurs, et que les fureurs d’un Tyran, la jalousie, la vengeance, la haine et
les autres passions sont les causes ordinaires de la terreur. Voulez-vous savoir pourquoi les Tragédies Grecques épouvantaient si fort les esprits ? C’est parce que les Grecs ne s’attachaient qu’à ces grandes passions.
CLEARQUE.
Iracundus, inexorabilis, acer... Nihil non arroget armis. » Horatii Poetica m.. Si cela ne suffisait pas, on pouvait conserver le Personnage de Ménélas qui est dans Euripide, et le faire entrer dans l’intrigue par quelque passion aussi forte que l’amour ; on pouvait même tirer Oreste du Berceau et le faire paraître sur le Théâtre en âge d’agir et d’aider à l’embellissement de la pièce. Pour moi, je crois que si l’Auteur d’Iphigénie avait voulu nous donner une pièce sans amour, il aurait bien trouvé le moyen de la rendre bonne, et qu’il n’aurait pas plus ennuyé qu’il a fait.
Je crois sur votre parole tout ce que vous dites des Grecs ; car je ne suis pas assez habile homme pour en juger par moi-même. Mon
ignorance est si grande là-dessus, que je suis encore à savoir en quoi consiste la beauté des Tragédies Grecques. Je n’ai jamais pu en lire une tout entière, tant j’y ai peu trouvé de goût. Je ne laisse pas que de dire, que les Grecs valent infiniment mieux que nous ; car c’est ainsi que parlent les gens d’esprit, et je suis trop de vos amis pour parler autrement. Cependant je ne
suis pas tout à fait de votre sentiment, quand vous dites que tout ce qui frappe les esprits dans les Tragédies Grecques est produit par d’autres passions que l’amour. Cette Tragédie dont la représentation donna la fièvre à toute une Ville., avait des rôles amoureux ; ce furent particulièrement les Personnages de Persée et d’Andromède qui touchèrent les esprits. Or il est croyable qu’Andromède
et Persée ne parlaient que d’amour ; qu’auraient-ils pu dire autre chose ?
TIMANTE.
Je suis fâché pour l’amour de vous de ce que cette Tragédie est perdue, car si votre conjecture est véritable, il ne vous en aurait pas fallu davantage pour détruire tout ce que j’ai dit. Mais vous pourriez vous tromper dans votre conjecture. Il est vraisemblable que l’Andromède
d’Euripide était du même caractère que les autres Tragédies de cet Auteur, et c’est sur ces Tragédies que je me fonde pour dire que la Tragédie peut produire, sans amour, les effets pour lesquels elle a été inventée. Ce n’est point par un entêtement ridicule que je les loue, je sais bien qu’il y a des duretés qui ont pu vous rebuter. J’en ai trouvé moi-même qui me faisaient de la peine, mais
je n’ai pas été si délicat que vous ; je les ai lues : quand il vous plaira nous les lirons ensemble, et je vous ferai avouer que ma proposition est véritable, quand je dis que les habiles gens ne désapprouveraient pas une Pièce, où il n’y aurait point du tout d’amour, pourvu qu’elle fût bien conduite, et que les autres passions y fussent bien mêlées.
CLEARQUE.
C’est la moindre chose
que de plaire aux Savants. Il faut plaire à la Cour, il faut être au goût des Dames pour réussir.y
TIMANTE.
Si l’on plaît aux Savants, on plaira bientôt à la Cour, où il y a des Savants aussi bien qu’ailleurs ; et je puis dire, que les Savants de la Cour valent bien les autres, puis qu’avec la Science ils joignent un certain caractère d’esprit, fin et délicat,
qui sert admirablement pour bien juger. Ce n’est plus le caprice qui distribue les louanges et les applaudissements de la Cour, c’est le bon sens. Pour les Dames auxquelles vous pensez qu’un Auteur doit plaire pour réussir, comme il y en a de deux sortes, leurs jugements ne seront pas les mêmes. Les Coquettes blâmeront peut-être la conduite de notre Tragédie, mais les femmes
qui ont de la probité et de la vertu seront pour nous. Elles seront bien aises de goûter un plaisir si agréable sans blesser la délicatesse de leur vertu. Elles sauront bon gré aux Auteurs de leur avoir épargné les scrupules qui naissent de ces sortes de spectacles, et d’avoir mis leur réputation à couvert de la censure : comme leurs soins s’étendent jusque sur leur famille, elles se réjouiront de ce que la
Tragédie ne sera plus un divertissement qu’elles doivent défendre à leurs enfants, et en les portant à y assister, elles croiront avoir trouvé un moyen assuré de les retirer doucement des divertissements plus dangereux. C’est à vous maintenant de choisir auxquelles vous aimeriez mieux plaire.
CLEARQUE.
Un Auteur qui ne voudrait plaire qu’à ces Dames d’une vertu si
parfaite, ne se contenterait pas de leur faire des Tragédies sans amour, il leur donnerait des spectacles encore plus saints ; il ne composerait que des Tragédies Chrétiennes, et les Martyrs seraient les seuls Héros dont il voudrait faire le portrait. Assurément il n’y aurait aucun danger pour la conscience dans un divertissement si dévot, mais il arriverait infailliblement qu’on
ferait de fort méchantes Tragédies sur ces Principes.
TIMANTE.
Vous croyez donc qu’on ne peut faire de bonnes Tragédies sur des sujets saintsz ?
CLEARQUE.
Je crois du moins qu’on ne voudrait pas se hasarder à en faire. Quoique l’Hôtel de Bourgogne n’ait été donné aux Comédiens que pour représenter des Histoires saintes, je
ne crois pas que ces Messieurs voulussent reprendre aujourd’hui leur ancienne coutume, ils se sont trop bien trouvés des sujets profanes pour les quitter.
TIMANTE.
J’ai ouï dire qu’ils ne s’étaient pas plus mal trouvés des sujets Saints, et qu’ils avaient gagné plus d’argent au Polyeucte
aa qu’à quelque autre Tragédie qu’ils aient représentée depuis.
CLEARQUE.
Il est vrai que cette Tragédie réussit bien, Monsieur Corneille la hasarda sur sa réputation, et il crut par le succès qu’elle eut, qu’il en pouvait hasarder encore une autre. Il donna Théodore
ab ; cette dernière ne réussit point. Et depuis personne n’a osé tenter la même chose, on a renvoyé ces sortes de sujets dans les Collèges, où tout est bon pour exercer les enfants,
et où l’on peut impunément représenter tout ce qui est capable d’inspirer ou la dévotion ou la crainte des jugements de Dieu.
TIMANTE.
N’avez-vous point d’autres raisons pour condamner les Tragédies Chrétiennes, que celles que vous venez d’apporter ?
CLEARQUE.
Non, car comme l’usage n’est pas pour ces Pièces, je m’en tiens là,
et je ne veux pas me donner la peine d’examiner, si ces sujets ont quelque chose d’incompatible avec les lois de la Tragédie.
TIMANTE.
C’est pourtant ce qu’il faudrait examiner avant que de les condamner comme vous faites. Quoi, parce que l’usage ne demande aujourd’hui que des amourettes sur le Théâtre, il ne sera pas permis à un Auteur de faire autre chose ?
L’usage a-t-il la même force pour les Pièces de Théâtre que pour la langue, et doit-on s’y soumettre aveuglément, surtout quand il est aisé d’en corriger les abus ? Je sais bien que pour la langue il ne faut que consulter l’usage, parce que les manières nouvelles qui s’introduisent dans le langage ne dépendent point du raisonnement, mais du hasard et du caprice. Il n’en
est pas de même dans les choses sur lesquelles il est permis de raisonner avant que de rien conclure. La Tragédie est une peinture de la vie civile qui a été inventée pour le règlement des passions ; c’est sur ce principe qu’il faut travailler les sujets qu’on expose sur le Théâtre, et non pas sur la bizarrerie de l’usage, qui souvent, comme j’ai déjà dit, ne s’établit que par la
corruption des mœurs. Dites tant qu’il vous plaira que les Tragédies Chrétiennes ne sont propres que pour les Collèges, je soutiendrai toujours qu’elles peuvent plaire à la Cour, et aux gens du monde, pourvu qu’elles soient conduites par d’excellents Auteurs, qui aient assez de génie pour en soutenir toute la Majesté.
CLEARQUE.
Mais il me semble
que je vous ai ouï dire autrefois que c’était abuser de la sainteté de notre Religion que de représenter l’Histoire des Saints sur un Théâtre profane ; et il me semble encore que vous approuviez l’Edit que l’on fit le siècle passé, pour défendre aux Comédiens de représenter la Passion de Notre Seigneur, et d’autres sujets semblablesac.
TIMANTE.
On eut raison de faire
cette défense, à cause de la manière indigne dont les Comédiens représentaient les plus augustes de nos Mystères ; et je suis toujours dans le même sentiment pour ce qui est de la représentation de ces choses où le Poète ne saurait, sans sacrilège, ajouter aucuns embellissements ou aucune fable. Mais cela ne veut pas dire qu’on ne puisse mettre sur le Théâtre un héros Chrétien. Le
portrait d’un Héros de cette sorte est pour le moins aussi beau que celui d’Alexandre ou de César ; et je suis assuré que la constance Chrétienne peut faire naître des événements aussi surprenants et aussi admirables que la vertu Romaine. Car enfin cette constance a éclaté non seulement dans des personnes d’une condition médiocre, mais encore dans des Rois, dans des Généraux d’armée, dans
des Princesses, dans des Sages, et dans d’aussi grands hommes que l’étaient les Anciens Romains. Pourquoi donc ne pourrions-nous pas en faire les Héros de nos Tragédies ?
CLEARQUE.
Il y a toujours dans la peinture de ces Héros je ne sais quoi au-delà du naturel ; on trouve leurs sentiments trop relevés et trop merveilleux, et toute leur conduite trop éloignée du
vraisemblable. On est bien aise de voir sur le Théâtre des hommes qui ressemblent aux hommes, et tous les Martyrs sont au-dessus de l’humain. Aussi d’un autre côté on ne peut les abaisser sans les faire sortir de leur caractère ; et je crois que la raison pour laquelle ces Héros ne seraient pas du goût de ce temps, c’est qu’ils auraient peu de tendresse, ou que si on leur en donnait, elle
paraîtrait indigne de la sainteté de leur foi.
TIMANTE.
Il serait aisé de remédier à cela ; je ne voudrais pas qu’un Chrétien fût un homme si parfait qu’il n’eût aucunes faiblesses. Cette vertu semblerait tenir du miracle, et rien n’est moins supportable qu’un miracle dans une Tragédiead. Mais je ne voudrais pas aussi que sa faiblesse allât jusqu’à prendre de l’amour. Cette
passion a je ne sais quoi qui sied mal à un Héros du Christianisme, et ce serait sans doute un exemple trop dangereux pour les Spectateurs. Mais, excepté l’amour, il pourrait sentir les autres passions. Il pourrait aimer ou ses enfants ou son père. Il pourrait être zélé pour le bien de la Patrie. Il pourrait désirer la gloire, et être délicat sur sa réputation ; car ces sentiments
naturels étant combattus par sa Religion pourraient produire de fort belles choses. N’avez-vous jamais lu d’Histoire de Martyr qui vous ait paru propre pour le Théâtre ?
CLEARQUE.
J’en sais plusieurs dont on s’est servi dans l’Université pour faire des Tragédies : mais quelque heureux que fussent ces sujets, on aurait de la peine à les faire réussir
dans un autre pays que celui-là, et devant d’autres gens que ceux qui sont accoutumés à la barbarie du Collège. Je crois ne point faire tort à ces Messieurs de dire qu’on veut à la Cour des Spectacles plus agréables que les leurs. Ils ne s’en offenseront pas puisque la plupart cherchent moins à faire une bonne Tragédie qu’à exercer les enfants dont ils ont la conduite ; et je
ne saurais leur en savoir mauvais gré ; au contraire, je les loue de ce qu’ils se font justice là-dessus : Car ne seraient-ils pas bien malheureux si dans la profession où ils sont, ils allaient s’entêter de leurs Tragédies, et se piquer de savoir toutes les délicatesses de l’art, puisque parmi tant de Poètes qui travaillent tous les jours pour le Théâtre, il y en a si peu qui puissent s’en
piquer avec raison ?
TIMANTE.
Il est vrai, de Savants hommes occupés à des emplois plus importants qu’à celui-là, auraient tort d’avoir les mêmes entêtements et les mêmes faiblesses que la plupart des Poètes qui n’ont rien à faire que des vers. Quand même ces hommes Savants auraient du génie pour le Théâtre, ce qui n’est pas impossible ; je ne voudrais pas qu’ils
s’en fissent honneur ; ou du moins je ne leur permettrais pas de s’abandonner à leur génie en de certaines passions. Car en gardant cette modération, ils exerceront utilement leurs écoliers, et ils ne les engageront dans aucunes intrigues dont on puisse railler. Vous savez que les Tragédies de Collège donnent souvent occasion à des railleries malicieuses, quand ceux qui les composent n’en
usent pas avec la prudence et la modération que je demande.
CLEARQUE.
Je ne sais pas ce que vous entendez par vos railleries malicieuses ; mais je sais bien qu’on en raille toujours quand ce ne serait qu’à cause des sujets qu’on choisit pour exercer les écoliers. Pouvez-vous vous empêcher de rire quand vous voyez des Patriarches de l’ancien Testament, ou des Saints
Pères du nouveau, servir de Héros à une Tragédie ?
TIMANTE.
J’aimerais encore mieux cela pour les écoliers qu’une Tragédie galante. Mais nous avons trop parlé des Tragédies de Collège. J’avais commencé à vous dire que les Héros Chrétiens pouvaient plaire sur le Théâtre, et je voulais, ce me semble, vous le prouver par quelques exemples ; je
ne vous en dirai que deux ou trois. Vous avez lu sans doute l’Histoire d’Herménégildeae, celle de saint Eustacheaf, et le Martyre de Procopeag.
CLEARQUE.
Vous revenez aux Tragédies de Collège, car quel est le Collège où l’on n’a pas représenté vingt fois sur le Théâtre les Histoires dont vous parlez ?
TIMANTE.
On les a aussi représentées ailleurs, et nous
avons des Poètes Français qui ont travaillé sur ces sujets ; mais qu’on les ait représentées dans les Collèges, ou ailleurs, cela ne fait rien ni pour ni contre moi : je veux seulement vous faire connaître que ces Histoires fournissent assez de passions et d’intrigues pour une belle Tragédie. Un Roi qui fait mourir son propre fils. Un Général d’armée qui sacrifie à sa foi ses enfants, sa femme et sa
réputation. Une mère ambitieuse, qui pour se venger du mépris que son fils fait des dignités qu’on lui offre, va elle-même le livrer à la mort : tout cela ne peut-il pas paraître sur le Théâtre Français ; et plaire même aux gens les plus délicats ?
CLEARQUE.
Vous avez beau dire, je ne saurais accoutumer mon imagination à cela. Quoi, si les Comédiens mettaient l’Hiver
prochain dans leurs affiches : « Nous vous donnerons le Martyre de saint Eustache», vous croiriez qu’on irait à la Comédie ; le seul nom de saint Eustache serait capable de rebuter tout le monde. TIMANTE. Ce n’est donc plus que le nom qui vous fait de la peine, j’approuve votre délicatesse, et je veux bien avouer qu’il y a de certains noms trop connus que je ne voudrais pas donner pour titre à une Pièce de Théâtre ; mais y a-t-il rien de plus aisé à changer qu’un nom ? Cela est permis aux Poètes, et quand même on ne voudrait pas se donner cette licence, n’y a-t-il pas une infinité d’Histoires Chrétiennes qui n’offrent que de beaux noms ? Ne nous laissons point gouverner par une imagination déréglée, mais avouons de bonne foi que pour les noms et pour les choses l’histoire profane n’a nul avantage sur l’histoire Chrétienne. CLEARQUE. Il n’est pas nécessaire que les Histoires soient merveilleuses ; la plus simple aventure peut servir de fonds à une fort belle Tragédie, pourvu qu’elle soit traitée avec art. Et j’approuve fort le sentiment d’un de nos plus excellents Poètes, qui dit dans la Préface d’une de ses Pièces, que l’action d’une Tragédie ne saurait être trop simpleah. C’est ce qu’Horace avait pensé avant luiai ; Et si j’ose ajouter quelque chose à cette remarque, il me semble que ce n’est pas s’y prendre comme il faut, pour réussir au Théâtre, que de commencer par chercher des aventures extraordinaires, et chargées d’incidents. TIMANTE. Je n’ai jamais fait de Tragédies, et le peu que je sais là-dessus, je le dois tout à la lecture des Anciens. Cependant j’ai lu depuis peu une Histoire qui me semble propre pour le Théâtre, si elle était conduite de la manière dont je l’ai vue décrite par un de mes amis. Vous verriez un Capitaine Chrétien assez généreux pour refuser l’Empire qu’on lui avait offert. Vous le verriez prendre, sur le point de mourir, le parti de son Persécuteur, contre ses propres amis, qui voulaient non seulement le tirer des fers, mais encore le mettre à la place de ce Tyran. Vous verriez ensuite un fils qui s’expose à la mort pour sauver son Père ; et le père obligé, ou de voir périr son fils, ou de quitter la foiaj. Si cette Histoire paraissait devant vous avec les ornements du Théâtre, vous n’auriez peut-être pas sujet de regretter les sujets profanes. CLEARQUE. Il faudrait pour cela que quelque grand Poète entreprît de faire cette Tragédie ; mais je voudrais que le sujet en fût connu : car je ne me souviens d’aucuns événements de l’Histoire qui soient semblables à ceux que vous venez de me raconter. TIMANTE. Si je vous disais le nom du Prince dont j’ai parlé, vous verriez aussitôt qu’il y a dans l’Histoire assez de choses conformes à ce que j’ai dit pour en fonder un sujet de Tragédie : Car vous savez bien, que pourvu que l’action principale soit conservée avec les circonstances que l’on connaît, il est permis d’ajouter et de changer comme l’on veut ce que l’on ne connaît pas, ou ce qui n’est connu que d’un petit nombre de curieux et de Savantsak. CLEARQUE. Je sais bien que cela est permis dans les sujets profanes, mais j’en doute un peu pour les sujets Saints ; croyez-vous qu’un Poète puisse feindre l’Episode d’un Martyr qui ne serait point dans le Martyrologe ? TIMANTE. Non, je ne voudrais pas qu’on fît mourir pour la foi un homme dont l’histoire n’aurait jamais parlé, ou qui aurait été Païen du consentement des Auteurs. Mais on peut feindre un Héros Chrétien, et le mettre dans l’occasion de souffrir pour la Religion, quand il n’est dans une Pièce que par forme de personnage Episodique, et quand la persécution ne va pas jusqu’à le faire mourir. Si l’histoire en parle, et s’il est vrai que ce Héros a souffert pour la foi, on peut changer la nature de ses souffrances, et faire, par exemple, qu’on le menace de la mort, quoiqu’il n’ait jamais été menacé que de l’exil. Ce n’est point manquer au respect qu’on doit à l’histoire de l’Eglise, que de changer quelques circonstances peu connues et peu importantes. CLEARQUE. Vous me faites faire une réflexion que je ne veux pas laisser échapper, c’est qu’il est difficile qu’une Pièce de Théâtre réussisse, quand tout ce qu’elle représente est inconnu. Car ce qui est inconnu semble fabuleux ; et quoi qu’une Tragédie puisse être toute fabuleuse, néanmoins on se plaît bien plus à voir sur le Théâtre un nom illustre, et des aventures dont on a déjà quelque légère connaissance, qu’un nom barbare, et des incidents Romanesques. C’est, s’il vous en souvient, une des choses qu’on a le plus trouvées à redire dans l’Argélie al, que nous vîmes l’an passé ensemble, dont les sentiments et les vers sont fort beaux. Je ne doute pas que cette Pièce n’eût eu un succès plus grand, si le nom d’Argélie eût été un peu connu. C’est un défaut dont il est aisé de se corriger, et comme l’Auteur de cette Pièce a du génie, on n’aura peut-être rien à lui reprocher sur la première Tragédie qu’il fera paraître. TIMANTE. Nous avons vu réussir des Tragédies, dont le nom était inconnu auparavant. On ne connaissait point le Cid avant la Tragédie de Monsieur Corneille. J’avoue néanmoins que quand le titre d’une Tragédie est connu, cela prépare mieux les esprits, et je ne voudrais pas qu’un Auteur qui n’a point encore travaillé pour le Théâtre commençât par un sujet et un nom caché. CLEARQUE. Je lui conseillerais encore moins de commencer par un sujet où il n’y aurait point d’amour, ou par le nom d’un Martyr ; ce ne serait pas le moyen de faire un grand fracas, et on serait fort étonné de voir une conduite de Tragédie si nouvelle. TIMANTE. C’est peut-être cette nouveauté qui lui donnerait du succès ; au moins on ne lui reprocherait pas qu’il aurait copié les autres. CLEARQUE. Il est vrai qu’il y a peu d’exemples à imiter sur ces sujets, à moins que de vouloir faire comme quelques Auteurs Latins de ces derniers temps, qui croient qu’il leur est permis de faire dire deux cents Vers de suite à un même personnage, pourvu qu’il dise de belles Sentences touchant la conduite des mœurs. Vous savez que c’est ainsi qu’en ont usé presque tous les Auteurs qui ont fait profession de n’introduire que des Saints sur le Théâtre. Un spectacle de cette sorte serait fort en danger d’avoir le même destin que cette Tragédie dont vous avez ouï parler, qui ne put jamais être jouée tout entière, parce que ceux qui étaient venus pour la voir, sortirent au troisième Acteam. TIMANTE. Parlons sérieusement. N’est-il pas vrai que la plupart de nos Tragédies se ressemblent, je vous l’ai entendu dire plusieurs fois à vous-même. Toutes les Pièces de tendresse ont les mêmes caractères, et presque la même intrigue : C’est un amour violent auquel on s’oppose, c’est une jalousie qui trouble la félicité de deux Amants. Voilà à quoi se terminent les meilleures de nos Tragédies qui sont en ce genre. On a tant de peine à trouver de nouveaux sujets, parce qu’on veut toujours les mêmes passions. Si l’on pouvait se résoudre à sortir de l’amour : Il y a une infinité d’événements mémorables dans l’histoire qui pourraient avoir un grand succès sur le Théâtre. CLEARQUE. Il faut donc que quelque heureux téméraire trace aux autres un chemin si inconnu ; mais qui voudra être ce téméraire ? Je ne crois pas qu’aucun des Poètes qui travaillent aujourd’hui pour le Théâtre ait assez de courage pour passer par-dessus toutes les raisons qui les détourneront de cette entreprise. Car on veut de la tendresse dans les Tragédies, et vous savez assez ce que l’on dit des dernières Pièces de Monsieur Corneille, que c’est faute de tendresse qu’elles n’ont pas tout le succès que mérite le grand génie de leur Auteuran. TIMANTE. Les dernières Pièces de Monsieur Corneille ne sont pas indignes de lui ; elles ont des beautés qui sont particulières à ce grand Poète, et je crois qu’on y courrait encore comme au Cid, s’il ne représentait jamais d’Amantes. Je voudrais pour lui voir finir glorieusement sa course, qu’il s’en tînt désormais à la Politique, en quoi il est inimitable ; ou qu’il choisît un dessein illustre dans lequel n’ayant point à représenter les tendresses de l’amour, il pourrait se donner tout entier aux sentiments Héroïques ; car c’est là proprement son caractère. Monsieur Corneille n’est pas le seul qui peut tracer aux autres le chemin inconnu dont vous parlez ; l’Auteur d’Iphigénie pourrait l’entreprendre avec d’autant plus de gloire pour lui, qu’il a toujours réussi dans les sujets tendres et passionnés. Mais nous attendrons peut-être encore longtemps avant qu’il prenne une résolution si extraordinaire. CLEARQUE. Ces Auteurs qui ont entrepris, à ce qu’on dit, de faire paraître une nouvelle Iphigénie, incomparablement plus belle que celle que nous avons vueao ; ces Auteurs, dis-je, seraient gens à profiter de vos avis, car on dit qu’ils ne négligent rien pour effacer la gloire de l’Auteur de cette Pièce. Peut-être que si vous les avertissiez de ne point mettre de tendresse dans la Tragédie qu’ils préparent, cela ne contribuerait pas peu au grand succès qu’ils espèrent. TIMANTE. Le meilleur avis qu’on pourrait donner à ces Auteurs, serait de travailler sur un autre sujet. J’ai de la peine à croire que leur Iphigénie soit jouée durant trois mois comme celle que nous avons vue. Quand une fois le Public s’est déclaré pour une Pièce, il a de la peine à changer. Au reste, ne croyez pas que des Auteurs médiocres soient capables de mettre en crédit mon nouveau Système de Tragédie, si j’ose parler ainsi. Il ne sera reçu dans le monde qu’autant qu’il sera approuvé de ceux dont la réputation est établie. CLEARQUE. Que diriez-vous d’un Auteur qui composerait une Tragédie sans y mêler aucun rôle de femme, cela n’est-il pas aussi recevable que d’en faire sans y mêler d’amour ? TIMANTE. Les Auteurs vous diront aussitôt, qu’il est impossible de faire réussir une Tragédie sans femmes, parce qu’entre les Comédiens les femmes sont celles qui déclament le mieux. Les Savants répondront que la Tragédie étant la représentation d’une action qui se passe entre une ou plusieurs familles, les femmes y doivent avoir leur part aussi bien que les hommes. Pour moi qui ne veux point d’amour dans les Tragédies, il me semble que l’on peut n’y mettre point de femmes ; car, excepté l’amour, toutes les autres passions peuvent se soutenir sans elles. Par exemple, la tendresse d’Agamemnon n’aurait-elle pas les mêmes effets s’il s’agissait d’immoler son fils, que lorsqu’il s’agit d’immoler sa fille ? Vous voyez bien que quand on ne traite point d’un mariage, on n’a pas besoin d’introduire les femmes sur le Théâtre. CLEARQUE. Je m’étonne de ce que vous ne citez pas l’exemple des Auteurs Grecs : car il me semble que Sophocle a fait une Tragédie sans femmeap ; et comme vous êtes fort passionné pour les Auteurs Grecs, il ne vous en faut pas davantage pour conclure qu’on ne doit point mettre de femmes dans les Tragédies. TIMANTE. Je n’ai garde de tirer cette conclusion. Je conseillerais seulement aux Auteurs qui introduisent des femmes sur le Théâtre de les faire paraître dans la modestie et la retenue qui est le propre de leur sexe. Car si je suis passionné pour les Grecs, ce n’est qu’en ce point-là ; ils ont bien plus de soin que nous de garder toutes les bienséancesaq, et l’on peut dire qu’ils ont des égards pour les Spectateurs que nous n’avons pas. S’ils font paraître quelque femme transportée d’amour, comme Phèdre dans l’Hippolyte d’Euripide, ils avertissent aussitôt que cet amour est un effet de la vengeance des Dieux, et non pas du dérèglement de ceux qui le sententar : et généralement parlant, on peut dire qu’ils n’avancent rien qui puisse autoriser les désordres de notre cœur. Il serait à souhaiter que comme nous les surpassons en tout le reste, nous les imitassions en cela. Voilà ce que je pense des Grecs. Au reste en tout ce discours, je n’ai point prétendu donner des règles aux Auteurs. Je n’ai fait que proposer mes pensées ; et je me sais bon gré de ce qu’elles sont conformes à celles des habiles gens qui ont écrit sur la Poétique depuis quelques années, c’est-à-dire depuis qu’on est devenu assez raisonnable pour ne se pas laisser entraîner à l’opinion publique as. De quelque manière que vous preniez ce que j’ai dit, vous ne pouvez nier que ce serait une chose fort à souhaiter que l’on pût réussir dans la Tragédie sans Amour. Je sais bien qu’il est difficile de l’entreprendre, et encore plus d’y réussir dans un siècle où l’on veut de l’amour et de la galanterie partout. FIN. Permis d’imprimer. Fait ce 5. / d’Avril 1675. DE LA REYNIE.