VOS Talens, MADEMOISELLE, vous ont rendue Célébré ; vos
scrupules vous rendent recommandable. Il est
rare de voir
ainsi les vertus réunies aux talens : chacun aussi frappé de respect, que
d’admiration s’est trouvé, comme malgré soi, interressé à la question que votre
délicatesse a fait naître ; & tout le monde a pris part à la chose : les
plumes ont déployé leurs zèles, le style ses agrémens, le raisonnement sa force
& son autorité. Ce seroit un motif de silence pour une personne, qui
n’auroit sur votre compte que des sentimens ordinaires : une estime stérile, une
considération bornée. Mais quand on pense différemment, il est difficile de
tenir à l’envie
naturelle d’en faire preuve : en est-on
au reste capable ? C’est une autre affaire.
Sur ce principe, permettez vous, Mademoiselle, à un Écrivain
obscur, homme ignoré, & qui en fait son bonheur, de vous proposer ses idées
sur le Théâtre ? Cela aura sans doute l’air d’une réflexion tardive ; mais que
voulez-vous ? on n’est pas tenu de penser avant d’être instruit.
Si je prenois pour régle vos succès éclatants, dont j’ai été moi-même quelquefois
le témoin enchanté ; je n’aurois ici qu’une chose à faire : ce seroit d’exciter,
si d’ailleurs cela n’étoit pas
fait, dans les esprits les
sentimens d’admiration qui vous sont dus : l’Apologie du Théâtre dès-lors auroit
un air de vérité frappant. Car enfin il est difficile d’imaginer, que ce qui a
le lustre & l’éclat du beau, soit intérieurement taché de la honte & de
la difformité du vice : mais je craindrois qu’on ne me reprochât de chercher
moins à convaincre qu’à surprendre, plus à séduire qu’à persuader.
Les Spectacles, selon moi, n’ont point besoin qu’on invoque pour leur défense, le
secours puissant d’un aussi grand préjugé : ils fournissent
suffisamment d’eux-mêmes, & semblent ne demander dans la
plume qui leur sort d’interprête, que de l’intelligence & de la fidélité ;
dans le pinceau qui les rend, que de la candeur & de la précision. Comme ces
qualités tiennent pour le moins autant au cœur qu’à l’esprit, chacun doit en
répondre & s’en piquer.
Je n’ai garde de vous promettre rien de neuf sur cette matiere : les bornes trop
étroites de mes lumieres ne me le permettent pas. Tout ce que je me propose donc
ici, c’est d’appuyer sur l’exactitude & la bonne foi. Ces deux points n’ont
pas à
beaucoup près le même lustre pour l’Orateur ; mais
outre qu’ils n’en sont pas moins importants, c’est qu’il paroît, que ce n’est
qu’à l’infraction volontaire qu’ils souffrent de la part des Auteurs, que les
Ouvrages différens, qui attaquent les Spectacles, doivent leur mérite & leur
prix.
Le Théâtre dans son institution est un Badinage Académique susceptible de gloire
pour l’Acteur, & capable d’amusement pour le Spectateur. On ne réussit point
à rendre une Piéce sans mériter un applaudissement : on n’assiste point au
Spectacle sans y prendre plaisir. Il ne s’agit que
d’examiner le prix, en soi du talent de la représentation, & la nature du
plaisir attaché à la Scène.
Les ennemis du Spectacle foudroyent les Acteurs comme de y ils instrumens du
mensonge, des organes honteux de l’imposture, qui n’ont pour charme que
l’illusion, & pour mérite que l’art funeste de colorer l’erreur : mais que
de bile & d’injustice renferment ces imputations ! à part le but d’utilité
que les Spectacles comportent, & que nous sçaurons faire sortir dans son
tems : n’est-il pas dans l’esprit de leur établissement, de récréer
d’amuser.
Or, quelle récréation, quel amusement peuvent-ils
offrir ? Comme vérités originales les Spectacles seroient très-insipides &
très-froids ; il n’y a que sous la forme d’image de ces mêmes vérités, qu’ils
plaisent. Comme objets les Spectacles intéressent peu ; mais comme tableaux ils
affectent vivement. Enfin l’œil se lasse à contempler la nature : il n’y a que
l’art, qui en se développant, ait le talent de le soutenir. Combien de choses
qui présentées par la nature, n’ont absolument rien qui frappe, & qui
relevées par l’art deviennent précieuses ? C’est même, en fait de
goût, une espéce de maxime : on s’occuppe plus volontiers du
Portrait que de l’Original, du Tableau que de l’objet, de l’image que de l’idée.
On fait plus : il semble qu’on rejette en tout la nature*, comme
quelque chose de fade & d’insipide en soi. On demande par-tout du dessein,
des graces, du coloris. Il suffit même, que les objets ne soient plus à la
nature pour qu’ils plaisent : & l’art n’a pas plûtôt déployé ses soins sur
le moindre, qu’on le croit embelli.
Dans le Physique, par exemple, quel cas fait-on d’un roc ?
à peine le regarde-t-on ? Mais est-il, cet objet informe,
revêtu des graces du Pinceau ? Ce n’est pas seulement quelque chose de
distingué : c’est une merveille. Quand on se propose même quelque édifice,
quelqu’arrangement œconomique, quelque disposition locale : est-ce dans la
nature que l’Artiste va prendre son modéle ? Non : c’est dans le feu du génie,
dans les sources fécondes d’un talent embrasé. On emprunte des images, on
invente des traits, en un mot on consulte le goût ; le dessein le plus riche est
appellé, la symmétrie la plus délicate, le style le plus
élégant. Tout passe, c’est peu dire, tout est précieux sous les auspices
enchanteurs de l’art ; la nature a perdu son crédit.
Si dans l’ordre Physique les productions de la nature sont sans prix ; dans
l’ordre moral elles ne sont pas plus relevées. Toutes les actions humaines dans
le cours ordinaire & naturel des choses, n’ont aucun relief, aucune
impression : la vertu ne jouit point de son lustre ; le crime masque adroitement
son horreur : toutes les qualités sublimes n’ont qu’un éclat obscur ; les vices
infames qu’une difformité légere.
Mais ce qui dans le cours
ordinaire des choses,
s’ensévelit ainsi, entre les mains de l’art prend une forme nouvelle : la vertu
devient lumineuse ; le crime détestable : les qualités éclatent ; le vice est
confondu. Enfin il suffit d’être témoin de la vérité, pour y être en quelque
forte insensible. Et l’on avouera qu’à peine on est affecté de ce qui se passe
sous nos yeux ; tandis qu’avec les secours de l’art, tout frappe au contraire
& tout étonne. Une simple description affecte, un détail animé saisit, une
histoire échauffée remue, un tableau intéresse & transporte : qui est-ce qui
ne connoît pas en général la
magie de la Peinture, le
charme de la Musique, le prestige de la Poësie, l’enchantement, en un mot
attaché universellement aux beaux Arts ? Comparés ces effets merveilleux avec
ceux de la triste réalité ? Quelle énorme différence ! Dans ceux-ci le froid est
glacial ; dans les autres la chaleur est brûlante. Tel sera simplement touché à
la vue d’un accident facheux, qui viendra verser des pleurs à la
représentation.
En faisant ainsi le procès à l’erreur, il n’y a donc aussitôt qu’à s’élever
contre ce principe ingénieux en général qui sçait tout transformer : parce qu’il
est aisé de
voir que l’art ne réussit en aucun genre,
qu’à la saveur d’une heureuse illusion, que non ; seulement il ménage aux
esprits mais qu’il essaye en outre d’y nourrir. L’art n’est par lui-même qu’une
fiction, qu’un mensonge. Et d’où vient son pouvoir exclusif sur nos cœurs, sa
vertu singuliere sur nos ames ?
C’est, en fait de productions Physiques, l’effet naturel de l’opinion sublime que
nous ayons de la nature : accoutumés à ses merveilles, il semble que nous soyons
prevenus des beautés qu’elle renferme dans son sein. Ainsi chaque chose qui
éclos sous nos yeux
n’a tout au plus pour nous que le
mérite de la nouveauté ; mais au reste rien de neuf, rien qui tienne du prodige.
D’ailleurs quel est le sentiment qu’elle inspire ? L’admiration : comme c’est un
mouvement pénible & laborieux, il est difficile qu’il nous devienne agréable
& familier.
L’art n’est pas à beaucoup-près à nos yeux aussi relevé : la nature est un
principe éminent & fécond par lui-même ; l’art au contraire n’est tout au
plus que l’effort généreux d’une main imbécile. Tout ce qu’il met au jour a donc
un air de merveille, un caractére d’intérêt pour nous. L’esprit aime
naturellement à produire ; & sans prétendre l’avantage sur
la nature il se plaît à essayer une sorte de comparaison avec elle : tout est
neuf par conséquent chez l’art, & tout devient précieux. On le goûte, on
l’estime, on l’applaudit, souvent même on l’admire ; & cela d’ailleurs
a-t-il rien qui surprenne ? Il suffit sans doute que l’art se propose d’imiter
la nature, pour que ses succès offrent toujours un espéce de phénoméne : l’art
ne peut en approcher sans prodige ; la saisit-il ? C’est une merveille
incomparable.
Ainsi il est aisé de voir, que si l’art dans les productions
Physiques amuse, c’est parce qu’il éléve l’esprit, qu’il donne
à nos facultés un ton de supériorité qui flatte.
En fait d’affections morales l’art ne réussit qu’en ce qu’il ménage à l’événement
qu’il feint la fraicheur de la réalité & qu’il sçait lui en épargner
l’inconvénient on sçait qu’à l’impression naturelle se joint toujours chez nous
l’intérêt personnel.
Si l’accident est triste en effet, une crainte machinale nous saisit : si c’est
un défaut, un vice ; une sorte de compassion nous séduit : si le trait est noble
au contraire, relevé, une espéce de jalousie nous tourmente : voilà l’effet
naturel des événemens qui se passent sous nos yeux. Et
dans ces trois cas il est aisé de voir pourquoi la vérité nous glace : dans le
premier elle nous rend inquiets : dans le second en quelque sorte sensibles :
dans le troisiéme à peu-près mécontens.
Aussi ne sommes-nous pas plûtôt rassurés ? L’approche des choses ne nous a pas
plûtôt désabusé, que cela devient un jeu piquant pour nous, auquel nous courons
avec empressement. Quand on est en effet dégagé de sentimens importuns, de
crainte, d’intérêt, de jalousie ; tout porte sans obstacle à l’amusement, &
concourre au
triomphe de l’illusion ; outre que c’est
avec plaisir que chacun reconnoît ses mœurs, ses usages, ses ridicules au
Théâtre, & qu’il ne peut s’empêcher d’applaudir au pinceau qui les rend.
Delà on conçoît facilement que les beaux Arts doivent être pour nous une source
de plaisirs délicats, & d’autant plus sensibles. Dans la Peinture, c’est le
jeu d’un jour adroitement combiné avec des ombres parlantes : dans la Musique,
c’est l’effet merveilleux d’un son habilement captivé sous un calcul
harmonique ; dans la Poësie, c’est le prodige inouï d’une marche compassée sous
les
auspices d’un sublime enthousiasme.
C’est un plaisir sans doute de surprendre l’art dans la fiction qu’il machine ;
les vrais délices sont d’y mettre d’autant plus d’adresse & de subtilité,
que sa finesse particuliere & son goût est de s’envelopper avec plus de
soin.
Mais si c’est un plaisir réel dans le Spectacle des beaux Arts ; combien n’est-il
pas plus puissant au Théâtre, où il ne s’agit pas de modifier le jour, d’animer
des ombres ; de donner du langage à des sons, de l’expression à une marche
apprêtée ; mais où la vérité trouve ses graces, le sentiment
son ton, l’esprit son jeu, la nature ses accens. Disons plus :
où les objets sont plus sensibles, les instruments plus simples, & les
traits plus éloquents.
Le Peintre ne parle qu’aux yeux, le Musicien à l’oreille, le Poëte à
l’imagination ; encore n’ont-ils qu’un langage sourd, une expression obscure :
le Spectateur est obligé de se prêter, d’y mettre continuellement du sien :
sinon un goût décidé, une intelligence particuliere ; du moins une attention
laborieuse.
L’Acteur habile au contraire, sans négliger absolument ces facultés différentes,
va droit à l’ame,
y porter les charmes du vrai, les
délices de la réalité ; & son langage n’est point obscur, son idiôme
emprunté : loin d’attendre rien des soins du Spectateur, il met sa gloire &
son triomphe à lui en épargner.
Ajoutons que les instruments propres aux beaux Arts, n’ont point le ressort, le
degré d’activité de ceux que le Théâtre employe. La Peinture n’a pour organes
que ses touches ; la Musique que sa mesure ; la Poësie que ses traits : tout
cela quelqu’animé qu’il soit a-t-il jamais l’éloquence & la précision des
mouvemens ? Chacun entend ce langage, parce
que
naturellement il imprime.
Enfin tout ce que nous offre le Théâtre est à portée : l’objet, le jeu,
l’intérêt, la marche, le dénouement.
Le premier sera selon la nature de la Piéce, une action ou un caractére : le jeu,
un contraste ingénieux : l’intérêt, une curiosité naturelle : la marche une
disposition sage : le dénouement, un terme préparé. Tout est parlant tout est
dans la nature, tout tombe sous nos sens.
Si, au travers des voiles transparents de la fiction, la réalité perce ; c’est
qu’on prend tout dans nos usages, nos maximes
& nos
mœurs : le fonds & l’ordonnance d’une Piéce ; le goût & la forme de la
représentation. Au lieu que dans la Peinture, la Musique & la Poësie tout
s’y offre au contraire sous des traits étrangers. Outre que personne n’est
accoutumé à donner, dans le cours naturel des choses à son coup d’œil le poids
& l’importance qui reléve la Peinture : à l’oüie le mérite & le prix qui
sont valoir la Musique : à son esprit la marche pompeuse & délicate qui fait
la gloire de la Poësie ; c’est que dans les morceaux de Peinture, de Musique, de
Poësie, quelques
accomplis qu’ils soient, il n’y a rien
qui les rapproche de nous à un certain point. Les touches ont beau être vives ;
elles ne valent point les situations : envain la mesure est-elle parlante ; elle
n’a jamais la force du sentiment : inutilement les traits sont animés ; ils
n’ont jamais l’expression du geste : l’ensemble en un mot, dans tous ces arts
différens peut-être achevé ; il n’aura jamais le ton d’éloquence & de
persuasion propre à une représentation.
En fait de vigueur & d’expression, il n’est point sans contredit, d’art dans
la république
des Lettres, qui puisse le disputer à
celui de la représentation : c’est sans doute le genre de Peinture le plus
accompli ; mais en revanche aussi c’est le plus épineux.
Car il est plus difficile de représenter une Piéce, que de faire un morceau de
Peinture, de Musique, ou de Poësie : la preuve en est, que tout étant dans une
Piéce à notre portée, au Spectacle tout doit être non-seulement à notre
connoissance, mais tomber absolument sous nos sens. Le projet enfin de l’Acteur
est de nous rappeller, de nous rapporter, de nous
peindre : il échoue sans doute, si nous ne nous y reconnoissons pas. On peut
en imposer aux yeux, surprendre l’esprit, séduire l’oreille. Un coloris riant,
des traits frappés, une harmonie touchante : rien de si facile que de se laisser
prendre à tout cela. Chacun en effet prévenu par un coup d’œil, intéressé par un
tour, flatté par un air fait grace aisément du reste, on l’imagine aussi-tôt
conforme. C’est un préjugé aussi commun, qu’il est naturel.
Mais en est-il de même d’une représentation ? Non il s’en faire beaucoup : elle
n’a point à
l’exemple des autres, des faces captieuses,
des dehors imposans. Il est indigne d’elle de chercher à séduire : quand une
représentation plaît ; c’est qu’elle est exacte. Et peut-on s’y tromper ? Tout
est dans la nature : l’objet est à portée, comme nous venons de le dire. Le jeu
dans nos usages, l’expression dans nos mœurs. Si le rolle est furieux, colere
& véhément, tout le monde sçait quel est le caractére de ces fortes de
mouvemens, & personne ne se trompera au genre de la démonstration : s’il est
noble, sublime & généreux ; chacun sçait encore la nature de ces
sentimens. Et il n’est personne à qui il soit aisé d’en
imposer sur la façon de les rendre : s’il est tendre, affectueux, compatissant ;
on connoit le cœur humain, & personne n’ignore le ton qui lui est propre :
qu’il soit enfin, ce rolle, doux, & bienfaisant, feroce & dur, sec &
froid, triste & morne, sauvage, & héréssé : ce sont autant de caractéres
dont chacun porte l’idée en quelque sorte & le sentiment en soi ; tout le
monde sçait leur langage, & l’expression qui leur convient. Sur-tout cela il
n’y a pas moyen de donner le change.
La Comédie dans son genre familier n’est pas en ce qui
concerne le Spectacle, moins précis ni moins délicate. Ce badinage étudié dont
l’objet & le tableau est l’homme pris dans ses ridicules, a ses situations,
son intrigue & ses rolles. Les caractéres & le jeu doivent conséquemment
varier suivant l’ordonnance du dessein, & le génie de la distribution ;
selon même l’esprit de chaque rolle combien n’y a-t-il pas de nuances
différentes à garder, & qui sont d’autant plus difficiles à saisir, que le
genre est naïf & peu maniéré : on est tantôt
ouvert
& décidé, tantôt intérieur & simulé : dans un cas élégant & poli ;
dans l’autre brusque & tranchant : ici imposant & philosophe, là
saillant & décousu : quelquefois pompeux & relevé ; souvent humble &
modeste. Ce sont autant de tons divers qu’il faut prendre de coup d’œils
différens à offrir, de masques qui doivent se succeder. Tout le monde est encore
au fait de cela ; & non-seulement personne ne se prête sur ce point au
méprises d’un Acteur mais aucun ne lui fait grace seulement d’une nuance
négligée, d’une teinte mal entendue.
En un mot la représentation en genéral est un tableau :
tous les rolles se répondent dans la Piéce, & tous doivent faire au
Spectacle autant de ressorts pour faire sortir l’objet. Comme il est un, il n’y
a qu’un rolle principal auquel reportent nécessairement tous les autres. Ce
tableau spirituel doit donc être observé avec le même scrupule sur la Scène,
qu’il seroit sur la toille ; & chaque instrument qui remue, chaque
personnage qui figure garder la même précision dans son jeu, que les couleurs
dans leur nuances. Le relief du tableau doit être pour l’objet principal ;
l’enfoncement pour les subalternes : les situations
tiennent lieu de touches ; & la nature exacte lui sert de coloris.
De-là on peut juger combien le rolle d’un Acteur est épineux & délicat : quel
fond de génie un talent décidé suppose ? Quel ton de sentiment ! quel esprit de
vérité & quelle intelligence l’art de la représentation exige ! il faut
toucher le Spectateur, l’attendrir : l’affecter avec douceur, l’intéresser avec
grace ; ou le saisir brusquement, le remuer, l’échauffer ou le refroidir : le
glacer ; ou l’enflammer ; le perdre ; ou l’élever : le rappeller ;
ou le confondre. Le Spectateur doit être entre les mains d’un
Acteur intelligent, une cire molle susceptible de toutes les impressions : parce
que c’est des mouvemens qui l’excite dans ce cœur froid & tranquille, que le
tableau tire son état & son prix.
Et n’en rapportons rien à l’Auteur : sa Piéce, quoiqu’accomplie, est d’elle-même
stérile & muette : ce n’est en comparaison du tableau, qu’un foible crayon,
une triste ébauche, une esquisse sans ame. Les caractéres seront bien dessinés,
frappés même ; le quadre sera bien
pris, la disposition
sage ; l’ordonnance entendue ; que la Piéce n’en est pas plus parlante : avec
tout cela en effet on n’a qu’un bel ouvrage ; & point de tableau. L’Auteur
ne fournit que la machine : c’est à l’Acteur que l’on doit le méchanisme &
le jeu : sous ses mouvemens on voit les idées s’animer comme la toile sous le
peinceau : sous ses accens le sentiment éclater, comme les traits sous les
touches : sous son geste en un mot, le point de vue se former, comme le tableau
sous le coloris.
Un Acteur ne joue avec succès qu’autant qu’il entre dans
l’esprit de son rolle, qu’il en saisi les situations & les rends : &
comment arrive-t-il à ce point de perfection ? ce n’est qu’en se mettant
lui-même à la place du héros qu’il peint, du personnage qu’il représente : il
faut donc qu’il s’échauffe vivement de cette idée, qu’il se frappe de l’action,
qu’il en prenne les motifs, qu’il en conçoive les passions : quelle chaleur de
génie tout cela ne demande-t-il pas.
La besogne seroit vraiment moins épineuse & moins délicate, en se réduisant
servilement suivant l’idée d’un Apologiste*
moderne du Théâtre, au tableau chetif & mesquin de
simples Copistes, qui n’ont besoin pour rendre leurs
rolles que d’une émotion superficielle
.
Cet Auteur, ingénieux d’ailleurs Philosophe aussi aimable, qu’Écrivain Élégant,
nous permettra de lui faire observer, & ce sans que celui qu’il combat
puisse en tirer aucun avantage, que le rolle de Copiste est mercenaire &
machinal, captif dans son jeu, & nécessairement froid dans son caractére.
Mais sans porter sur cela le jour de l’analyse, parce qu’au fonds ce seroit une
dépense inutile à cette idée
de Copiste, nous le demandons. Reconnoît-on l’air d’aisance & de
liberté, le ton de nature & de vérité recommandée si scrupuleusement aux
Acteurs ! Non : en leur prescrivant ces maximes délicates, c’est chercher sans
doute à en faire des Auteurs dans leur genre ; & non de simples
Copistes dont le rolle n’est jamais qu’emprunté, & qui, loin de
prêter à l’illusion, la traverse. Enfin ce n’est qu’en nous devenant propre
& personnelle en quelque sorte qu’une forme étrangere en impose : l’art
n’acquiert cette simplicité, & cette expression attachée à la nature
qu’en en prenant exactement les traits & la
figure.
Bornés un Acteur à une imitation exacte, vous réduisés les facultés qui
l’inspirent au simple sens froid, à l’esprit, à l’intelligence, & son talent
exquis, au triste avantage du calcul & de la combinaison ; il vous donnera
une expression littérale, mais froide & stérile ; une Copie fidelle, mais
foible & sans vertu : c’est-à-dire, un détail au lieu d’une description ;
une histoire au lieu d’un tableau : & de l’exactitude, de la précision, au
lieu de ces transports sublimes, de ce feu céleste & dévorant, de ce ton
énergique & puissant, qui sçait animer tout, &
qui par une magie inconcevable à l’ombre substitue le corps, à l’idée seule la
vive image ; au portrait pur, l’original.
On peut impunément emprunter des lumieres ; la vérité n’en souffre pas ; &
s’il est deux choses qui peuvent se confondre du moins avec quelque vrai
semblance, c’est l’Interprête avec l’Auteur. Mais en matiere de sentiment, la
chose n’est pas aisée, tout conspire à nous trahir : on n’adopte pas une
caractére comme on adopte une idée ; & on développera facillement celle-ci
qu’on ne rendra pas l’autre. Quand on veut faire un
rolle, il faut nécessairement que cette habitude étrangere prenne le ton de
notre ame, le tour de notre génie, qu’elle entre enfin & qu’elle se fonde
dans les mouvemens propres à nos facultés naturelles. Or peut-on nier que ce ne
soit l’affaire de l’émotion la plus vive & la plus profonde.
Tout ce que l’Auteur fait, c’est de mettre les Acteurs sur la voie : du reste à
ceux-ci à courir la carriere avec goût, & à la fournir avec les graces &
l’intelligence qui conviennent. Combien n’est-il pas de cas où ils sont même
obligés de faire des frais particuliers ? Il est nombre
de Piéces, qui ne se soutiennent que par le talent singulier des Acteurs. Une
représentation naturelle & naïve enséveliroit telle Piéce, qu’un jeu
délicat, entendu, reléve & met même dans le jour le plus riant : une autre a
du mérite ; en l’abandonnant à une exécution judicieuse & sensée, elle aura
sans doute de l’éclat ; mais une nuance de plus, une demie teinte en feroit un
chef-d’œuvre.
S’il est des Piéces qui s’embellissent à la façon de les représenter ; il y en a
beaucoup aussi qui
ne laissent pas de s’y défigurer. Un
mauvais Acteur est un ressort foible, qui plie sous la machine, une teinte
louche qui blesse le coup d’œil, une touche molle qui gâte le coloris.
Les Piéces de Théâtre sont une espéce de monnoie courante, qui n’a point de
valeur en soi : elles dépendent communément du talent des Acteurs. Ne voit-on
pas les meilleures Piéces échouer sur les Théâtre de Province, & ne trouver
de lustre qu’à Paris.
L’intérêt que les Acteurs prennent au succès des Piéces, contribue encore
beaucoup à leur applaudissement : n’a-t-on pas
vû les
plus belles choses étouffées au Théâtre pour l’honneur, comme les plus minces
sortir, éclater par ses soins ? Enfin on peut dire que le ressort le plus
précieux des Piéces, c’est le jeu des Acteurs.
Mais une derniere preuve que l’Acteur créé les Piéces dans son genre, qu’il a le
privilége exclusif de leur donner un nouvel être ; c’est que l’Auteur même des
rolles ne peut ordinairement les rendre. Si la Piéce avoit un tour de
représentation marqué, qu’elle joignit au caractére des rolles, le génie de
l’expression : pourquoi l’Auteur seroit-il aussi inepté à
la représentation ? Il auroit d’autant plus de facilité à
saisir, que c’est lui-même qui met l’Acteur sur la Scène, qui l’initie, qui le
soufle, qui l’inspire ; s’il est quelqu’un sans doute en état de conduire le
peinceau, de manier les touches & d’entendre les nuances ; c’est évidemment
celui qui fournit les idées, qui donne les situations, qui trace le tableau,
& point du tout : l’Auteur sur le chef de la représentation souvent est
aussi neuf qu’un étranger. Tout son feu est consentré sans sa tête : rien n’est
capable de le rappeller dans l’extérieur de sa personne, ni de l’y distribuer.
Enfin
l’Auteur sur la Scène en est réduit au point de
ne pouvoir donner de l’ame à ses expressions, de la chaleur à ses mouvemens, de
l’éloquence à ses tons, du sentiment à son geste. Il a fait sa besogne : c’étoit
de jetter des traits épars, de fabriquer des ressorts, de préparer des Piéces ;
mais quand au soin de rassembler tout cela, d’en faire un tout régulier un
ensemble harmonique : c’est l’affaire d’un Acteur habile lequel n’en fera pas un
corps muet, dont les parties se répondent en silence ; mais au contraire un
tableau admirable & parlant.
Qu’on ne m’impute pas
l’embarras d’un Acteur sur la
Scène, au défaut d’habitude d’y paroître : ce seroit à tort ; quoiqu’on ne nie
pas que ce ne soit un point à considérer en toutes autres circonstances. Mais il
s’agit de faire parler des idées, de donner du corps à des ombres, de la couleur
à des apparences, du relief à des sentimens : c’est un genre tout différent.
Dans la composition c’est l’idée que l’on consulte, dans la représentation au
contraire c’est la réalité : dans l’une c’est l’art qui nous inspire ; &
dans l’autre c’est la nature. Enfin tel qui figure bien dans l’empire de
l’imagination, dans celui de la vérité souvent n’a point de rolle à faire.
D’ailleurs pour tracer des caractéres, les dessiner,
l’idée seule échauffée suffit. On peut les varier suivant ses connoissances
& même suivant son goût : avec du tems & de la réflexion l’on y
parvient. Je veux que l’esprit soit tardif, l’imagination paresseuse : c’est
l’affaire d’un peu plus de peine & de travail. Mais pour les rendre ces
caractéres : c’est l’embarras. Celui qui les compose peut en avoir l’idée du
monde la plus vraie, que son jeu n’en sera pas plus exact : ce qu’on a dans la
tête ne passe pas en pratique avec la même précision. Et l’on en est si
convaincu que dans
la distribution des rolles, parmi
les Acteurs, on consulte moins l’esprit & les lumieres, que le goût
particulier, le génie de chacun. En effet on porte assez avec soi le caractére
de son rolle ; & tel qui jouera bien le Grand, le Noble, le Majesteux, ne
peut pas compter sur le même succès dans les rolles inférieurs. Il est fort
rare, même impossible de trouver un Acteur qui mêne de front avec une égale
supériorité tous les rolles.
L’Acteur a donc non-seulement dans l’Art de la représentation une partie qui lui
est exclusive ; mais c’est que dans le point
commun
avec l’Auteur, c’est-à-dire, en fait de génie, on peut dire qu’il a l’avantage.
Pour rendre un rolle il faut un feu céleste, une sorte d’inspiration divine ;
tandis que pour le composer, avec des connoissances & du talent un Auteur en
est quite. On décrira bien on frappera même un caractére : je le veux ; c’est
l’affaire de plus ou moins de justesse & de précision dans l’idée. Mais pour
le prendre, ce caractére, sur son compte, s’en revêtir pour ainsi dire, le
fondre dans le sien, il faut non-seulement une idée ; mais une image : de
l’esprit ; mais du génie : de la chaleur ; mais de
l’enthousiasme : un transport sublime ; mais une yvresse, une métamorphose.
Enfin la différence qu’il y a entre l’Acteur & l’Auteur est sensible : c’est
que celui-ci quelqu’affecté qu’on le suppose, ne fait toujours que tracer la
vérité ; au lieu que l’autre est obligé de la rendre : c’est à-dire, que le
premier n’est qu’une ombre en quelque sorte ; au lieu que le second est la
réalité même. Et en effet qu’est ce qu’une Piéce si accomplie qu’on l’imagine,
jusqu’au moment de la représentation ? C’est un croquis informe, tout au plus
une esquisse ; mais au moment du Spectacle, l’ombre fuit :
c’est à la lumiere à paroître ; c’est là que tout s’anime
& prend vigueur : l’idée parle, le sentiment éclate ; gestes & tous :
tout fait rolle. Ce n’est plus une image : c’est un portrait : c’est plus
encore : c’est l’objet même, l’original.
Combien ne faut-il pas encore d’intelligence chez l’Acteur dans le détail de son
rolle ? Il s’agit d’arranger l’expression avec la chose, le relief avec les
situations, le coloris avec les traits ; varier les tons : être tantôt sec &
coupé ; diversifier le geste : être ici imposant & décisif ; là vif &
décousu ; s’élever sans enflure, rabattre sans brusquerie, trancher sans vivacité, être fort sans dureté,
doux sans mollesse, gracieux sans prétention, simple sans art, & noble sans
étude : y a-t-il rien qui demande tant de justesse & de précision, tant de
tact, & de discernement ? Si vous ajoûtés ces dégradations insensibles, ces
chutes ménagées, ces inflexions délicates, ces passages rapides sans être
précipités, ces éclats foudroyans sans être affectés, enfin cette belle &
majestueuse déclamation aussi éloignée du ton de commerce que du chant, ainsi
que selon le genre,
cette admirable familiarité aussi
distante du bas que du précieux : un rolle bien exécuté après cela n’est-il pas
un prodige ?
C’est peu néanmoins que toutes ces épines & ces difficultés différentes
attachées à l’art de la représentation. Le génie, le sentiment &
l’intelligence, quoique très-importans, ont encore un point supérieur : c’est
celui de la vérité. Il ne suffit pas d’animer une Piéce, de faire du tout un
point de vue symmétrique & parlant, il faut qu’il soit vrai, qu’il soit dans
la nature : & pour cela combien de choses à observer ? Combien ce point
délicat est-il difficile à saisir ?
Quand on parle ici de cette vérité célébre, il ne faut
pas imaginer que ce soit l’expression naïve de ce qui se passe sous nos yeux. La
nature dans le cours ordinaire des choses est maussade : il s’agit ici de la
belle nature, de la nature enfin perfectionnée par le goût ; mais pour la
distinguer il ne faut pas moins de délicatesse de tacts, que de pureté dans les
lumieres.
Quel sera donc l’arbitre souverain en ce genre ? Ce ne sera pas chez le
Spectateur le suffrage suspect d’un cœur éclairé, ni la voie complaisante de
l’esprit d’amusement ; ce sera encore moins
l’applaudissement officieux d’un caractére décidé, d’un goût qui nous est
propre, de mœurs qui nous sont personnelles.
Un cœur éclairé est souvent la dupe de lui-même : on s’attache volontiers à ses
principes, on tient naturellement à ses maximes ; par conséquent tout ce qui
dans le jeu d’un Acteur nous les rappelle & les flate, est sûr de trouver
chez nous un partisan.
L’esprit d’amusement n’est pas fort difficile : il se prête assez volontiers à
tout ; pourvû qu’on le serve selon sa fantaisie, (& cela se termine à une
variété gracieuse, une agréable distraction,) il se
soucie peu que les régles soient scrupuleusement observées.
Le caractére, le goût, les mœurs particulieres ; tout cela ne laisse pas
d’influer puissamment sur le succès des Acteurs ; selon en effet qu’on entre
dans notre façon de penser, qu’on flate nos sentimens, qu’on attrape le ton sur
lequel notre cœur & notre ame sont montés ; nous sommes portés naturellement
à applaudir un Acteur. Ce sont même en quelque sorte des mouvemens qui nous
échappent ; mais dont nous devons d’autant plus nous défier, qu’ils sont plus
rapides & plus prompts.
Comme la représentation d’une Piéce est un tableau, ce
n’est point chez nous sans-doute que nous devons en chercher la perfection :
c’est chez lui. Delà on peut imaginer que s’il faut dans le Juge une grande
sérénité ; il faut aussi dans le tableau pour plaire, du côté des régles, un
dégré de précision sans exemple.
Car on doit observer qu’il n’en est pas de ce genre de tableau, comme de tous les
autres. Ceux-ci peuvent impunément ne pas plaire à tout le monde, parce qu’ils
offrent un point de vue si élevé, que le plus grand nombre n’est pas en état d’y
atteindre. On
laisse sans ambition l’examen de ces
Piéces à ceux auxquels ce coup d’œil est familier : ainsi pourvu qu’elles
réunissent leurs suffrages, ce sont des morceaux consacrés.
Mais ces opinions particulieres qui sont la gloire de ces sortes de tableaux ;
loin de faire le triomphe d’une représentation, seroient au contraire pour elle
un écueil infaillible. Le mérite de ce tableau gît dans un applaudissement
universel : eh pourquoi ? C’est que la nature est une, que son cri est le même
dans tous les cœurs, sa voix uniforme dans toutes les ames. Ainsi quand elle
parle chez les uns, si elle est
muette dans les autres,
il n’y a point de preuve plus précise que la Piéce est manquée : car enfin que
joue-t-on ? C’est l’homme ; ce sont ses mœurs, ses sentimens qu’on peint ; les
traits sous lesquels on les rend sont-ils empruntés, les couleurs étrangeres,
les organes inconnus ? Non : on peint l’homme par l’homme même, les mœurs par
leur caractére, les sentimens par leur ton, les passions par leur langage. En un
mot, dans une représentation tout nous est connu, tout nous est familier :
pourquoi donc nous y tromperions nous, si le point de vue étoit exact, si
l’image étoit
naturelle, si le tableau étoit vrai ?
On passe sans doute à nombre de personnes, de n’avoir pas en fait de Peinture,
des connoissances bien étendues ; en fait de Musique des lumieres bien solides ;
en fait de Poësie un goût bien fin, parce que, comme nous l’avons déjà dit, ce
sont autant d’objets d’étude particuliere, des choses où le sentiment seul
n’initie point, même où l’esprit éclaire peu. Dans ces genres divers une sorte
de tact, un certain discernement, quelques bornés qu’on les supposent, est une
espéce de don, où l’affaire d’un usage familier, d’un travail assidu.
Mais quelles sont les choses réservées à la connoissance
directe de l’homme, si ce n’est son portrait ? Quels sont les objets capables de
le rappeller subitement à lui, si ce n’est son caractere, sa vie même ? Y a-t-il
rien de si rapide & de si puissant sur son ame que le tableau de ses mœurs ?
Tout cela pour peu qu’il soit rendu, n’est-il pas aussitôt développé, ou plûtôt
ne semble-t-il pas se placer de soi-même sous les yeux.
Voilà le point délicat & critique de l’Acteur. Quand il s’agit de se mettre
exactement dans les situations différentes que l’on
peint : non de jouer le héros, mais de l’être : non d’offrir une image, mais
de montrer l’objet : non de payer en figure, mais de donner la vérité & de
s’anéantir absolument dans son rolle : n’est-ce pas ce qu’on doit appeller
chef-d’œuvre de génie.
Chef-d’œuvre d’ailleurs d’autant plus admirable, que pour éclater dans le cœur
des Spectateurs, il n’est rien qui soit capable de l’aider ; le moindre avantage
au contraire lui nuiroit. Ce sont de ces vraies beautés qui gagnent à trouver
chez le Spectateur la sérénité la plus pure : & peut-il y avoir une preuve
plus
précise d’intégrité sur cela, que
l’applaudissement unanime d’un Public universel.
On a beau dire que les caractéres son enflés, les héros bouffis, que la marche
est trop rapide pour que l’illusion prenne en même-tems dans tous les esprits.
Et comme tout cela n’est pas dans le point de vue ordinaire, le Spectateur
d’ailleurs asservi par l’habitude ; il semble que ce mensonge merveilleux
devroit avoir, à l’exemple des autres tableaux, ses partisans, & tomber par
conséquent vis-à-vis des autres.
C’est une erreur : il est vrai que la nature ne laisse pas de
prendre en général du volume sur le Théâtre ; mais dès que
c’est à son avantage, que loin de la défigurer, cela ne fait au contraire que
l’embellir : quel tort peut-il en résulter pour l’illusion ? quand un caractere
est soutenu, on s’éleve par dégrés avec lui, on se prête insensiblement au ton ;
loin que cela coûte, il semble que ce soit une marche naturelle. C’est à
l’Auteur à veiller à ce point important, à l’Acteur de son côté à y répondre, le
reste ira facilement son train.
Ce seroit ici le cas Mademoiselle, d’en attester vos Talens ;
l’art singulier avec lequel vous
maniez les cœurs, vous
remuez les ames, prouve combien le Spectateur est docile aux accens d’un
Acteur ; & l’empire souverain que vous exercez en ce genre sur tous les
esprits, est un témoignage bien précis en saveur de la supériorité attachée à
cet état. Mais il faudroit à ma plume, pour rendre les argumens lumineux que
vous fournissez sur ce point, plus de talent & de fécondité qu’elle n’en a.
Comme ce sont des choses de sentiment, & qu’en cette matiere, l’expérience
est toujours plus éloquente, que les difinitions les plus heureuses ; on me
pardonnera si je lui laisse
le soin de vous peindre
& de vous développer.
On peut juger combien le talent d’un Acteur est exquis par les difficultés sans
exemple & sans nombre qu’il a à vaincre pour réussir. Il faut d’abord, à cet
Acteur aspirant, un enthousiasme supérieur pour entrer dans son rolle ; 2°. Une
intelligence souveraine pour animer son jeu. 3°. Une attention sans égale à
l’œconomie de son geste : 4°. Enfin la précision la plus scrupuleuse en tout,
puisqu’il ne s’agit pas seulement de mériter, à l’exemple toute autre Piéce
Académique, le suffrage d’une portion
choisie ; mais
d’enlever la voix & l’applaudissement unanime d’un Public universel.
Qu’est-ce donc maintenant qu’un Acteur ? Est-ce un simple automate, un instrument
actif, un organe animé ? Non, cette idée est aussi injurieuse que ridicule &
peu fondée. On voit au contraire que non-seulement il approche de l’Auteur ;
mais qu’il j’emporte sur lui pour toutes les qualités rares : le feu du génie,
la chaleur de l’imagination, le goût de la nature & le talent de la
précision.
D’après cela peut-on mettre en question si les Acteurs sont des
gens infames, des personnes flétries, des objets ensévelis
dans la honte & dans l’ignominie ? Les talens sont-ils des crimes, & la
profession ouverte une indignité ? Depuis quand les beaux Arts sont-ils
proscrits ? & peut-on sans ridicule ne pas compter au nombre celui de la
représentation ? Enfin lequel est le plus éloquent d’un organe ou d’un pinceau ?
& si la gloire est pour celui-ci, pourquoi la honte fera-t-elle pour
l’autre.
En deux mots il faut proscrire l’Art Dramatique, ou maintenir les Acteurs dans le
crédit & la considération qui leur sont dus :
car
enfin l’un ne peut aller sans l’autre, ou plûtôt on doit absolument les
confondre : l’Art Dramatique est le chef-d’œuvre de l’esprit humain, & il
n’a point assûrément d’égal parmi les beaux Arts. C’est celui qui est le plus
dans la nature, dans son goût, & dans son caractére ; celui qui demande de
plus de force dans l’esprit, le plus de chaleur dans le génie, le plus de
richesse dans l’imagination, le plus de délicatesse dans l’ame, & le plus de
fécondité dans le talent.
Tous les autres : la Musique c’est-à-dire la Peinture & la Poësie, sont
chacun dans leur genre
incomplets : quelqu’achevés que
soient les morceaux différens qu’ils mettent au jour, il est toujours mille
traits auxquels ils ne peuvent atteindre & qui obmis blessent l’œconomie du
point de vue qu’ils présente. Il n’y a que l’Art Dramatique qui joigne le
privilége insigne de tout rendre à une expression pitoresque en tout genre ;
c’est avec le geste, les paroles, le ton & les mouvemens qu’il appartient de
tout peindre ; c’est avec cela que les touches acquierent de la fermeté, les
couleurs du langage, & le tableau du coloris. Mais il est aisé de voir que
c’est ici la partie de la
représentation : &
qu’est-ce que l’Art Dramatique sans elle ? Cessons au reste de les distinguer :
au fonds ce n’est qu’un seul & même à la différence près que l’un prépare la
fiction & que l’autre au contraire est chargé de la réalité.
On doit juger par-là, en attachant du mérite à la fiction quel est le prix
réservé à la réalité ; ou si la honte & l’infamie sont le partage de
celle-ci, quel doit être le sort de l’autre.
Mais de pareilles idées sont horreur : brisons promptement sur cela. On ne peut
refuser à l’Art de la représentation le titre pompeux de talent distingué :
dès-lors
on sçait le cas qu’on doit en faire. A
l’esprit la considération est due l’estime aux qualités ; mais aux talens quel
est leur tribut ? l’admiration : & ce sentiment va t-il jamais sans des
égards profonds, des ménagemens scrupuleux.
Nous avons vu jusqu’ici que le talent de la représentation n’est pas à beaucoup
près sans prix ; c’est peu : nous ajoutons que les Spectacles ne sont pas sans
utilité.
Le premier avantage au contraire attaché au Spectacle, & qu’on ne peut sans
injustice leur contester, c’est de faire sortir comme nous l’avons déjà
annoncé, l’éclat de la vertu & la difformité du vice.
Dans le monde on pratique celui-ci sans le connoître,
& faute de connoître l’autre on ne la pratique pas. Une bonne action ne
transpire point : une mauvaise s’ensévelit. Chez celui-ci c’est une politique
d’intérêt, & chez l’autre une maxime de sagesse. Quelle idée peut-on donc
avoir du vice & de la vertu ? En fait de préceptes & de leçons il n’y a
rien de si précieux que le grand jour. Le silence n’est point fait pour
instruire, non plus que la nuit pour éclairer : & faute de connoissances
précises sur le vice & la vertu nous encourons à leur égard des erreurs
dangéreuses :
c’est que pour le vice nous prendrons
infailliblement son excès, & pour la vertu son abus.
Toute action d’éclat dont la vanité souvent est le principe & l’objet ; où
bien un systême de conduite imposant : voilà l’idée sage que nous nous serons de
la vertu.
Le crime, cette indignité monstrueuse qui souleve tout le monde ; où bien ce ton
ouvert de perversité plus inspiré par la folie que par la malice : voilà l’idée
exacte que nous aurons du vice.
Sans observer que la vertu sur ce pied nous abuse & que le vice ainsi entendu
révolte. Ce qu’il y
a de moins dangéreux dans le vice
c’est le crime, comme ce qu’il y a de plus terrible dans la vertu c’est la
vanité. Une idée fausse nous égare & nous perd : d’un cœur innocent &
modeste, elle en fait le séjour odieux de l’orgueil & de l’ambition. Mais en
fait de crime il n’y a rien à craindre : le supplice est une leçon puissante ;
l’échaffaut nous arrête.
Ainsi lorsque la vertu se montre, si c’est par des dehors imposteurs ; le vice
est sous des traits infames : quel avantage peut-il en résulter pour nous ?
C’est que ni l’un ni l’autre aussi entendus peut-être ne pourront rien sur
nos cœurs. Mais pour ne donner ni dans la vanité ni
dans le crime, est – on vertueux ou exempt de vice ? Non : la vertu & le
vice ont des caractéres qui leur sont propres, & auxquels on ne peut pas se
tromper. On les verra, je le veux, développés avec autant d’art que de vérité
dans quelques traités dogmatiques ; la chaire pourra même retentir sur ces deux
points de quelques oracles puissants : mais qu’est-ce que la vertu dans un
livre ? qu’est-ce que la vertu dans un organe quelqu’éloquent qu’il soit ? C’est
un germe toujours étouffé, une semence ensévelie. Plus un Orateur s’étend
& se répand en images, moins il opere. Ce n’est
point dans les tours ingénieux, les traits brillans, les idées enluminées que je
cherche la vertu : tout cela par la même qu’il l’embellit, l’efface. La vertu
n’est point faite pour être parée ; la richesse & son éclat sont sa
simplicité, & ce n’est absolument que dans l’exercice qu’elle paroît &
qu’elle frappe. L’exemple est plus pressant que les peintures les plus vives ;
& tel prête simplement son esprit à celle-ci qui ne peut refuser son cœur à
l’autre.
Or, voyons nous souvent dans le monde la vertu en exercice ?
L’exemple est-il fréquent ? disons plus : la vertu y
jouit-elle même d’une sorte d’apparence ? Chacun sçait combien elle aime
l’obscurité. D’ailleurs, se laissa-t-elle prendre sur le fait ? Le coup est si
rare qu’on ne doit pas y compter.
Non, la vertu dans le monde ne peut avoir son essort ni son lustre : ainsi
peut-il être défendu d’essayer adroitement d’y pour voir ? Au défaut de la
nature il semble que l’Art nous tend les bras ; & de-là ne sort-il pas en
faveur du Théâtre si non des motifs pressans d’établissement dans tous les
endroits où il n’y en a pas, du moins un principe de
considération puissante dans ceux où il y en a ? C’est-là en effet qu’au moyen
d’une fiction ingénieuse, la vertu se déploye, qu’elle éblouit l’esprit, qu’elle
enchante les cœurs ; c’est-là que les ombres imposantes font place à une réalité
flateuse, que les déclamations cedent à l’image, les propos à l’action, les
couleurs à la vérité ; c’est-là que les préjugés tombent, que l’esprit se
désabuse, que l’imagination reconnaît son erreur, le cœur son illusion ; parce
que tout est rendu sur le Théâtre avec précision : la vertu avec ses graces, le
vice avec sa difformité, la grandeur d’ame avec sa
noblesse, la bassesse avec sa honte, l’héroïsme avec son éclat, la lâcheté
avec sa confusion, l’amitié avec ses charmes, la haine avec ses fureurs,
l’humanité avec sa douceur, la cruauté avec ses excès, l’ambition avec son feu ;
l’amour avec ses appas, &c. Toutes les passions enfin avec leur
caractére.
Et pourquoi cet effet merveilleux est-il exclusif au Théâtre ? C’est que par-tout
la vertu & le vice ne sont qu’en paroles & qu’au Spectacle au contraire
l’une & l’autre sont en action. Chacun suit par conséquent des yeux son
modéle & voit avec plaisir,
son caractére se
développer : la vertu n’a plus de voile, le vice n’a plus de trame ; l’œil n’a
point à craindre d’échouer contre la modestie de l’une, ni de se perdre dans le
détours artificieux de l’autre. Tout prend en un mot le grand jour ; & le
vice & la vertu ne sont pas plûtôt sous nos yeux qu’on se sent frappé
d’indignation contre l’un, & du même coup épris de l’autre. Car on
s’intéresse, comme malgré-soi, au triomphe de la vertu, & à l’échec du vice.
La raison de cela est au fonds de nos cœurs : c’est que la vertu a sur nous le
titre & la possession ; notre état primitif & naturel est
la vertu, comme celui de la ligne est d’être droite : si nous
avons dévoyé, c’est par efforts de la part du vice ; de même que si la ligne a
plié, c’est sous celui du compas. Et comme il est dans la nature d’être
inviolablement attaché à son premier état, il n’est pas étonnant, que par-tout
où nous en trouvons l’occasion ; nous lui rendions hommage.
La vertu & le vice ont d’ailleurs sur le Théâtre chacun dans son genre un
effet d’autant plus puissant, que l’un & l’autre y sont toujours habilement
contrastés : moyen heureux sans doute pour aiguiser leur
impression. Parce que le vrai secret, de prêter à deux choses contraires un
essort lumineux, c’est de les opposer l’une à l’autre. Le jour mutuel, qui
résulte du regard, est une espece d’éclair continuel, qui en fait de
connoissance éblouit, & en fait de sentiment, pénétre.
Le monde encore une fois fournit-il des pareils avantages ? La nature a-t-elle
des leçons aussi vives ? le Commerce des traits aussi puissants ? les Livres un
langage aussi mâle ? La Chaire un ton aussi énergique ? Quand on a disserté sur
des points de morale, qu’on les a exposés avec
autant
de netteté que d’éloquence, qu’on y a mis les graces du style, le charme de
l’élocution, le prestige même de la déclamation : voilà en cette partie l’Art
absolument épuisé. Et l’effet merveilleux de ces efforts singuliers, quel
est-il ? Des idées passageres, des mouvemens fugitifs, des impressions volages,
qui tournent plus à la gloire de l’Orateur, qu’au profit de la vertu. On prend
cela dans le point riant d’une agréable spéculation : l’esprit est amuré,
l’imagination flatée ; mais est-il quelqu’un a qui il vienne seulement en
pensée, que ces traits de goût, ces images enluminées
soient susceptibles de pratique ? Non assurément : on regarde l’ouvrage comme
un morceau de Peinture, ou de Poësie faits pour plaire ; & quand il réussit,
on se persuade avoir lieu de croire que l’Orateur est content.
La vertu n’a point en effet besoin de tous ces secours empruntés : c’est un éclat
ridicule & vain, qui ne peut plaire au plus qu’à nos facultés
superficielles. La vertu au contraire n’en veut point seulement à celle-ci ;
mais en outre à nos facultés principales : à l’ame, par son élévation sublime ;
au cœur par ses charmes secrets. On ne voit point la vertu dans
l’exercice sans admiration, & on ne se met point dans sa
situation, sans plaisir. Or, le Théâtre déploye tous les jours ce prodige
enchanteur sous nos yeux & nous en sommes d’autant plus affectés, qu’outre
que l’art magique de la représentation, est de nous rendre propre absolument la
Scène, c’est qu’on se persuade volontiers avoir fait ce qu’on admire.
Rendons donc justice aux Spectacles & convenons de bonne-foi que la vertu
s’interresse à leur conservation.
Le second avantage qui résulte des Spectacles, est une recréation utile. L’homme
est fait pour des
occupations continuelles ; ou il peut
se relâcher sans crime, se permettre quelque heureuse distraction. Le premier
cas n’a pas besoin d’examen : on convient assez que l’homme peut impunément se
récréer ; il ne s’agit donc plus que du choix dans l’objet : or, il est aisé de
prouver qu’on ne peut contester la préférence aux Spectacles.
Voyons d’abord quels sont les plaisirs que l’on peut proposer : est ce le Jeu, la
Lecture, le Commerce, la Promenade, le Vin, &c. Sont-ce là réellement des
amusemens formels, des plaisirs caractérisés ?
Le Jeu loin de distraire & d’amuser a plus l’air, au
contraire, d’un travail & d’une étude : quel soin pour prévenir les coups :
quelle attention pour les faire, quel regret de les manquer, quelle inquiétude
pour les retrouver, quel chagrin de les souffrir ? Selon l’humeur du jour, le
caractére personnel, quelle amertume, quel sombre, quel souci, & souvent
quel excès ? Jouer c’est sans doute moins se divertir, que de changer
d’occupation.
D’ailleurs à examiner le Jeu en soi, c’est un combat assidu d’attention, que le
talent, ou l’habitude, si vous voulez, sçait rendre
plus léger ; mais cesse-t-il néanmoins ce combat, d’être un ouvrage ? Non : la
preuve en est, qu’on se lasse au Jeu comme au Cabinet ; & il n’est pas rare
de voir des joueurs sortir de la Scène, excédés. Tout ce qui demande en un mot
de l’application, non-seulement ennuye ; mais fatigue absolument.
Ne jugeons pas du Jeu par son attrait particulier pour l’esprit de désœuvrement,
le goût décide, l’intérêt, ou la passion. Un oisif recherche le Jeu, par
exemple : mais c’est moins dans le dessein de s’amuser, que de varier ses
momens, d’ôter l’uni d’une vie, qui
dès qu’elle est
uniforme, devient insipide. Le goût particulier vous fait du jeu un besoin,
l’intérêt une loi, la passion une nécessité. Chacun suivant son penchant se
trouvera asservi, pressé : mais est-ce bien alors pour eux une récréation, un
plaisir ? Non : c’est une occupation réelle, qui à la vérité, n’en a pas
l’amertume, parce qu’elle plaît ; mais au fonds elle en a l’esprit & le
caractère.
Que ce soit un plaisir au reste, une récréation, je le veux ? Mais le résultat,
la fin quelle en est-elle ? Une vaine & stérile distraction, qui n’est en
soi qu’un tems exactement perdu ; dont
l’avantage le
plus flateur est de ne pas laisser de regrets, & l’effet au contraire le
plus à craindre est de laisser des désirs.
La Lecture sans être aussi stérile & séche que le Jeu, n’a pas plus le
caractére d’une vraie récréation : en effet que la Lecture soit frivole ou
solide, c’est toujours une sorte d’étude, qui attaque nécessairement l’état de
sérénité que le propre de l’amusement est de rétablir. Si c’est un Roman ; il
pique, il interresse : si c’est Histoire ; elle pese, elle assujettit :
Littérature ; elle applique : Poësie elle remue : tout autre genre ; il attache,
ou il échauffe
& il n’est pas rare de voir finir sa
lecture par une affection vive, une contention pénible, peut-être une espèce
d’extase, une sorte d’enthousiasme.
La Lecture en général a un effet trop vif, pour le simple amusement, mais il ne
l’est pas assez pour une récréation utile : car enfin que peut-elle vous
offrir ? de simple idées, des images imparfaites, des tableaux muets, qui
occupent sans amuser, & qu’on étudiroit sans fruit.
Un autre inconvénient : c’est que la Lecture vous isole, vous sépare de la
société ; & c’est une chose qu’on ne doit jamais perdre de vue dans quelque
tems que ce
soit. Un homme fait doit à la société &
ses travaux & ses récréations. Quand il s’est acquitté envers elle de
l’utile ; il doit penser à l’agréable. S’il a le talent d’amuser, c’est une
raison de plus : s’il ne l’a pas ; il profitera de celui des autres. L’homme n’a
jamais de raison pour se séparer du commerce. Par-tout où il y a des hommes, ce
doit toujours être un attrait pour lui : rien n’est capable de nous amuser d’une
maniere aussi analogue à notre goût, à notre caractère, notre nature que la
société : outre qu’on ne peut trouver son compte a s’en éloigner ; c’est qu’il
est toujours à craindre que nos mœurs n’en souffrent.
Le Commerce quoique plus naturel & au fonds plus
légitime que le jeu & la lecture, n’en a pas plus le caractère exact d’un
véritable amusement : car il est en reste ; ou il est exclusif : deux
inconvéniens également dangéreux ; dans le premier cas le Commerce ne nous
affecte point assez pour nous distraire ; dans le second il nous distrait
jusqu’à la dissipation. La vraie récréation exige de la mesure : il faut perdre
de vue ses affaires, mais il ne faut pas les oublier.
En quoi consiste d’ailleurs le Commerce ? Dans des propos vagues, des pensées
froides, des récits ennuyeux, des saillies
décousues :
quel agrément au fonds, tout cela peut-il comporter ? L’esprit &
l’imagination ne s’amusent point par des sons sans jeu, des idées sans images,
des propos sans intérêts ; il n’y a que la triste oisiveté qui puisse absolument
y trouver son compte : à des cerveaux vuides, une oreille ébranlée apprête une
sensation.
D’un autre côté qu’on essaye d’appliquer l’esprit, qu’on lui offre des maximes,
qu’on lui propose des principes ; qu’on mette un certain ton de solidité à la
conversation : dès-lors on assujettit, on devient pesant & incommode ;
l’ennui s’en mêle & on finit par
en détester
l’objet. Il faut éviter avec le même soin & ce ton ridicule de frivolité qui
est toujours auprès d’une personne qui pense, sans force ni vertu ; & ce ton
dogmatique, imposant, qui ne va jamais sans pesanteur & sans froid.
Mettons au reste le Commerce sur le pied d’utilité dont il peut être capable :
demandons à ceux qui y sont le plus dévoués, quel est intérieurement son
avantage ? Ils nous répondront, comme on s’en expliqué ordinairement, c’est de
faire passer le tems : voilà son triste résultat. On ne s’est point réellement
amusé faute de moyens ; on n’a point profité faute d’occasions.
Avouez donc que le Commerce est bien précieux à nos
récréations.
La Promenade en genre d’amusement, ne laisse pas d’avoir son mérite ; mais au
fonds elle a bien aussi son inconvénient. Car quelqu’agréable qu’elle soit,
outre qu’elle lasse, qu’elle fatigue, c’est que par elle-même elle est peu
propre à remplir ; il y a toujours un vuide sensible attaché à son caractére,
vuide qui pese & qui à la fin nous tourmente. La Promenade commence par
plaire, & finit communément par ennuyer. Eh pourquoi ? C’est qu’elle n’est
qu’un simple délassement & non un objet de récréation ; cet avantage
avantage est reservé à quelque chose de riche &
de fécond par soi-même.
Passons maintenant au Vin & pour donner à ce dernier point le coup d’œil le
plus favorable, examinons-le sous le titre de Cotteries &
d’Estaminès.
C’est un cercle familier, une assemblée libre, où l’humeur, le caprice & la
fantaisie régnent. Le Vin y fait le premier rolle, la Pipe le second, une
Conversation naïve y sert en quelque sorte d’interméde.
Quel amusement prétent-on attacher à ces sociétés singuliéres & relevées
cependant avec tant d’art, par un célébre Philosophe
de nos jours ? Le Vin vous appesantit, la Fumée vous infecte, la Conversation
naïve est insipide & fade. Je veux que ces amusemens soient innocens ; quel
est au fonds leur avantage ? L’esprit en devient-il plus léger, la raison plus
active, le caractére plus liant, les mœurs plus douces ? En un mot quelle est la
faculté qui y gagne ? Je n’en connois pas : & même on pourroit dire qu’elles
y sont presque toutes au contraire exposés. Je ne prétend point cependant
exclure de ces Cotteries le sens & la raison que le
Philosophe vante ; mais je crois que pour les y trouver, il faut s’y prendre de
bonne heure.
Quand il avance de même que ces amusemens conviennent
aux mœurs républicaines ; je ne sçais pas par quel endroit ; à moins qu’il
n’imagine que les Estaminès, les Cotteries
soient le caractére distinctif, & l’expression naturelle de cette belle
égalité qui constitue l’esprit républicain. Mais loin qu’ils en soient & la
preuve & l’image ; on pourroit dire avec plus de fondement, qu’ils en sont
au contraire l’abus & l’inconvénient. La vertu est le principe essentiel
& dominant du gouvernement républicain ; tout doit s’y rapporter : les
travaux & les plaisirs. Dans les uns & les autres ce n’est seulement pas
sous la forme d’une belle égalité qu’elle prétend
régner ; elle a des traits qui lui sont propres & qu’elle conserve par-tout.
Les pratiques qu’elle prescrit, peuvent être plus ou moins étroites, plus ou
moins scrupuleuses suivant les circonstances ; mais s’il est des momens où l’on
puisse se mettre un peu à l’aise, ce ne doit jamais être absolument aux dépens
de l’esprit de sagesse & de régularité qui caractérise la vertu : or, est-ce
dans ces Cotteries où la liberté, souvent la licence, quelquefois la crapule
président, que non pas les maximes & les régles, mais seulement la réserve
& la circonspection ont lieu.
Il résulte de tous ces amusemens vantés, dont le
caractére se trouve ici légérement éguisé, 1°. Qu’aucun n’a l’art ni la vertu
propre à la récréation. 2°. Que sur l’article de l’utilité, loin d’être mieux
pourvus, ils sont au contraire sujets à des inconvéniens.
Quel cas un homme sensé doit-il donc en faire ? On voit que le Jeu est un
exercice frivole ; la Lecture une étude souvent pesante, toujours infructueuse ;
le Commerce un cours de propos froids, jamais instructifs, & rarement
intéressans ; la Promenade une exercice souvent machinal & toujours vuide ;
le Vin plein d’abus &
d’inconvéniens : y a-t-il
dans tout cela le moindre attrait pour un homme qui pense ? Non : cependant par
une délicatesse mal entendue, il seroit ridicule de se jetter dans la
misantropie. Par-tout où l’on ne trouve point d’autres amusemens, c’est à chacun
de consulter indistinctement son goût ; & s’il veut y mettre du choix, de
préférer du moins le plus innocent pour ses mœurs, & le moins infructueux
pour son esprit & pour son cœur. Mais quand il se présente des Spectacles,
il ne lui est pas permis d’hésiter ; parce qu’eux seuls ont le privilége de
réunir l’utile & l’agréable.
Quand nous parlons d’utile & d’agréable, nous
n’entendons pas, des leçons particulieres & formelles, ni des agrémens
tumultueux & puissans : la leçon par elle-même instruit ; mais n’a garde de
flater, au contraire elle pese, elle assujettit : tout ce qui, en fait de
plaisirs, est violent & tumultueux, secoue ; mais n’amuse pas. Il s’agit ici
d’un amusement sublime & délicat, d’une belle & commode utilité.
Le plaisir que nous offrent les Spectacles est pris chez les beaux Arts. Tout le
monde sçait la nature de ceux qui sont attachés à la Musique & qui sont
propres à la
Peinture. Les facultés qu’ils
intéressent chez-nous, ne sont point susceptibles de ces mouvemens grossiers
auxquels, on reconnoît les passions. L’esprit pur, le goût, l’imagination, sont
les seuls principes appellés aux Spectacles des beaux Arts ; & si
quelquefois le cœur est de la partie, ce n’est que par la force souveraine du
beau, fait pour enchanter tout ce qui est capable de sentimens.
L’esprit pur sans doute a ses plaisirs, l’imagination ses douceurs, le goût ses
délices. Disons plus : l’esprit a ses transports, l’imagination son yvresse, le
goût ses ravissemens ; mais à quelque point
que tout
cela soit porté, il n’y a rien de si innocent : par-tout où les sens n’ont point
de rolle, les passions n’ont point de jeu, & conséquemment les mœurs sont
sans danger.
Maintenant est-il quelque chose qui ait l’esprit d’amusement à un point aussi
précis & aussi marqué que les Spectacles ? Ils n’offrent point, à l’exemple
de tous les objets de récréation vantés, des distractions insipides, de sterils
délassemens ; c’est au contraire un jeu piquant, agréable & varié. Tout s’y
empresse à nous divertir, tout fait ressort & semble même se disputer
l’avantage sur la façon de
nous affecter : Piéces
accomplies ; où tout le feu du génie se trouve épuisé ; Décorations sages où
l’art & le talent se déployent ; Musiques entendues, où toute la force &
l’expression concourrent ; enfin Représentation exacte où toutes les graces de
la précision, & la fraîcheur du coloris se rencontrent. Ajoutons à tout
cela, l’habileté d’une marche compassée, l’adresse d’un intérêt ménagé,
l’attente facile & naturelle d’un denouement préparé : y a-t-il rien de si
propre à combattre l’ennui, à soutenir l’agrément, à maintenir l’esprit dans
l’état gracieux de la plus douce sérénité.
L’amusement est pur, parce qu’il est sans étude ; il
est vrai, parce qu’il a un ton piquant de variété : il est touchant enfin, parce
qu’il nous prend par un endroit sensible, la partie du goût.
Quand les Spectacles n’auroient sur toutes les récréations d’usage, que
l’avantage de l’amusement : n’est-ce pas une raison puissante de préférence en
leur faveur. Mais ils ont plus : l’utilité la plus formelle. Il n’est point en
effet de faculté chez nous qui n’y gagne. L’esprit s’y éclaire, le goût s’épure,
les beaux Arts se perfectionnent, le cœur même s’enrichit ; il n’y a pas jusqu’à
la morale qui ne laisse
pas d’y trouver son compte.
Ceci aura peut-être l’air d’un paradoxe & même d’un blasphême ; mais avec un
peu d’attention ce petit préjugé tombe.
Peut-on nier d’abord que les Spectacles d’eux-mêmes ne cultivent l’esprit ? Les
choses n’y sont-elles pas présentées avec plus de netteté, plus de force, plus
d’expression, que dans tout autre cas quelque médité qu’il soit ? Les images n’y
sont-elles pas plus vives, les tours plus relevés, les traits plus frappés ; les
caractéres plus grands, les principes plus beaux, les maximes plus délicates ?
J’en atteste la représentation, la
lecture, même le
coup d’œil. Tout est fait au Théâtre pour un jour lumineux, & tout y a une
intelligence aussi noble que facile, une évidence aussi belle que palpable, une
expression aussi pitoresque que sensible.
Le goût acquiert de son côté en ce qu’il devient & plus pur & plus sûr.
Tant que nos lumiéres n’ont point le degré de justesse & de vérité dont
elles sont susceptibles, le goût n’est qu’un principe équivoque capable de
délire & jamais d’enthousiasme : le génie devient le jouet de l’erreur,
& le tact, cette qualité précieuse, celui du hazard. Mais aux Spectacles le
génie trouve sa leçon, & le tact sa régle :
c’est-là qu’on apprend en un mot à connoître la nature, à distinguer ses traits
qui sont toujours modestes & simples, d’avec ceux de l’art, qui sont
toujours au contraire ambitieux & fiers ; parce qu’il n’est rien dans
l’empire des lettres qui soit plus étroitemens obligé que les Spectacles à
rapporter la nature : c’est-elle qui fait la gloire & le triomphe d’une
Piéce quand on la saisie : c’est-elle qui lorsqu’on la manque, en fait l’échec
& la confusion.
De-là résulte évidemment un avantage pour tous les beaux Arts ; parce que tous ne
dépendent que
du génie & du goût. Quand l’un a
des lumiéres, & l’autre du tact les beaux Arts n’ont à se promettre, sous
des auspices pareils, que la carrière la plus heureuse. La Musique devient
pitoresque, la Peinture éloquente, la Poësie parlante. Tous les autres en un mot
acquierent de l’ame, de l’expression.
A l’égard du cœur : il n’est pas douteux qu’il s’enrichit aux Spectacles : il en
devient plus délicat & plus sensible. Dans la société, faute d’exercice,
communément il s’endurcit : un homme est livré à ses affaires, une femme à son
ménage, le jeune homme à son étude, la jeune fille à son ouvrage, l’âge
mûr à ses projets, l’âge avancé à ses réflexions.
Dans tout cela qui a-t-il qui soit capable de toucher, d’intéresser le cœur ? Un
homme en s’occupant de ses affaires, ne cultive chez lui que l’ambition &
l’intérêt ; une femme appliquée à son ménage n’exerce que son intelligence &
son œconomie ; le jeune homme plongé dans l’étude ne pense qu’à son éducation, à
son esprit ; la fille bornée à son ouvrage, n’acquiere que des talens
domestiques ; l’âge mûr rempli de ses projets, ne vise qu’à s’agrandir ; &
l’âge avancé ne cherche dans ses réflexions que le repentir & la
sagesse.
Le cœur est-il là pour quelque chose ? Ainsi que
toutes les vertus célébres qu’il échauffe ? L’amour, l’amour paternel, l’amour
filial, l’amitié, le respect, l’humanité & la commisération : Tout cela
trouve-t-il dans le monde son caractére & ses traits ? L’amour y a-t-il sa
délicatesse & sa pûreté ? L’amour paternel sa force & sa dignité,
l’amour filial sa noblesse & sa vivacité, l’amitié ses douceurs & son
étendue, le respect son génie & sa majesté, l’humanité sa tendresse &
son éclat, la commisération son essor & son zèle ? Non : tout cela chacun
dans son genre est manqué : c’est au Théâtre à fournir un
modéle ; c’est-là en un mot qu’on voit tout comme il doit
être.
On dira sans doute que les traits sont grossis, les sentimens outrés, les
caractéres enflés. Je le veux : à la bonne heure qu’on ne prenne pas les choses
à la lettre ; qu’on en retranche même ce qu’on voudra : peut-on nier que le
reste ne soit une leçon fort utile.
La morale enfin n’est pas sans intérêt aux Spectacles en ce que les principes
& les maximes qui s’y débitent, respirent toujours la sagesse & la
droiture. La Religion même, loin d’y être blessée, n’y trouve-t-elle pas
non-seulement des hommages, mais encore des
preuves ?
Les mœurs y sont toujours couronnés, la vertu toujours applaudie, & le vice
toujours confondu. Aux Spectacles on ne voit que grandeur & générosité,
courage & fermeté, modestie & simplicité noblesse & sublimité :
partout encore une fois la vertu est encensée, & par-tout la honte est pour
le vice.
Dans quelque genre de Spectacle que ce soit, c’est un ton, un style consacré. La
Tragédie fourmille en traits d’élévation, la Comédie en points de délicatesse
& de sentiment. Il n’y a pas jusqu’au genre lyrique, quoique moins occupé de
nos mœurs que les autres,
qui conserve le même
esprit, le même goût : tout y est rendu à la gloire de la vertu & à la honte
du vice. Les paroles y sont sages, la Musique scrupuleuse, le coup d’œil plein
de décence & de majesté.
Enfin tout concourre, on peut le dire, dans les Spectacles à cultiver nos mœurs.
Dans le Commerce elles se gâtent & viennent au Théâtre se réformer. Les
Paroles, le Geste, le Chant, la Musique, la Déclamation : il n’est rien qui ne
conspire à réveiller chez-nous ce fonds de sentiment qui s’endort On ne voit
point un beau modéle sans ambition, des qualités rares sans envie, des
indignitées sans horreurs, des actes d’humanité sans
plaisir, des mouvemens de tendresse sans émotion, le vrai mérite sans jalousie,
la frivolité sans mépris, les petits airs sans dédain : qui a-t-il de plus
puissant sur nos mœurs, sur notre génie, sur notre caractére ? Est-ce la société
qui nous fournit des leçons pareilles ? C’est le rendez vous de tous les vices :
seroit-ce une société choisie ? C’est une espéce de phantôme, & d’ailleurs
quelle qu’elle fût, c’est moins le séjour de la vertu, que celui des vices qu’on
adopte. Les livres sont froids, les sermons ennuyeux : par-tout la morale est en
parole, par-tout
elle est sans fruit. Il faut des
exemples, il faut des modéles : la vertu en action fait plus de prosélites
qu’une légion de missionnaires ; tandis qu’en la réduisant en préceptes, en
maximes, loin de lui prêter de la force & du crédit, on la rend fastidieuse,
incommode & pesante.
Le troisiéme avantage attaché aux Spectacles, c’est d’être sans inconvénient.
Soit en effet qu’on entre dans le fonds des Piéces, soit qu’on s’en tienne à la
représentation, il est également difficile de leur faire aucun reproche.
Une Piéce peut-être semée sans danger d’épisodes galantes, de
traits badins, de pensées cavalieres : quel mauvais effet
peut-il absolument s’ensuivre. Est-il un Spectateur assez absurde pour aller
prendre des incidens pour des principes, des traits détachés pour des maximes,
des pensées folles pour des leçons, un accessoire ridicule pour un principal
important ? S’attache-t-on ainsi à des choses d’un agrément aussi frivole ?
Quand on va aux Spectacles c’est dans un esprit de récréation, d’amusement.
Chacun rempli de cette idée, va-t-il complaisamment la déposer pour y prendre
des vues d’utilité, substituer ainsi par un intérêt mal
entendu, à un plaisir agréable & touchant, une étude
pénible & laborieuse.
On ne dira pas sans doute que cela se fait sans y penser, qu’une idée galante, à
plus forte raison une épisode entiere n’est pas plûtôt sous les yeux qu’elle
passe subitement dans le cœur ; & qu’ainsi un agrément innocent devient
rapidement un coupable poison : l’objection ne seroit ni dans la nature ni
conforme au sens commun. Où a-t-on vû que le mal en soi soit aussi actif, aussi
prompt ? Pourroit il, noyé en quelque sorte, comme il est, dans les Piéces,
s’élever au point d’étouffer les
principes étrangers,
auxquels il ne sert que de contraste & d’agrément.
Non : l’horreur du vice est naturelle & le goût ne s’en acquiere, s’il est
possible de parler ainsi, que par un habitude consommée : j’atteste l’Univers
entier qu’à la vue de quelque chose de mauvais on se sent intérieurement
offensé. Nos mœurs, nos préjugés même, sont sur ce point d’une délicatesse
outrée. Mais supposons que ce mal soit coloré & qu’on ait fait pour lui les
frais d’une gaze agréable & piquante : ce seront des traits gais, des
pensées badines ; eh bien, mettons
les choses au pis,
on en rira : encore faut il qu’elles soient jolies ; mais en rire est-ce les
goûter, les adopter dans l’ame, les graver dans son cœur ? Personne ne s’est
avisé de se faire un précepte d’une chose qui l’amuse : ce seroit donner à son
ris une vertu singuliere, & à sa morale, un mobile original ; parce qu’en
effet il n’y a rien qui ait si peu l’air d’une leçon, qu’un badinage. Mais qu’on
en rie : voilà ce que la bagatelle peut espérer de plus heureux ; du reste c’est
un mouvement fugitif & passager, qui ne peut avoir dans aucun esprit le
caractére d’impression.
Si le goût par hazard s’en mêle ; on doit être encore
sans inquiétude sur l’effet de ces traits ; parce qu’ils deviennent alors trop
légers pour qu’ils affectent. Une habitude consommée ne se repaît pas de
pensées ; c’est un organe usé auquel il faut quelque chose de piquant pour le
remuer : ainsi les Spectacles seront pour des gens de cette trampe, évidemment
sans danger, par la raison que ces traits seront sans force & sans
vertu.
Comment au reste peut-on imaginer, que l’esprit occupé du fil d’une Piéce, ou des
morceaux graves qui s’y trouvent, aille se distraire sans scrupule en faveur
de rien, sacrifier un plaisir vrai à des gaietés
ridicules. Non non : le moment qui les améne, ces gaietés, les emporte avec
lui : eh pourroit-on y penser d’avantage ? C’est tout au plus ce qu’on fait pour
quelque chose de grand, de noble, & de relevé ; parce qu’en effet si l’on
s’en occupe, ce n’est jamais sans fruit. Les choses importantes ont cela de
particulier, qu’en attirant nos soins elles sçavent les mériter : on le sent
d’avance par l’espéce de feu & d’intérêt avec lequel on s’y attache ; au
lieu qu’en fait de riens, de bagatelles, fussent-elles même d’un agrément
sensible, on n’en a pas
plûtôt ris, qu’on les
oublie : eh pourquoi ? C’est qu’elles ont fait leur effet, & qu’on ne peut
toujours rire.
Et ce mal si célébre, ce poison si terrible, le croiroit-on, c’est l’amour :
comme si de quelque façon qu’il soit manié, il pouvoit jamais avoir l’ombre de
danger ; qu’on l’offre avec ses nudités : quelle est l’oreille ou l’œil qui s’y
prêtera ? L’amour ainsi présenté choque toujours & refroidit, loin de plaire
& d’amuser. Si le voile au contraire & l’esprit s’en mêlent ; il est
naturel que le trait à raison de sa finesse flate & recrée ; mais quel en
est le principe
& la cause ? C’est beaucoup moins
l’objet, que sa parure : par-tout où l’art se montre, il est en proffession
d’être applaudi.
Si l’amour est peint avec ses graces, sa noblesse & sa pureté ; loin sans
doute de nuire à nos mœurs, il n’est capable au contraire que de les embellir.
Et comme dans la société communément elles s’aigrissent, il est singulier qu’on
proscrivent avec tant de rigueur & d’injustice, ce qui ne peut que les
adoucir. Cet avantage merveilleux est attaché à l’amour, & le moindre de ses
effets, c’est de nous interresser essentiellement à l’état d’autrui, comme son
prodige & son chef-d’œuvre est de nous porter
même jusqu’au sacrifice. Mais entre ces deux admirables extrêmités, combien ne
renferme-t-il pas de qualités intermédiaires & délicates ? La tendresse,
l’humanité, la complaisance, la politesse & la générosité : ne sont-ce pas
là de ces effets favoris.
L’amour n’est dangereux que dans la société ; parce qu’on ne l’y connoît que par
son inconvénient : mais au Théâtre, quand il y paroît, c’est ordinairement dans
son caractére & sous des traits d’une réelle utilité pour nous. Là il ne
sçait nous inspirer que les sentimens qui lui sont propres :
le miel, la bonté, l’élévation. S’il lui arrive jamais de
nous pervertir, d’amolir notre cœur, d’énerver notre ame, on ne peut pas s’y
méprendre : il est aisé de voir que ce n’est pas l’amour ; mais seulement son
abus. Et comme son image n’en est point susceptible aux Spectacles, il s’ensuit
qu’il n’est point dangéreux.
Il n’y a au contraire qu’à gagner pour nos mœurs à voir l’amour sur le Théâtre.
La férocité ne tient point aux accens d’un amour délicat ; les sanglots,
subjuguent le plus inhumain. Oui ce noble sentiment séme en quelque sorte dans
tous les cœurs l’intérêt,
la douceur & la
sensibilité ; cette froide indifférence, cette espéce d’engourdissement dont
nous ne sommes dans la société que trop attaqués, viennent échouer au Spectacle
touchant d’un amour développé. Ce n’est pas qu’il nous
dispose
*
à aimer, encore moins qu’il nous force à faire un
choix
: il seroit singulier que de-là nous partissions pour
nous enflammer ; mais c’est que par ce ton de sentiment qu’il éléve & qu’il
échauffe dans notre ame, il nous rend absolument plus accessible aux qualités
sociales.
Les Spectacles considérés dans la représentation, ne sont pas plus
à craindre pour nos mœurs. Je conviens qu’un Acteur, une
Actrice par un geste ingénieux, des mouvemens adroits, un jeu intelligent,
seront sortir avec plus d’expression les traits qu’on prétend infectés, leur
donneront plus de sel & de vivacité. Mais où en est l’inconvénient ? En
chargeant le ridicule, change-t-on pour cela sa vertu ; Il amusoit ce trait, eh
bien il amusera d’avantage ; & si le tribut qu’on lui doit, est un ris, ce
ris en aura plus d’éclat & plus de force : voilà tout ce qui peut en
arriver. Il seroit singulier qu’une couche de plus sur une chose fût capable
d’en pervertir le
caractére & la vertu, qu’un
amusement de l’esprit devint l’occupation du cœur, & que par une fatalité
sans exemple, à un ris innocent succédât un coupable penchant. Quelle est la
personne qui en fait de choses aussi graves, se laissera prendre à un coup
d’œil, à un geste, un mouvement, une démonstration ? Et qui au lieu d’y attacher
l’organe que tous ces traits naturellement interressent, s’avisera d’y fixer son
cœur ? En vérité ces idées la révoltent. Comment, parce que telle Actrice rend
un rolle amoureux avec une vérité touchante, il faut que je le devienne, ou du
moins que je
m’y trouve dès-lors disposé ? Parce
qu’un valet vole avec adresse, c’est une tentation pour moi, & les moyens
qu’il prend, une sorte de facilité ? Parce qu’un fils est prodigue, débauché,
libertin, qu’il manque à son pere, & qu’il obtient grace ; ce seront des
raisons pour moi d’essayer au même prix de pareilles avantures ? Parce qu’une
maîtresse dupe son amant, une femme trompe son mari, qu’une fille échappe à sa
mere ; que tout cela se passe avec dextérité, & par des voies aussi
heureuses que naturelles : c’est un motif d’écarts pour des cœurs fidéles, des
femmes vertueuses, des
filles sages, une sorte de
mouvement séduisant. Enfin parce que je suis témoin d’un désordre figuré, que la
scéne est vive, sensible & pénétrante ; de bonne-foi peut-on dire que ce
soit un attrait pour moi, une espéce d’amorce ? De la fiction passe-t-on ainsi à
la réalité ?
Quel rapport y a-t-il entre tous ces jeux différens que le Théâtre fournit, &
les impressions subites & brusques dont on croit un cœur innocent &
serein aussi-tôt susceptible. En fait d’égaremens on ne voit personne emprunter
des lumiéres, encore moins des motifs : chacun suit son génie & agi
selon qu’il est inspiré. Tout ce qui se passe sous
nos yeux nous est entiérement étranger ; & non-seulement l’objet ne peut
rien sur notre ame, ni son intrigue sur notre esprit, mais c’est qu’il seroit
bien singulier de voir ainsi un cœur serein d’ailleurs méditer ses écarts,
calculer gravement ses mouvemens sur ceux dont il a été témoin, & prendre
enfin pour régle, dans ce projet important, les leçons prétendues du Théâtre. Il
y auroit à un procedé pareil autant d’absurdité que de ridicule : combien de
méthodes ont de succès sur le Théâtre, qui dans le commerce échouroient ? Le
cours
des choses dans la société n’est pas aussi
docile qu’il l’est dans la marche d’une Piéce. Ici on domine, on méne les
circonstances ; & là au contraire les circonstances nous dominent & nous
réglent. L’Auteur dans la Piéce fait la loi aux événemens ; & dans le monde
ce sont eux qui président.
Toutes ces idées que l’on prend aux Spectacles, à les bien apprécier, ne sont en
elle-même qu’un air modifié, qui flate nos oreilles, une nuance agréable qui
amuse nos yeux ; mais ni l’un ni l’autre ne vont au cœur : autant en emporte le
vent. En fait d’amour l’exemple est impuissant,
les
leçons sont vaines, les maximes inutiles. Un jeune objet par sa présence vous en
apprend mille fois d’avantage que l’intrigue de Théâtre la mieux conduite ;
& sur l’article des procédés on doit être tranquille.
L’on peut dire qu’en ce point tout l’amusement est aux Spectacles &
l’inconvénient dans la société.
Mais il n’en est pas de même de tout ce qui interresse essentiellement nos
mœurs ; les traits, les régles & les modéles reprennent alors leur crédit.
La vertu ne passe
jamais sous nos yeux sans
impression pour nous. Ce qui est élevé nous porte naturellement à l’admiration,
& par conséquent nous fixe ; l’amour propre s’en occupe volontiers &
croit même qu’il importe à sa gloire de s’en faire un principe : on se montre au
moment du Spectacle, insensiblement sur ce ton ; & l’on en sort sans s’en
appercevoir, la noblesse dans le cœur & la sublimité dans l’ame.
Les Spectacles ne sont donc sujets à aucun inconvénient. C’est peu : ils sont
remplis davantages. L’amusement y est agréable & varié, l’utilité solide
& différente.
Le Théâtre forme l’esprit & le
recrée ; en égayant l’imagination il a le secret de l’embellir ; il poli nos
mœurs par l’art du divertissement, les cultive par la voie du plaisir, annoblit
notre ame par des jeux, enrichit notre cœur par des délassemens ; il échauffe le
génie au milieu des ris, & perfectionne le goût parmi l’agrément & la
satisfaction.
D’après cela peut-on flétrir les Spectacles, & proscrire les Acteurs ?
N’est-ce pas sacrifier d’une maniére superstitieuse aux préjugés, aux soupçons,
aux terreurs paniques ? Ouvrons les yeux à la lumiére, & sortons d’une
erreur
aussi étrange ? Rendons justice aux
Spectacles ; payons aux Acteurs le tribut d’estime & de considération qu’on
leur doit : on ne peut priver les uns du crédit qu’ils méritent, sans faire un
mal réel, ni sans absurdité, jetter une notte d’infamie sur les autres, qu’un
talent singulier distingue d’ailleurs & préconise. Vous seule après tout,
Mademoiselle, vous êtes capable de confondre vos
Adversaires : qu’ils vous voyent au Spectacle, & qu’ils vous entendent ;
s’ils tiennent à mes raison, je défie qu’ils tiennent à ce dernier argument.
J’ai l’honneur d’être, &c.
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