LOUIS XIV.
Au Camp devant Lille donnant aux Comediens François la
permission de jouer le Tartuffe à Paris.
L’opinion & le préjugé sur les
Spectacles, tous deux contradictoires, ont enfin également triomphé. On court en
foule à la Comédie & à l’Opera, mais incognito : la
mode d’y aller pour s’y montrer est passée ; les loges de distinction y
sont cachées, basses, élevées, coupées & grillées ; celles du rang des
premières sont désertes, & jettent sur la scéne un air froid & inanimé,
qui dissipe le prestige & détruit l’illusion. La loge du Roi n’en a plus que
le nom, & la Nation se voit privée plus que jamais de l’espoir du bonheur
d’y contempler quelquefois son Maître.
L’opinion qui veut avec raison trouver
un plaisir innocent
& pur aux belles représentations du Cid & de Cinna, & le préjugé
qui condamne avec non moins de fondement la fréquentation & l’usage habituel
des Spectacles de toute espece, sont-ils donc deux choses adsolument impossibles
à concilier ?
Cette importante question fait le sujet d’une prétendue conversation
(*) supposée entre un de Messieurs les
Intendans des & l’Abbé G*** Vicaire de S. S. ingénieuse &
séduisante, mais qui par malheur ne prouve rien.
Mais avant de rien prononcer sur cette matiere tant discutée, parcourons un
moment l’histoire du Théâtre ; consultons les faits, examinons s’ils se
sont démentis en aucuns tems, & voyons si les sentimens ont réellement
varié, ou bien s’ils ont toujours été les mêmes. La connoissance de cette vérité
pourra peut-être fixer notre incertitude.
Nous remarquons d’abord que la Tragédie tire son origine
chez les Grecs, des fêtes & des cérémonies en l’honneur d’un de leurs Dieux.
L’histoire rapporte qu’Iscarias, d’une contrée de l’Attique, qui avoit appris de
Bacchus l’art de cultiver la vigne, ayant rencontré un bouc dans celles qui lui
appartenoient, l’immola aussitôt à son bienfaiteur, tandis que d’autres, témoins
de ce sacrifice, se mirent à danser autour de la victime, en chantant les
louanges de Bacchus. Ce divertissement devint annuel, ensuite sacrifice public,
cérémonie & spectacle.
Les peuples de cette contrée qui donnerent le nom d’Icarie à la montagne & à
la ville qu’ils habitoient, furent les premiers qui immolerent un bouc en
mémoire de celui qui avoit ravagé les vignes d’Iscarias.
Vers l’an 3530, la Tragédie, ou chanson du bouc ou des
vendanges, se jouoit encore par une troupe de Musiciens & de
Danseurs, qui chantoient seulement des hymnes à la louange de Bacchus. Thespis
fut le Poëte grec qui inventa le
premier le Monologue,
& introduisit un personnage, qui récitoit entre deux chants du chœur, un
discours relatif au sujet qui fut appellé Episode.
Eschile vint ensuite : il joignit un interlocuteur au personnage de Thespis,
& imagina le dialogue. Sophocle & Euripide, après lui, coururent la même
carriere, & en peu de tems la Tragédie est arrivée au point de perfection où
les Grecs nous l’ont laissée.
Phrynicus, Cherilus, Eschylus, & ceux qui composerent dans le goût de
Thespis, ne parlerent plus de Bacchus ; la Tragedie s’écarta de son but,
dit Plutarque, & passa des honneurs rendus à Bacchus,
à des sujets de toute espece. Cela est beau, disoit le peuple,
mais on n’y voit rien de Bacchus.
Voilà les premiers commencemens de la Tragédie, qu’il ne faut pas confondre avec
les Tragédies satyriques, inventées par Thésée pour amuser les Grecs, dont les
acteurs barbouillés de lie, pour être plus semblables à des Satyres, étoient
promenés dans des chariots, d’où ils
récitoient des
passages tirés de l’Odissée, ou de l’Illiade d’Homere, ou de son Margites.
Eschyle fut le premier qui fit construire un Théâtre solide orné de décorations.
Il masqua le visage des acteurs, il les haussa sur le cothurne, & les
revêtit de robes traînantes, pour leur donner plus de majesté. Sophocle, après
lui, perfectionna les décorations, augmenta les chœurs & inventa la
chaussure blanche pour les danseurs.
Alors on vit s’élever à Athènes ces superbes & vastes Théâtres, qui ne
rendoient le son de la voix aux spectateurs, qu’à l’aide des vases d’airain
placés dans les intervalles des amphithéâtres : Théâtres dont nous n’avons
qu’une idée aussi imparfaite que de la musique que les chœurs y exécutoient.
Nous savons seulement que rien n’y étoit épargné pour la commodité des
spectateurs. Des voiles d’une étoffe précieuse étendus sur des cordages de soie,
les garantissoient des ardeurs du soleil & du mauvais tems, tandis qu’une
infinité de
canaux pratiqués dans les statues qui
faisoient le couronnement de l’édifice, répandoient sans cesse une rosée d’eau
parfumée.
La perspective des décorations étoit immense & en proportion de l’étendue
réelle du théâtre. Dans l’Œdipe de Sophocle, la scène représente une place
publique, un palais, un autel, des enfans & des vieillards prosternés, &
plus loin, on apperçoit un peuple qui paroît environner les deux temples de
Pallas & l’autel d’Apollon. Dans Electre du même auteur, le Gouverneur
d’Oreste, en arrivant avec lui sur le scène, l’explique en même tems au
spectateur en ces termes : « Illustre rejetton de ce Prince qui
conduisit l’armée grecque à Troye, fils d’Agamemnon, il vous est donc permis
de revoir l’objet de vos desirs. Vous voyez à droite l’antique ville
d’Argos, le bois de la fille d’Inachus & le Lycée consacré à Apollon. A
gauche c’est le célèbre temple de Junon ; la ville où vous arrivez,
c’est Mycène ; & ce palais, témoin de tant
de sanglantes aventures, est le palais des descendans de
Pélops »
.
Les frais de ces spectacles pompeux étoient toujours faits par l’Etat, qui
pouvoit seul les entreprendre. Ces représentations brillantes étoient données au
peuple, & elles formoient le sujet ou l’occasion d’une fête & d’une
réjouissance publique ; & lorsque l’argent manquoit quelquefois, on
prenoit celui déposé dans le temple de Delphes, & destiné aux dépenses de la
guerre.
Les auteurs y représentoient eux-mêmes, & ils n’étoient rien moins que les
derniers de leur nation. Eschyle étoit à la fameufe bataille de marathon, qui
répandit une terreur si grande chez les Perses, qui causa l’étonnement de la
Grece elle-même, & inspira aux Athéniens ces sentimens de grandeur & de
fierté dont Eschyle a rempli toutes ses pieces, & particulierement sa piece
des Perses, qu’il donna sous l’Archonte Menon, huit ans
après le fameux combat naval de Salamines, où commandoit Léonidas à la tète des
Lacédémoniens, secondés des
Athéniens, sous la conduite
de Thémistocle : combat qui fut suivi des journées célèbres de Platée &
de Mycale, qui délivrerent entierement les Grecs de l’inondation des Perses.
Après la mort d’Eschyle, l’estime des Athéniens fut si grande, qu’elle alla
jusqu’à rendre un decret par lequel l’Etat s’engageoit à fournir le chœur,
c’est-à-dire, les frais des spectacles, toutes les fois que quelqu’un voudroit
représenter une des soixante & dix pieces qu’il a composées. Des
particuliers en firent aussi la dépense. Thémistocle l’entreprit une fois pour
Phrynicus.
Sophocle fils d’un Maître de forges de Colone, bourg de l’Attique, éleve
d’Eschyle, étant devenu un citoyen considérable d’Athènes & grand guerrier,
commanda les armées avec Périclès ; & il ne composa ses cent dix sept
pieces, que lorsqu’il voulut se reposer & se délasser des fatigues de la
guerre. Il avoit près de cent ans, lorsqu’il célébra sa patrie par sa derniere
piece d’Œdipe à Colone. Ses enfans l’ayant traduit en Justice
comme un vieillard incapable d’administrer ses biens, il
produisit cette piece pour toute réponse. Il joua rarement dans ses pieces, à
cause de son peu de voix : Il fut couronné, dit l’histoire, vingt fois.
L’Etat alors décernoit des couronnes aux Poëtes qui réussissoient le mieux dans
ces compositions.
Euripide né à Salamines dans le tems que les Athéniens y célébroient leurs
éclattantes victoires sur les Perses, par des trophées & des hymnes, que
Sophocle, jeune encore, chanta à la tête de la jeunesse Athénienne ;
d’abord disciple du Philosophe Anaxagoras, & ensuite le meilleur des Poëtes
de l’antiquité, fut longtems le confident & le favori d’Archélaüs Roi de
Macédoine. Il remporta quinze victoires tragiques. Après sa mort, les
Macédoniens refuserent son corps aux Athéniens & lui firent élever un
tombeau magnifique.
Enfin Aristodème, un des premiers acteurs grecs, fut envoyé en ambassade à
Philippe.
Ces auteurs & ces acteurs ne
composoient point,
& ne jouoient point toujours, puisqu’ils exerçoient des emplois distingués
dans la République : c’est pourquoi c’est mal s’exprimer, que de dire que
l’état de Comédien ait jamais été honoré en Grece ; c’est la même chose que
si l’on disoit qu’il fût un tems où cette profession fut respectée à Rome, parce
que l’Empereur Néron monta sur le théâtre, les cheveux chargés de poudre d’or,
pour ressembler à Apollon, y joua de la lyre & récita des vers de sa
composition, que ses soldats faisoient applaudir à coups d’épée.
Les Comédiens
, dit M. Rousseau,
(*)
étoient chargés de certaines fonctions publiques, soit dans
l’Etat, soit en ambassade… Ils ne comptoient point du coin de l’œil les
gens qu’ils voyoient passer la porte, pour être sûrs de leur soupé,
&c.
Et il tire delà la conséquence que la profession de Comédien
étoit un métier honoré à Athènes : rien n’est plus
inconséquent. On exerce quelquefois divers talens, on
remplit différentes fonctions, mais jamais deux métiers, ni
deux professions en même tems. De même en parlant des
Spectacles des Romains,
la jeunesse de Rome
, dit-il
représentoit publiquement à la fin des grandes pieces les
Attellanes ou exodes sans déshonneur ; l’opprobre tomboit moins sur
la représentation même, que sur l’état où l’on en faisoit
métier
. Il falloit dire que l’opprobre
tomboit seulement sur l’état & sur l’occupation habituelle du Comédien,
& point du tout sur l’exercice d’un moment de la jeunesse. Mais quand on a
une fois avancé un systême, il faut bien le suivre, & pour soutenir que les
Spectacles sont absolument mauvais en eux-mêmes, dans leur essence & dans
leur principe, il faut le démontrer, bien ou ou mal.
Passons maintenant dans cette superbe ville de Rome, & voyons pourquoi les
Comédiens y furent meprisés.
Les Romains ne connurent que très-tard les pieces de théâtre ; ce ne fut que
du tems d’Auguste que la Tragédie parut avec éclat. Occupés d’abord de leurs
premieres conquêtes sur les Carthaginois, & de
leurs dissentions domestiques, les Romains n’aimoient alors que les fêtes où ils
célébroient leurs triomphes par des jeux où le sang des hommes & des animaux
étoit répandu ; & leurs mœurs ne devinrent plus douces, qu’après que,
vainqueurs des Perses & des Grecs, ils firent passer dans Rome toutes les
richesses de l’Asie. La scène ne fut plus ensanglantée, & l’on y put rire
sans crime. On construisit des Spectacles sur le modele de ceux des Grecs.
Plaute & Térence parurent, & donnerent les premiers des Comédies
régulieres tirées de celles des auteurs grecs, d’Aristophane & de Ménandre.
Ils furent aussi les derniers Poëtes comiques connus. Sous Auguste l’Empire
devenu tranquille, produisit des chefs-d’œuvres de poésie, mais d’un genre
étranger à la représentation. Roscius, acteur célèbre dont Cicéron fait l’éloge,
trouvoit ses rôles dans Plaute & dans Térence. Esope, acteur tragique,
jouoit dans Œdipe de Jules-César, dans Médée par Ovide, & dans Ajax par
Auguste,
les trois seules pieces connues, celles de
Seneque n’ayant jamais été jouées.
Ces pieces n’étoient données au peuple, que dans des jours de fêtes publiques,
ainsi que leurs titres l’annoncent. Les intermedes étoient remplis par des
flûtes, & la Musique étoit vive ou sérieuse, légere ou grave, & relative
non seulement au sujet, mais encore aux jours de représentation.
La Comédie des Adelphes de Térence traduite de Ménandre, fut représentée aux Jeux
funébres de L. Emilius Paulus, avec les flûtes Lydiennes ; flûtes qui
avoient le son grave.
Les flûtes Tyriennes avoient le son aigu, & étoient réservées pour les jours
de réjouissance.
Le Phormion & l’Hécire furent jouées aux Fêtes Romaines, l’Andrienne fut
donnée aux Jeux de la grande Déesse, la Déesse Cybele, l’an de la fondation de
Rome 587, par ordre des Ediles Fulvie & Gabion chargés du soin des villes,
des vivres & des jeux solemnels, par la
troupe de
L. Ambivius Turpio & de L. Attilius de Preneste.
On voit pourquoi ceux qui montoient sur le théâtre à Rome, étoient tenus pour
infames ; c’étoient des troupes d’esclaves gagés par différens maîtres, aux
ordres des Ediles. Les Auteurs eux-mêmes faisoient corps avec eux, ainsi qu’on
le remarque dans les prologues de chaque piece qui sont destinés à demander
l’indulgence du public pour la piece nouvelle, & à justifier l’auteur des
critiques des autres. Ils composoient à prix d’argent, & vendoient leurs
pieces aux Ediles ; Térence vendit sa comédie de l’Eunuque 8000 pieces.
Laberinus, Chevalier Romain, ayant été engagé par César à monter sur le théâtre à
l’âge de soixante ans, pour y réciter ses mimes, se plaignit ensuite de son
malheur amérement. « Après avoir passé soixante ans, dit-il, sans aucune tache, je suis sorti de ma maison Chevalier
Romain, & j’y rentrerai Comédien ; j’ai vécu trop d’un
jour »
.
Les Comédies grecques & latines,
bien plus que
l’histoire, nous donnent une connoissance plus exacte des mœurs & des usages
des Anciens. Dans presque toutes ces Comédies les amans font présent à leurs
maîtresses d’une esclave qui fait chanter & jouer de différens
instrumens : c’est ainsi que de tous tems les malheureux, du sein de la
misere, ont cherché par des divertissemens à dissiper les ennuis souvent
attachés aux plus grandes richesses, & à mériter les faveurs de ceux dont
ils attendoient des secours.
Il est encore à remarquer que ce n’étoit point précisément l’Etat entier, comme
chez les Grecs, qui faisoit la dépense des Spectacles ; mais seulement la
Ville, qui en donnoit le soin aux Ediles. C’est sans doute aussi la raison
pourquoi ils n’étoient point exécutés avec la même magnificence. Ce n’étoit pas
cependant que l’Etat ne pût subvenir à ces dépenses, ni que de simples
particuliers, comme chez les Grecs, ne pussent les entreprendre ; &
Cicéron, en se plaignant de l’extrême inégalité des richesses de son
tems(a), ne permet pas d’en douter.
Sous le regne de Néron, les choses changerent encore de face en dégénérant. On ne
vit plus que meurtres & brigandages dans les mœurs, & le tableau ne fut
plus de nature à pouvoir être imité sur le théâtre. Les Romains passerent en peu
de tems d’une vertu cruelle à des crimes féroces. Les peuples du nord
profiterent des dissentions civiles ; ils subjuguerent l’Europe &
l’Affrique, & acheverent d’étouffer les lettres & les arts.
Constantin devenu chrétien, ayant transporté ensuite le siege de l’Empire à
Bisance, aujourd’hui Constantinople, & laissé le
Pape seul dans Rome, cette ville fameuse ne se trouva plus composée alors que
d’un peuple toûjours avide d’amusemens, mais qui n’avoit plus qu’un foible
souvenir des jeux du Cirque, & couroit avec empressement aux farces de
Genest, converti à la foi, en contrefaisant les cérémonies du batême ;
& aux représentations de quelques mauvaises pantomimes au coin des rues,
contre lesquelles les Peres & les Conciles s’éleverent, & implorerent
l’autorité des Souverains.
Les Poëtes Provençaux, ces célèbres Trouvers ou Troubadours, qui coururent
d’abord les Provinces en chantant(a) les Cantiques spirituels
des Pélérins
de Jérusalem, de S. Jacques, de S. Remi,
& du mont S. Michel, furent ceux qui se sentirent moins de la barbarie
générale.
Les plus connus sont Arnauld Daniel de Tarascon, qui vivoit en 1189 ;
Anselme Faydit fils d’un Bourgeois d’Avignon, pensionné du Légat, & ensuite
attaché au service de Richard Cœur-de-lion Duc de Normandie, en 1199 ;
Brunet, Gentilhomme de la ville de Rhodez, pensionné du Roi d’Arragon & du
Dauphin d’Auvergne, en 1223 ; Usez & ses freres Seigneurs du lieu de
leur nom, aux gages de Reynauld Vicomte d’Albuson, l’an 1230 ; Perdigon,
Gentilhomme du Gevaudan, au service du Dauphin d’Auvergne, & ensuite au
Comte de Provence, en 1269 ; & Bourneilh, gagé par différens Princes,
en 1278.
On met aussi au rang des Poëtes Provençaux, l’Empereur Fréderic Barberousse,
connu par les vers qu’il fit en 1162,
lorsque Raymond
Berenger, dit le jeune, vint à Turin lui rendre hommage des Comtés de Provence
& de Forcalquier, suivi d’une Cour nombreuse de Gentilshommes & de beaux
esprits, auxquels il distribua la récompense des Poëtes de ce tems, qui
consistoit en armes & en chevaux. On compte encore Philippe V, dit le Long,
Roi de France, dont tous les Officiers, à l’exemple du Prince, étoient
Poëtes.
Les anciens Poëtes Provençaux sont ceux qui ont amené la Poésie en France.
Jodelle vint ensuite, & fut le premier Poëte François qui inventa la mesure
des vers ; & un autre après, le Poëte Leon, imagina la rime.
Nos vers servirent d’abord aux anciens Tournois & Carousels(a) ; & ensuite, après le
dernier en 1560, à Orléans, à
l’avénement de
Charles IX. au Trône, où le Prince de la Roche-sur-Yon fut tué,
on ne les employa plus qu’aux fêtes & aux bals qui les
suivirent.
On vit en 1564, par ordre de la Reine,
à Fontainebleau,
le Spectacle d’une Comédie de laquelle étoient le Duc d’Anjou, Marguerite de
France, le Prince de Condé, le Duc de Guise, la Duchesse de Nevers, la Duchesse
d’Usez, le Duc de Retz, Villequier, Castelnau, &
autres Seigneurs ; après laquelle Castelnau récita devant le Roi des vers
de Ronsard, sur le fruit qu’on peut tirer des Tragédies.
En 1573, à l’occasion de l’élection du Duc d’Anjou à la Couronne de Pologne, ou
vit aux Thuilleries un banquet donné par la Reine mere, avec des appareils de
grands frais de théâtres, salles, décorations & divertissemens de toute
espèce.
Sous Henri III en 1581, les nôces du Duc de Joyeuse & de Marguerite de
Lorraine belle-sœur du Roi, furent célébrées par des fêtes, festins, mascarades,
courses, combats en armes, tant à la barriere comme en lice, & des ballets à
pied & à cheval ; les paroles composées par Ronsard, & la Musique
de Baïf. On donna dans le Louvre le ballet de Circé, dont la Musique est de
Beaulieu musicien de la Reine, & les paroles de M. Daubigné : la Reine,
la Princesse de Lorraine, les Duchesses de Mercœur, de Guise, de Nevers &
d’Aumale, y danserent sous la figure des Nayades.
Sous Henri IV, on exécuta devant le
Roi deux
magnifiques ballets, les 15 Janvier & 12 Février 1595 jour
des Brandons ; tous deux dansés par Madame, sœur du Roi. En 1599, à
l’occasion du mariage de cette Princesse avec le Duc de Lorraine, fut exécuté un
grand ballet divisé en six entrées, où danserent le Prince de Rohan, le Marquis
de Cœuvre, le Duc de Nemours & le Comte d’Auvergne. En 1610 on vit celui du
combat de la barriere, dansé à l’arsenal devant le Roi, le jour de Ste. Barbe,
par le Prince de Rohan, le Marquis de Rosny, Mrs. de Termes,
Marcillac & autres Seigneurs.
Sous Louis XIII, on vit en 1614 le ballet de Dreux dansé par les petits
Seigneurs, lors auprès du Roi jeune encore : en 1515, le triomphe de
Minerve, ballet dansé par Madame sœur aînée du Roi, dans la grande salle de
Bourbon, avant son départ pour l’Espagne ; dans lequel Malherbe a composé
le récit de berger, houlette de Louis, & les paroles de
l’air, cette Anne si belle, &c. En 1618, le grand ballet
du Roi, dansé par S. M. à seize entrées : en 1619, celui dansé en la salle
du Louvre, sur l’aventure de Tancrede en la forêt
enchantée ; & en 1625, celui des Fées des forêts de S. Germain, dansé
par le Roi dans la salle du Louvre.
Enfin on vit sous Louis XIV en 1646, le ballet dansé à Essaune le
18 août, dans la maison du Sr. Hesselin, Maitre de la chambre aux deniers
du Roi, à la réception de la Reine d’Angleterre, du Prince de Galles son fils,
& du Prince Robert son neveu : en 1651, le ballet de Cassandre, le
premier où le Roi dansa au Palais Cardinal : en 1654, le ballet des noces
de Thétis & Pélée, Comédie Italienne dansée par le Roi : en 1656, le
ballet de Psiché à vingt-quatre entrées, dansé par le Roi, dont les paroles sont
de Benserade : en 1659, la Pastorale de l’Abbé Perrin mise en musique par
Lambert, Surintendant de la musique de la Reine mere ; premier Opéra
françois, d’abord joué à Issi & ensuite à Vincennes, par ordre du Cardinal,
devant le Roi, & dans lequel on entendit pour la premiere fois depuis les
Grecs & les Romains, un concert de flûtes : en 1663,
le ballet des arts : en 1664, le mariage forcé, comédie,
ballet dansé par le Roi au Louvre : en 1665, le ballet royal de la
naissance de Vénus, dansé par le Roi au Palais Royal : en 1666, le ballet
des Muses dansé par le Roi à S. Germain ; les paroles de Benserade, à la
fin duquel on représenta les deux premiers actes de Mélicerte & le Sicilien,
ou l’amour peintre : en 1669, le ballet de Flore de Benserade, la Princesse
d’Elide & Pourceaugnac : en 1670, le divertissement royal ou les amans
magnifiques, le bourgeois gentilhomme, la Bérenice de Racine, dont le sujet lui
fut donné par Madame Henriette d’Angleterre : en 1671, Psiché
tragi-comédie, composée par ordre du Roi par Moliere, Corneille, Quinault &
Lulli, exécutée dans la salle des Thuilleries construite exprès : en 1672,
Bajazet de Racine, &c.
Ce sont ces Fêtes que l’on doit regarder comme les véritables Spectacles qui ont
succédé en France à ceux des Grecs & des Romains, & non les Spectacles
particuliers qui s’établirent à Paris sous
differentes
formes en éprouvant divers changemens, & qui forment aujourd’hui le sujet de
tant de disputes littéraires.
Des bourgeois de Paris ayant choisi le bourg de S. Maur en 1398, pour y
représenter les mysteres de la Passion, le Prévôt de Paris leur fit aussitôt
défenses de jouer sans le congé du Roi, & sous peine de forfaire contre
lui ; mais s’étant pourvûs à la Cour, Charles V voulut voir leur
Spectacle, & le 4 Décembre 1402, il leur donna des Lettres
Patentes pour leur établissement à Paris, à l’hôtel de la Trinité. Ils érigerent
leur Société en Confrérie : ils jouerent les Fêtes & Dimanches
seulement, & l’heure des Vêpres fut avancée. En 1548, sous François I.
le Parlement par arrêt du 19 Novembre, leur fit défenses de représenter
aucuns mysteres, & de ne plus donner que des sujets profanes licites &
honnêtes : alors deux maîtres maçons, un courtiers de chevaux, un maître
paveur & trois Huissiers étoient les maîtres & gouverneurs de la
Confrérie de la Passion, & propriétaires de l’hôtel de Bourgogne.
Ils se retirerent & louerent leur privilège & leur
hôtel à une troupe de Comédiens, qui se forma sous le titre des Enfans sans souci ; nom qu’ils prirent d’une autre Société, qui,
sous Charles VI, jouoit aux halles dans le même tems que les Clercs de la
basoche représentoient au Palais, jusqu’à ce qu’il leur en fut fait défenses par
le Parlement sous peine de la hart. Ces Enfans sans souci donnerent, à l’exemple
de ceux dont ils avoient pris le nom, des pièces & moralités, la plupart
tirées du livre du Jardin de plaisance & fleurs de Rhétorique,
imprimé à Paris en 1547, contenant la doléance de Megere, le fief ou châtel
de joyeuse destinée, le débat du cœur & de l’œil, le débat de l’amoureux
& de la dame, le Parlement d’amour, la complainte d’un prisonnier
d’amour, l’amoureux au purgatoire d’amour, l’amant entrant en la forêt de
tristesse, & la mort & résurrection d’amour, par Marguerite de
Valois, &c. En 1559, sous Henri II. Jodelle & ceux qui le
suivirent firent jouer leurs pieces sur le théâtre dressé dans les collèges de
Rheims & de
Boncours ; ensuite ils jouerent à
l’hôtel de Cluni, rue des Mathurins, à lancien Palais de Julien l’Apostat, &
à la Foire S. Germain, jusqu’au 6 Octobre 1584, que le Parlement leur
fit défenses de jouer en quelque lieu que ce soit.
En 1600 il s’éleva un nouveau théâtre à l’hôtel d’Argens au Marais, formé d’un
démembrement de l’hôtel de Bourgogne, sous Henri IV, & ensuite sous
Louis XIII. avec le titre de comédiens de l’Elite Royale.
En 1608, Louis XIII. ayant révoqué le privilège des Confrères de la Passion,
les Comédiens de l’hôtel de Bourgogne ne payerent plus le droit accoutumé aux
maîtres & gouverneurs de la Confrérie, & prirent le titre de Troupe
royale. Le Poëte Hardi ; le premier protecteur des talens du grand
Corneille, étoit de cette troupe. Comme il étoit pauvre, il s’engagea par un
acte de sociétè de fournir à sa troupe autant de pieces qu’elle en auroit
besoin, & leur tint parole. Il nous reste de lui quarante & une pieces
de sept cent qu’il a composées. Il étoit contemporain de Rotrou
son éleve, que Corneille appelloit son pere,
& qui fut ensuite un des cinq Auteurs qui travailloient sous les ordres du
Cardinal de Richelieu. Ce fut alors que l’on commença à voir les chefs-d’œuvres
dramatiques qui ont illustré leurs auteurs.
En 1629, Corneille donna sa Mélite, piece qui fut présentée à la troupe par
Hardi, qui ne fut reçue que sur son témoignage & à sa sollicitation, &
dont le succès fut si grand, contre l’attente des Comédiens, qu’ils se
séparerent de nouveau & établirent la troupe du Marais.
En 1632, Corneille donna sa tragédie de Clitandre, sa seconde piece & la
premiere où il n’y a rien de licencieux.
En 1641, il fit jouer sa tragédie de Polieucte, à l’occasion de laquelle
Louis XIII se détermina à accorder aux Comédiens la déclaration du
16 Avril, où après leur avoir été fait défenses de représenter aucune
action malhonnête, ni d’user d’aucune parole à double entente qui puisse blesser
l’honnêteté publique, sur peine d’être déclarés infâmes, il est ordonné que dans
le cas où les
Comédiens régleront tellement les actions
du théâtre, qu’elles soient exemtes d’impureté, leur exercice qui peut
innocemment divertir les peuples de diverses occupations mauvaises, ne puisse
leur être imputé à blâme, ni préjudice à leur réputation dans le commerce
public, &c.
Mais bientôt les Comédiens se plaignirent qu’ils ne gagnoient point autant
d’argent depuis les pieces de Corneille qu’auparavant, quand ils donnoient des
nouveautés moins bonnes, mais plus fréquentes, & dont le public se
contentoit. Ils redonnerent les comédies burlesques de Scaron, dans lesquelles
brilla le fameux acteur Jodelet.
Sur la fin de cette année, il se fit un changement dans les deux troupes. Six
acteurs de la troupe du Marais se joignirent, par ordre du Roi, à celle de
Bellerose, acteur célèbre qui servit d’original à Corneille pour le rôle de
Cinna, & à qui le Cardinal de Richelieu fit présent d’un habit magnifique,
pour jouer le Menteur.
Ces troupes de Comédiens
augmenterent successivement,
& en 1661 on en comptoit cinq, celle de l’hôtel de Bourgogne, celle du
Marais, la troupe de Monsieur, au Palais Royal où jouoit Moliere, les Comédiens
Espagnols & ceux de Mademoiselle, rue des quatre vents. Il y avoit encore la
salle du jeu de paulme du bel air, rue de Vaugirard près le Luxembourg, où l’on
commençoit à jouer les Opéra de Quinault & de Lulli.
En 1673, Louis XIV voulut qu’il n’y eut plus que deux troupes de Comédiens
François, ceux de l’hôtel de Bourgogne, & ceux du jeu de paulme de la
Bouteille, rue Guénégaud. La salle du Marais fut démolie, & l’Opéra dont
Lulli avoit obtenu le privilège, fut etabli au Palais Royal.
En 1680, le théâtre de la rue Guénégaud fut réuni à la troupe de l’hôtel de
Bourgogne par ordre du Roi, & la troupe de Comédiens Italiens qu’ils
s’étoient associés, & qui jouoit alternativement sur leur théâtre, se trouva
seule en possession de l’hôtel de Bourgogne, où ils continuerent leurs
représentations
jusqu’en 1697, que leur théâtre fut
fermé, & ne fut r’ouvert qu’en 1616, en faveur de la troupe de M. le Duc
d’Orléans Régent, qui porta d’abord son nom, & qui est celle qui subsiste
aujourd’hui.
En 1685, Madame la Dauphine, de l’agrément du Roi, fit faire elle-même le
réglement de la troupe des Comédiens François : leur contrat de réunion,
leurs pensions, le nombre de leurs parts, le droit que chacun y auroit, enfin
tout ce qui les intéresse, est arrêté par ce réglement, & les premiers
Gentilshommes, comme auparavant, sont nommés pour leur faire savoir les ordres
du Roi, par les Intendans des & Contrôleurs de l’argenterie en
exercice, en la maniere accoutumée.
Enfin le 20 Juin 1687, le Lieutenant de Police, de l’ordre du Roi, leur
ayant fait dire de quitter dans trois mois leur théâtre & de s’établir
ailleurs, à cause de la proximité du College Mazarin ; après différentes
acquisitions dans tous les quartiers de la ville, & un arrêt du
Conseil qui les déchargea de leurs divers engagemens, ils
s’établirent en 1689 au jeu de paulme de l’étoile, rue des fossés S.
Germain-des-prés, où ils sont. Telle est en peu de mots l’histoire de nos
théâtres.
Il y a donc toujours eu de tout tems, comme on vient de le voir, des Spectacles
chez tous les peuples, mais sous des formes différentes. Ce sont ces formes qui
doivent en constituer la nature.
La nature est une dans son principe ; les différentes modifications seules
la diversifient & donnent une nature particuliere à chaque espèce
différente ; & cela est vrai au figuré comme au physique, & peut
s’appliquer aux différens genres de Spectacles.
Les Grecs ont eu des Spectacles, où ceux qui représentoient étoient les
personnages mêmes de la nation : ils ont dû y être honorés. A Rome, au
contraire, les Comédiens étoient des troupes d’esclaves, aux gages de différens
maîtres eux-mêmes gagés par les Ediles. La condition de cette classe d’hommes,
qui dans
les fêtes ne prenoient part à la douleur
commune ou à l’allégresse publique, qu’à proportion du lucre particulier qu’ils
en retiroient, ne pouvoit avoir rien que de vil. En France c’est encore une
question de savoir si nous avons eu réellement des Spectacles & des
fêtes.
La Bruiere a dit que dans quelques siecles, lorsque la postérité entendra parler
d’une ville dans laquelle il n’y avoit ni jeux, ni cirques, ni places
publiques ; où les hommes couroient dans les rues comme en s’évitant, &
alloient en tems de paix dans les temples & dans les cercles de femmes avec
une arme offensive à leur côté, on croira que nous avons toujours été barbares.
Nous sommes en effet encore bien éloignés de l’ancienne urbanité des Grecs &
des Romains, & nos salles n’ont rien moins que l’éclat brillant qu’entraîne
avec soi l’idée d’un Spectacle. Il n’y a aucun écrivain, aucun auteur, aucun
etranger qui ne se soit récrié sur la petitesse de nos salles ; mais on n’a
rien fait de plus.
On s’amuse à de vaines dissertations
dans tous les
genres de littérature, Romans, Histoires, Comédies, Opera même ; tout est
dissertation, & voilà tout. Il semble que plus on s’éloigne des premiers
tems & de leur premiere simplicité, & plus on ne disserte sur la nature,
le principe & l’origine de chaque chose, que parce qu’on en a perdu l’idée
primitive.
C’est par une suite de la foiblesse de l’esprit humain, que dès que quelques
hommes ont fait un pas en avant dans la carriere, les autres aussitôt se sont
occupés à les considérer & à voir s’ils n’ont point voulu indiquer quelques
routes nouvelles. Souvent la critique & l’envie ont cherché à le
persuader ; mais après bien du tems perdu en observations, on est tout
surpris de voir qu’il n’est question que de reprendre la route tracée, & de
marcher quelquefois bien loin sur les pas de ceux qui nous ont précédé.
Un voyageur qui veut arriver promptement au terme de sa course, ne s’amuse point
à considérer le chemin qu’il
a parcouru, il ne regarde
point en arriere, il n’est occupé que de son but, il l’a sans cesse présent à
ses yeux ; & lorsqu’il est prêt à l’atteindre, il en fait encore
l’objet de ses desirs & de ses craintes. C’est ainsi qu’il faut marcher à
grands pas dans le chemin de la vérité.
En considérant les Spectacles dans leur principe, on voit qu’ils ont deux
origines. La premiere est celle qui remonte à la poésie elle-même, qui a pour
objet les hymnes, les cantiques, la religion & les fêtes publiques. Nos
Chantres dans nos Eglises se promenent encore au chœur pendant l’Office, parce
qu’anciennement, non seulement on y chantoit, mais encore on y dansoit. L’autre
origine est celle de la profession de Comédien, qui tient au commerce & a
commencé avec lui. Les premiers Marchands ont dû être ceux connus aujourd’hui
sous le nom de Charlatans, Joueurs de Gobelets & de Marionnettes dans les
places publiques. Les seconds sont les Marchands forains, qui ont avec eux les
Farceurs, Bateleurs & Gladiateurs. Enfin les villes devenues
considérables, & les Marchands détaillans de toutes
espèces ayant été réunis en corps, des troupes de Comédiens ont commencé à être
sédentaires comme eux. On voit dans l’histoire, que S. Louis ayant établi un
droit de péage à l’entrée de Paris sous le petit Châtelet, un des articles du
tarif portoit que le marchand qui apporteroit un singe payeroit quatre deniers,
& que si c’étoit un Jongleur, il seroit quitte en jouant devant le
péager ; d’où est venu le proverbe, payer en monnoie de
singe.
L’Auteur de la prétendue conversation entre M. l’Intendant des & l’Abbé
G*** demande sur le ton de l’ironie, ce qui résulteroit d’un impôt qui seroit établi sous le nom de plaisirs du
Roi, & qui serviroit à payer les frais des
Spectacles ? En plaisantant & sans s’en douter, il a trouvé le
moyen de parvenir à concilier l’opinion & le préjugé.
Des salles somptueuses dans lesquelles la jeunesse de la Nation de l’un & de
l’autre sexe, appellée par sa naissance ou par des dispositions naturelles &
des talens
supérieurs, à des emplois publics, ou
destinée à paroître à la Cour, viendroit à la sortie des classes & des
couvents, apprendre à s’énoncer avec décence & avec graces, &
représenter des jours mémorables choisis dans l’histoire, devant une multitude
de spectateurs qui n’auroient acheté le droit d’y entrer, que pour contribuer
aux sommes immenses que produiroit ce droit, seroit peut-être le projet le plus
beau que l’on pourroit exécuter, pour la renaissance des lettres qui ont
dégénéré, pour l’éducation de la jeunesse encore imparfaite, & pour le bien
& l’avantage général de la Nation.
Que les lettres ayent dégénéré, cela n’est que trop vrai & personne n’en
doute. Est-ce, comme on le prétend, parce que les sujets sont épuisés ?
tout est-il dit ? & n’a-t-on plus rien à dire ? On cessera de le
croire, quand on verra ce raisonnement démenti par l’expérience. La Bruiere a
dit que depuis cent ans les Auteurs qui nous ont prédédé ont moissonné dans le
champ où nous ne faisons plus que
glaner ; mais le
fait a dèmontré depuis cent ans combien cet illustre Ecrivain, qui n’est pas
exemt d’erreur, s’est trompé dans cette remarque. Le champ à moissonner sera
toujours fertile, lorsque le Souvérain échauffera du feu de ses regards les
germes du talent & du génie prêts à éclore. « Les Princes &
les Ministres, dit M. de Fontenelle en parlant de Corneille
& de sa tragédie du Cid, n’ont qu’à commander qu’il se
forme des Poëtes & des Peintres, tout ce qu’ils voudront, & il s’en
formera. Il y a une infinité de génies qui n’attendent, pour se déclarer,
que leurs ordres & leurs graces »
. On pourroit répondre à
cela que les graces ne sont pas toujours aussi faciles à répandre, qu’on
pourroit se l’imaginer, & que c’est dans la bonté de leurs cœurs que les
Souvérains éprouvent combien la puissance des Rois n’est pas sans bornes ;
mais il suffit au moins de cette vérité, pour détruire l’observation de la
Bruiere.
« Il n’y a rien qu’on ne puisse dire aujourd’hui, qui n’ait été dit
autrefois »
,(a) disoit jadis Térence, en répondant aux
reproches qu’on lui faisoit de ne représenter dans ses pieces rien d’absolument
nouveau, & qu’on n’eût déjà vû. En effet on ne peut jamais que peindre la
nature, les mœurs, les caracteres & les passions, & offrir aux
spectateurs des imitations dont il doit connoître les modeles. C’est celui qui
peint le mieux, qui est toujours nouveau.
Les Lettres ont dégénéré, & cependant nous sommes encore bien loin d’avoir
imité les Anciens, du moins dans les grandes parties. Les tragédies de nos
grands Maîtres ont des beautés qui leur sont propres, & ne ressemblent point
à celles des Grecs. Ils ne connoissoient point la division des actes : ils
avoient des chœurs qui prolongeoient & continuoient la marche de l’action,
& qui en faisoient une partie inséparable, loin de la suspendre comme nos
entre-actes,
qui ne sont imités que des comédies
anciennes, & encore très-mal, puisque la musique y étoit toujours analogue
au sujet. Dans Œdipe de Sophocle, on remarque deux personnages qui sont deux
bergers, dont un gardoit les troupeaux de Laïus, & dans Iphigénie en
Tauride, d’Euripide, Oreste & Pylade sont arrêtés par des bergers. Les
premiers Rois de l’histoire sont ainsi représentés comme les premiers Pasteurs
du monde. La parfaite illusion du théâtre, sans doute, loin de faire trouver ces
personnages ridicules, leur donnoit au contraire l’expression de vérité & le
charme du prestige, d’autant plus séduisans, qu’ils étoient pris dans la nature.
Le sujet de ces pièces étoit simple : de même qu’il falloit à Térence deux
comédies de Ménandre pour composer une des siennes, deux tragédies des anciens
auroient composé une des nôtres. Elles ressembloient plutôt à un de nos opéra, à
l’égard desquels il s’en faut de beaucoup que l’on puisse dire que les sujets
sont épuisés.
Notre scène lyrique, encore dans
l’enfance du
théâtre(a), semble s’être ressentie plus que les
autres de la contradiction entre le systême de l’opinion & le sentiment du
préjugé, quoiqu’avec beaucoup moins de fondement, & l’on diroit que l’on n’a
point encore eu jusqu’à présent une juste idée de ce genre.
Des divinités célestes ou infernales,
suspendues par des
cordes, ou poussées par des trapes comme des statues ; des rois très-peu
majestueux & des confidens ridicules, qui viennent tous froidement converser
en musique, dans un lieu où l’on ne devroit voir que des héros & des
bergers, & des intrigues de comédies, dignes de la composition de nos
premiers théâtres, forment tout le canevas de ce spectacle, & l’on finit par
attribuer au genre tous les défauts du poëme & de la musique.
Ce spectacle cependant considéré en lui-même, peut être aussi naturel & aussi
conforme à la vraisemblance, que les autres. Il n’y a pas moins d’illusion à
entendre parler en chantant, qu’en déclamant des vers déja cadencés par les
regles de la poésie. Depuis l’enfant au berceau qui répand des larmes, ou sourit
au plaisir & s’exprime par des accens de douleur ou de joie, jusqu’au soldat
qui marche aux combats & court à la victoire ou à la mort au son des
instrumens, tout est musique & harmonie dans la nature. La belle musique est
celle qui
est de tous les pays, & peut s’adapter à
toutes les langues. Les mots convenus, arrangés avec plus ou moins d’art,
peuvent servir à communiquer avec plus ou moins de force & d’énergie, les
pensées & les sentimens, & les différens mouvemens de la passion. La
musique fait plus ; sa nature est d’exprimer jusqu’aux transports de
l’ame : tout parle en elle jusqu’à son silence, & la scène lyrique la
plus vraisemblable, celle qui fait plus d’illusion, est un monologue.
Ceux qui nous ont précédé & qui ont imaginé ce genre de spectacle, semblent
l’avoir mieux connu. C’est d’eux que nous tenons l’usage, à chaque reprise des
différens opéra, de faire imprimer les paroles pour le spectateur qui doit les
avoir à la main, non pour aider à la prononciation de l’acteur, qui, si elle
n’est pas toujours distincte, ne doit point être supposée telle, mais pour
expliquer la scène, le lieu où elle se passe, les noms des personnages & le
sujet qui les amene.
Un opéra est un poëme qui doit tenir le milieu entre notre scène dramatique
& la pantomime(a). L’une représente une
intrigue conduite à sa fin par toutes les nuances, les finesses & l’art du
dialogue : l’autre, en s’exprimant dans un degré d’éloignement qui suppose
dans le spectateur l’impossibilité d’entendre les interlocuteurs, ne lui devient
intelligible que par les situations & par des intérêts assez grands &
assez vifs, pour que les gestes puissent suppléer au défaut des paroles. Le
poëme lyrique doit être l’image rapide de différens événemens imprévus d’une
action principale exprimée par des chants, & dont toutes les parties
accessoires sont supplées par le jeu de la pantomime. Les personnages ne doivent
entrer sur la scène, y rester & en sortir qu’animés & transportés des
sentimens les plus grands, les plus vifs & les plus délicats : alors
les interlocutions du dialogue deviennent peu de chose, toutes les scènes ne
sont plus qu’un composé
de monologues enchaînés avec
art l’un à l’autre ; la fin de chaque acte amene naturellement des fêtes
& des danses, & l’ensemble de ce spectacle doit former une illusion
d’autant plus parfaite, qu’il joint à la cadence des vers & aux charmes de
la poésie, la mélodie du chant, l’harmonie des accords, & tout
l’enchantement de la Musique, soutenu par l’éclat brillant & le prestige de
la peinture.
A ce Spectacle, l’unité de lieu peut renfermer un espace aussi étendu &
changé dans ses différentes parties aux yeux du spectateur, autant de fois que
l’unité d’action & de tems le permet & l’exige, lorsque rien ne peut ni
ne doit se passer en récit.
Il n’en est pas de même des autres Spectacles, où un changement de la scène
souvent inattendu, & encore moins desiré, coupe la vivacité du dialogue,
& arrête & suspend l’attention du spectateur, qui veut être toujours
également intéressé. Il revient encore plus désagréablement sur ses pas,
lorsqu’on le ramene au même lieu qu’il vient de quitter,
comme dans plusieurs de nos pièces modernes.
Mais tandis qu’il paroît qu’on n’a pas encore été d’accord sur les regles
constantes & certaines du poëme lyrique, il semble que l’on s’efforce
d’oublier & de mépriser les regles des autres théâtres, reconnues depuis
tant de siecles. On ne fait plus que des dialogues en Musique, & l’on
renvoie les changemens de décorations à la comédie. On confond ainsi tous les
genres.
Les Lettres, après avoir été portées à un degré de gloire aussi étonnant que
rapide dans le dernier siecle, ne jettent plus de nos jours que de foibles
rayons sans force, sans chaleur & sans vie. Les Auteurs que nous devons nous
proposer pour modeles, que nous devons consulter, de la lecture desquels nous
devons nous occuper, ne sont plus ; ils ont vécu ; leurs écrits
immortels seuls nous restent. Pourquoi un si grand changement ? Quelles en
sont les causes ! On peut les réduire à trois. La premiere est le progrès
même des Lettres. La seconde la
corruption du goût
& des mœurs ; & la troisieme est l’esprit d’indépendance &
d’une vaine Philosophie, qui affecte de fouler aux pieds toute espece d’ordre
& de regle, & qui semble caractériser l’esprit de notre siecle.
Le progrès même des Lettres y a contribué, en ce que depuis le premier Ecrivain
du siecle, qui, pour avoir voulu embrasser tous les genres de littérature, n’a
été le premier dans aucun, jusqu’à celui qui a le moins de dispositions à
l’étude & à la culture des Lettres, & à la pratique des arts & des
sciences, il n’est personne qui n’ait l’ambition de vouloir raisonner
profondément sur tout. On veut être universel, & l’on n’est que
superficiel.
La corruption du goût, celle des mœurs, & le desir de jouir de ces mêmes arts
sans peine, a éloigné de l’amour de l’étude & du travail nécessaires pour
les approfondir & les perfectionner.
Le désœuvrement, le luxe & l’ennui, plus que l’attrait du plaisir & de la
nouveauté, conduisent aux deux salles de
Comédies, trop
peu suffisantes pour la Capitale du Royaume ; & les acteurs, contens
d’une recette & d’un gain considérable, sans autre peine que celle de
débiter toujours les mêmes rôles de quelques pièces, une ou deux fois la
semaine, plusieurs années de suite, n’ont plus l’émulation de leur état.
Enfin l’esprit d’indépendance, les opinions particulieres & à foi, les écrits
contre les Loix, contre les Lettres & les Arts eux-mêmes, & la désunion
dans les assemblees, y ont porté les derniers coups. Les Auteurs du dernier
siecle ne s’assembloient point seulement à l’Académie ; Moliere les
réunissoit à Auteuil. Ils se voyoient à la société du Marais ; ils ne
vivoient pas loin de leur patrie.
Un obstacle plus grand encore, c’est la contradiction entre la gloire de la
composition des pièces de théâtre, & la sorte de déshonneur attachée aux
représentations de ces mêmes pièces ; c’est la diversité de sentimens &
d’opinions sur cette matiere.
Les premieres Tragédies de Racine
l’ayant brouillé avec
Messieurs de Port-Royal, il composa deux lettres ; une qu’il fit imprimer,
& la seconde qu’il voulut montrer avant à Boileau, & dans laquelle,
ainsi que dans la premiere, il soutenoit le parti du théâtre.
« Votre lettre, lui dit Despréaux, est
très-bien écrite ; mais vous soutenez une mauvaise
cause »
. Racine déchira cette lettre qui ne vit point le jour,
& ne composa plus que pour St. Cyr, & encore par ordre de la Cour. Il
est étonnant qu’on n’ait point encore pu parvenir à concilier ces différens
sentimens.
C’est ici le lieu de réfuter l’Auteur Dramatique, qui a le plus fortement écrit
contre le Théâtre, je veux dire, M. Rousseau de Genève. Je le réfuterai par
lui-même.
Les sciences & les arts
, dit-il,
sont
l’appui des trônes, les sources de l’urbanité & des mœurs… mais
les hymnes en l’honneur des Dieux & les louanges des
grands hommes, sont la poésie qu’il faut admettre.
(a)
Si l’on admet les hymnes,
pourquoi ne point admettre
aussi les cantiques & les chants, les récitatifs & les chœurs ;
enfin si l’on admet le monologue, pourquoi ne point admettre des interlocuteurs
& le dialogue.
Si l’on souffre
, dit-il,
la Muse imitative, qui nous charme & nous trompe par la
douceur de ses accens, bientôt les hommes n’auront plus pour objet ni la
loi, ni les choses bonnes & belles, mais la douleur & la
volupté.
Cette conséquence est encore fausse. Pourquoi
cette prétendue Muse seroit-elle plus dangereuse que les autres ? Quelle
prodigieuse différence y a-t-il entre le sacrifice d’Iphigénie représenté sur
une toile où il ne manque aux personnages que le geste & la parole, le récit
de cette aventure fait par un Historien, & le drame d’un Poëte soutenu de
l’illusion des décorations, & qui offre à la fois aux yeux & à
l’entendement des spectateurs, ces choses séparées entre la peinture &
l’histoire. Quel danger peut-il y avoir d’un côté plus que de l’autre ?
aucun. S’il doit résulter quelque mal d’une de ces choses, les autres
peuvent produire les mêmes effets.
Il est possible que des hommes aient le cœur sensible, sans avoir le cœur dtoit,
& qu’ils se laissent entraîner à la volupté de la douleur ou du plaisir,
sans goût & sans regle : mais cela est absolument étranger à la
distinction d’un genre de poésie à l’autre, & à la différence qu’il y a
entre une hymne seule, & cette même hymne accompagnée de chants & de
chœurs.
« C’est par la fureur du théâtre qu’Athènes a
péri »
, dit M. Rousseau(a). Il se trompe
encore. Athènes a péri par la fureur de Lacédémone(b), par sa
trahison envers sa patrie, & son traité d’alliance avec les Perses :
trahison digne d’une ville qui peu après donna dans ses
murs le premier exemple de l’infidélité publique(a).
Il n’y avoit point de Spectacles à Sparte, mais il y avoit les danses nues des
Lacédémoniennes.
Elles étoient couvertes de l’honnêtete
publique,
, dit M. Rousseau. Cette honnêteté n’est pas trop
facile à concevoir.
Quoi ? ne faut-il donc aucun Spectacle dans une
République ?
se demande-t-il ensuite à lui-même :
au contraire, il en faut beaucoup ; c’est dans les
Républiques qu’ils sont nés, c’est dans leur sein qu’on les voit briller
avec un air de fête. Mais quels seront enfin les objets de ces
Spectacles ? qu’y montrera-t-on ? Rien, si l’on veut. Plantez
au milieu d’une place un piquet couronné de fleurs, & rassemblez-y
le peuple.
On peut avoir aussi
tous les ans des rois de l’arquebuse. Quels
raisonnemens ! & combien l’esprit de systême entraîne
d’inconséquences !
Je n’ai jamais conçu
, dit-il peu après,
pourquoi
l’on s’effarouche si fort de la danse & des assemblées qu’elle
occasionne, comme s’il y avoit plus de mal à danser qu’à chanter. Il
n’y a aucun mal à danser ni à chanter, mais il y en a à déclamer : quelle
contradiction !
Il y a du mal à toutes ces choses, & il n’y en a aucun ; elles sont
bonnes en elles-mêmes, l’abus seul en est dangereux, il peut même être
ridicule.
Il est ridicule qu’à des assemblées où chacun se rassemble sans se connoître,
& en achetant seulement le droit de s’y rendre, des gens qui ne se sont
point encore vûs & qui ne se reverront peut-être jamais, se livrent aux
transports de la joie, dont la danse est l’expression. Cette joie n’est bientôt
plus que celle de la volupté ; & l’honneur y est en grand danger,
malgré la présence de quelques
parens & celle du
Magistrat, que M. Rousseau propose.
Rien ne seroit plus beau, sans doute, que des assemblées de plusieurs familles,
où la jeunesse, sous les yeux de ses parens réunis, non seulement craindroit de
leur déplaire, mais où chacun chercheroit encore à mériter par ses soins
l’affection & l’estime de ceux parmi lesquels il rencontreroit l’objet de
son amour. Quel doux commerce de sentimens, quelle volupté pure, quelle harmonie
divine résulteroient de ces accords mutuels de tendresse ! Quelle seroit
l’union de plusieurs familles qui chercheroient ainsi à n’en former plus qu’une,
s’il étoit possible ! Mais où trouver sur la terre un si touchant
spectacle.
On peut faire le même paralelle au sujet du Théâtre.
Une troupe d’hommes faisant métier de renoncer à tous parens, à toute patrie,
& de courir de ville en ville, jouant la comédie pour de l’argent, tous les
jours indistinctement, devant des gens que le désœuvrement, la dissipation &
le
hazard y conduisent ; ces Comédiens ne
jouassent-ils d’abord que des pieces les plus épurées, entraîneront
nécessairement avec eux le désordre, la licence, & le relâchement des mœurs
qui regne toujours au milieu de la multitude. En vain les Souverains rendront
des Edits en leur faveur, ils n’en profiteront point. Pour plaire à cette
multitude, semblables à une courtisanne qui ne vend le plus souvent ses faveurs
qu’avec répugnance & dégoût pour celui qui les achete, ils sacrifieront
d’abord leur goût, toutes les fois qu’ils y seront interessés, jusqu’à ce que ce
même goût une fois corrompu, ne leur laisse plus aucun sacrifice à faire.
C’est à ce goût dépravé de la multitude, que l’on doit attribuer le mauvais
succès, dans sa nouveauté du chef d’œuvre de Moliere, le Misantrope, qui ne
passa qu’à la faveur de la farce du Médecin malgré lui. Il ne sallut pas moins à
Moliere que tout l’intérêt que Louis XIV prenoit à lui, pour qu’il parvint
à mériter la gloire qu’il s’est
acquise. Louis XIV
l’encourageoit, le caressoit, le consoloit & le soutenoit seul contre les
cabales sourdes de la Cour & de la ville ; souvent il se faisoit une
affaire du jeu de ses pieces. Au milieu de ses brillantes campagnes en Flandres,
au camp devant l’Isle, il lui signa de sa main la permission d’aller faire jouer
le Tartusse à Paris. Malgré cela, le jugement & le goût de Moliere ne furent
pas toujours exemts d’erreur ; quelquefois il fut au-dessous de lui-même,
& le Comédien corrompit l’Auteur.
Supposés au contraire une société formée de jeunes éleves, venant déployer les
graces naturelles de la jeunesse, devant le corps entier de la nation
rassemblée ; le goût le plus sûr alors éclairera les talens ; les
jugemens seront unanimes & sans contradiction ; l’émulation deviendra
générale ; & le préjugé, d’accord enfin avec l’opinion, ne retiendra
plus les productions du génie.
Cet exercice, dans les instans précieux de la jeunesse, servira encore à
perfectionner son éducation. Les jeunes gens,
en
sortant des humanités, instruits de l’Histoire d’Alexandre & de César,
n’ignoreront plus jusqu’aux noms des Rois de leur patrie, après Pindare &
Horace ils apprendront à connoître les Poëtes François qui ont illustré les
Lettres, ils connoîtront l’Histoire & la Poësie de la nation, & à
l’exemple des Grecs, nos Piéces nouvelles pourront n’être plus tirées que de
notre propre Histoire. Nous avons vu avec quelle fureur le Public s’est porté
aux représentations du siége de Calais, Piéce qui n’a mérité son succès passager
que par l’heureux choix de son sujet. Les Comédies seront prises dans les mœurs
honnêtes & décentes de la nation, le vice y sera représenté sous les
véritables couleurs & la vertu dans tout son jour.
Telles étoient les Piéces Grecques, telle est Iphigénie d’Euripide où Achille
d’abord surpris à la premiere rencontre de Clytemnestre, à la vue de l’époux
d’Agamemnon, au milieu d’un camp & de tous les appareils de la guerre, lui
demande s’il doit l’éviter, & lorsqu’au
cinquieme
Acte Iphigénie veut se sauver à la présence d’Achile, Clytemnestre la retient
& lui ordonne de rester devant celui qu’elle peut regarder comme son
époux ; & dans quel tems ? « Dans le tems où l’impiété
est en crédit & va tête levée tandis que la vertu est foulée aux
pieds(a) »
Le fameux Acteur Baron fut si offensé des termes de l’ordonnance de sa
pension(b),
qu’il balança pour se décider à l’aller recevoir : Baron disoit qu’un
Acteur, pour devenir parfait, devroit être élevé sur les genoux des Reines,
expression peu mesurée, mais bien sentie
, dit un des Auteurs
de l’immense Dictionnaire de l’Encyclopédie. Cette expression ne prouve rien
pour l’Acteur, il seroit ridicule de penser qu’il fût possible que l’héritier
présomptif d’une couronne n’eût d’autre exercice que l’emploi de Comédien ;
mais avec quels applaudissemens, avec quelle
satisfaction, avec quels transports de joie les spectateurs verroient des
jeunes élèves de l’Ecole Militaire & de S. Cyr, encore sous les yeux du
Ministere chargé du soin de leur éducation, venir représenter sur ce théâtre
avec toutes les graces naturelles de la jeunesse, soutenues de la noblesse de
leur naissance. Ces transports pour les jeunes Militaires, seroient l’heureux
présage des victoires signalées qu’ils remporteroient un jour dans les armées
sur les ennemis de leur pays.
Quelle seroit la recette pour le début de tels acteurs ! Le produit excédant
de beaucoup les frais du Spectacle, le surplus alors pourroit être employé au
soulagement du malheureux contribuable des campagnes, & à l’extinction de la
dette nationale, tandis que d’un autre côté, les pièces ramenées à la pureté de
l’ancien Théâtre des Grecs, & la comédie devenue réellement l’école du
monde, l’amour, peint alors avec les traits du plus pur sentiment, remettroit en
honneur le mariage un peu déchu de son ancienne considération : & c’est
ainsi que
l’exécution de ce projet serviroit au bien
& à l’avantage général de la Nation.
L’extrême inégalité des fortunes entre les citoyens d’une même classe, fondée non
sur la mérite & les talens, mais sur les fonds d’avance, les crédits, &
les intérêts des retards toujours cumulés avec les bénéfices ordinaires du
commerce, fait que d’un côté le mariage aujourd’hui confond plus souvent les
rangs par les mésalliances, loin de servir à les distinguer ; tandis que
d’un autre côté des obstacles sans nombre éloignent de cet engagement, &
entraînent avec eux le relâchement & la corruption des mœurs, suites
nécessaires du luxe & de la misere.
Le luxe a gagné les campagnes : ce n’est pas le luxe des villes qui enleve
les hommes à la culture de la terre, mais le luxe même des campagnes. Un
Laboureur, ou un Vigneron possesseur de toute l’espèce représentative de son
pays, y tient toutes les fermes à loïer ; & le reste, malheureux,
craint de former son semblable.
Luxe, est un de ces grands mots sur
lesquels les Philosophes ont beaucoup disserté sans les avoir encore
parfaitement défini. Ce qui n’est qu’ornement dans la royauté, éclat &
majesté pour le trône, splendeur & magnificence pour un grand, est luxe pour un particulier. Dans ce sens le luxe ne consiste pas
précisément dans les richesses, mais dans la distribution de ces mêmes
richesses. C’est une chose de luxe, quand un simple particulier a chez lui une
chapelle & une comédie, un chapelain & des acteurs à ses gages. Le luxe
des villes a toujours été commun, le luxe des Cours & des Rois est
rare : pour en voir des exemples, il faut remonter aux anciens Rois de
Perse, & à quelques-uns de la premiere & de la seconde race de nos Rois.
Une Nation peut être fort pauvre & plongée dans le luxe ; une autre, au
contraire, très-opulente peut ignorer les abus qui en résultent.
La cause de l’inégalité des fortunes, a pour premier principe les emprunts
publics, & particulierement ceux qui ne
sont point
établis sur des branches de commerce national, & qui sont seulement créés
pour subvenir aux dépenses d’administration. La partie de l’Etat qui prête, fait
nécessairement retomber tout le poids de l’impôt sur celle qui n’a pas eu les
facultés nécessaires pour pouvoir en faire l’avance, & ôte en même tems à
cette dernière, dans le commerce, la ressource de ces mêmes emprunts. De-là les
immenses fortunes de quelques-uns, qui accumulent l’espece, & font la loi au
plus grand nombre. De-là dans les campagnes les biens fonds sans valeur, &
dans les villes les choses de luxe à vil prix ; tandis que les denrées
communes & de nécessité sont à un prix fort haut, & relatif à la rareté
de l’espèce : de-là les emprunts de toute nature & toujours onéreux. Le
dérangement de la fortune publique entraîne nécessairement avec lui celles des
particuliers ; & il n’est pas plus nécessaire, comme quelques-uns le
prétendent, qu’un Etat se doive à lui-même, qu’il ne l’est qu’un pere de famille
soit le débiteur de ses enfans.
En Russie le gouvernement despotique est assez heureux,
& quelquefois assez malheureux dans les momens d’un besoin pressant, pour
que son despotisme fasse qu’il n’ait aucun crédit pour emprunter des sujets de
l’Empire. On n’y connoît point encore les créations de charges & de
finances ; la Justice y est administrée à peu de frais, & les impôts
sont perçûs par commission par les Seigneurs des terres & les Gouverneurs
des Provinces, & déposés ensuite à la chambre des rentes.
Rente y est encore le mot générique & le synonime de revenu.
L’espèce représentative est aux choses de commerce, comme un est à cent ; ce
n’est précisément que la balance de l’échange. Cette balance une fois emportée
par le poids des emprunts, alors tout est rompu.
Mais la dette nationale une fois éteinte, aussitôt des masses d’or & d’argent
seront refluées dans le commerce, & y reporteront dans ses différentes
branches la circulation, le crédit, l’abondance & l’égalité :
bientôt renaîtront les beaux jours de la France ;
& l’on verra, pour la premiere fois, une Nation soudoyer ses armées avec le
produit de ses fêtes & de ses jeux.
L’établissement de ce spectacle national seroit d’une éxécution facile, si, loin
qu’il ait rien de méprisable, il peut servir au contraire à conduire aux
honneurs & aux dignités, & s’il est ordonné que nul ne pourra être admis
à aucune place publique à la Cour, dans le Ministère, ou dans la Robe, sans
avoir donné des preuves de ses talens dans les premieres années de sa jeunesse,
sur ce Théâtre de la Nation.
Ainsi après bien des siecles, nous commencerons pour la premiere fois à tenter
d’imiter & de surpasser nos modèles, les Grecs & les Romains, qui eurent
de tout tems des Spectacles entretenus aux dépens de l’Etat.
Nous voyons dans notre histoire, que l’Empereur Justinien(a) voulant rechercher l’amitié des François,
fit proposer
aux fils de Clovis, Childebert Roi de
Paris, & Clotaire Roi de Soissons, d’accepter le droit de venir présider,
comme les Empereurs, aux jeux qui se célébroient dans l’Amphithéâtre de la ville
d’Arles.
Quel spectacle seroit plus intéressant, que celui de toute une Nation
réunie ! Là un pere diroit à son fils, « Vois au milieu de cette
auguste assemblée, le meilleur des maîtres & le plus humain des rois. Au
sein des batailles, & volant de conquêtes en conquêtes, il arrosa de pleurs
plus d’une fois les lauriers de sa victoire. Plus grand lorsqu’il éprouva les
revers, il vit la mort lui enlever les objets de sa tendresse sans en être
abattu ». Ici une jeune beauté en secret, se diroit à elle-même,
« Voilà celui qui regne avec tant d’empire sur les cœurs, & qui par
conséquent a encore bien plus de pouvoir que n’en avoit le Cardinal de
Richelieu, lorsque le Lieutenant Général d’Andeli refusoit d’accorder sa fille
au grand Corneille ».
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