Chapitre prémier.
Le sujet.
LE sujet est la partie essentielle d’un Poème Dramatique,
il en est, pour ainsi dire, l’ame. De lui dépend sa chûte
ou son succès. S’il est mal choisi, s’il ne peut se plier
au Théâtre, les éfforts du génie deviennent inutiles ; envain, le Poète
aurait une diction brillante & soutenue, & le feu de l’imagination
joint aux graces de l’esprit.
Tous les sujets doivent non seulement être vrais, mais vraisemblables. Des
qu’ils sont fondés sur l’impossible, le Spectateur se révolte, indigné qu’on
veuille le rendre trop credule. Le Poète ne saurait enfin être trop
difficile sur le choix d’un sujet. Si quelques Auteurs du Théâtre Français
voyent mourir leurs pièces à l’instant qu’elles viennent de naître, c’est
qu’ils n’ont pas sçû démêler si l’événement qu’ils prenaient pour leur
action plairait aux Spectateurs, ou les révolterait. M. De Belloi se montre
un grand Maître dans la pratique du Théâtre ; il n’ignore point que le sujet
fait souvent le principal mérite d’une Tragédie.
Cette sévérité dans le choix de ce qui doit être la matière d’un Drame, que
je recommande si fortement aux Poétes, les Anciens la poussaient beaucoup
plus loin que nous. Ils ont connu de tous tems combien le sujet prêtait de
mérite à un Poème ; ils l’ont même soumis à certaines
règles, avant d’avoir la moindre notion des autres
difficultés du Drame.
La Comédie & la Tragédie souffrent un sujet rempli d’incidens ; elles
éxigent même qu’on ait toujours soin d’en faire naître plusieurs les uns
des autres ; elles ne veulent pas néanmoins des faits incroyables ou
compliqués, comme ceux de l’Etourdi & d’Héraclius, mais de simples & de naturels. Il faut que
les événemens se rapportent à un seul Acteur, afin que le principal
personnage attire seul toute l’attention. Faites lui successivement
éprouver de nouveaux revers, qu’il parvienne au comble du bonheur ou de
l’infortune lorsqu’il en parait encore éloigné
Les sujets de notre Spectacle doivent être clairs & concis ; la
simplicité en fait souvent le prémier mérite. Il est vrai que
quelques-uns de ses Drames contre-disent ce que j’avance. Mais ils
s’écartent trop de son genre. Je prie le Lecteur d’en être persuadé ; ce
n’est qu’àprès une Etude
réfléchie de la
nature du nouveau Théâtre que j’ose en pénétrer les Mistères, & que
je m’enhardis a donner des règles pour la composition de ses Poèmes. Tom Jones, la Fée Urgèle, &c.
ont beau avoir du succès, je soutiendrai toujours qu’ils ne sont point
faits pour le nouveau Théâtre, puisqu’ils s’éloignent de la simplicité
que son genre demande absolument. Le Public montre chaque jour qu’il est
de mon avis ; il fait bien plus d’accueil aux Pièces simples de son aimable Théâtre, qu’aux Poèmes intrigués qu’on se hazarde à y produire. En un mot, un seul
événement suffit pour animer le Drame de notre Opéra : encore n’est-il
pas nécessaire que cet événement soit essentiel & considérable : il
suffit même de copier la moindre petite action de la vie de son
principal personnage ; & souvent rien du tout.
Dans le Savetier, Blaise court risque
de voir enlever ses meubles, & n’en a que la peur : voila une Pièce
qui renferme un seul événement. Le Drame du Jardinier &
son Seigneur ne peint rien de considérable, un Paysan a dans
son Jardin un lièvre qui ronge ses Choux & ses Navets ; il supplie
son Seigneur de vouloir bien lui faire la
Chasse ; celui-ci vient avec une suite nombreuse, & les Potagers du
manant sont tout-à fait détruits ; voila une intrigue peu fatiguante à
suivre : on verra dans un autre Chapitre, ce qu’elle offre de peu
vraisemblable.
Je crois avoir prouvé que le sujet de l’Opéra-Bouffon est toujours peu de
chose. le Maréchal-Ferrant, & presque toutes les
pièces qui brillent sur son Théâtre, ne sont qu’un image de la vie des
Artisans, sans qu’on leur fasse ordinairement arriver la moindre
avanture, la plus petite catastrophe. Les mariages qui terminent les
nouveaux Poèmes ne multiplient point les événemens qu’on doit avoit en
vue, puisqu’ils ne tiennent en rien au fond du sujet primitif &
n’ont aucun rapport au titre de la Pièce. Ils en forment l’épisode &
l’Episode est toujours une faute. Pour qu’il fut possible de les
regarder comme participant à l’intrigue, il faudrait que ce fut le Hèros
du Drame qui se mariât, au lieu que c’est toujours un Personnage
subalterne. Mais s’ils ne doublent point l’action principale puisqu’ils
sont comme détachés, ils détournent trop l’attention du Spectateur de ce
qui devrait l’occuper, & semblent former deux petites Pièces
dans une, ainsi que je le prouverai ailleurs.
Le jeune Poète du nouveau Théâtre est donc contraint de faire choix d’un
sujet qui soit très-simple. Un rien lui suffira pour occuper la Scène.
S’il a le bonheur de trouver un métier quelqu’obscur qu’il soit, dont
l’Opéra-Bouffon n’ait point encore tiré parti, il est certain de
remporter tous les suffrages. Qu’il sache peindre d’après nature tel
Artisan dans sa Boutique, cela lui tiendra lieu de l’intrigue la mieux
recherchée, & composèe avec le plus d’Art. Je lui conseille, encore
une fois, de rejetter tout sujet un peu relevé, qui demande du travail
de la part du Poète, & de l’attention de la part du Spectateur ; le
Spectacle moderne n’en est point susceptible ; on l’avouera sans peine
si l’on connait bien son genre & sa nature ; il semble dire ce Vers
à tous les Auteurs dont il enflamme le génie :
Plus son action sera simple & commune, plus elle fera d’èffet sur le
Théâtre que nous adoptons. Messieurs Sédaine & Anseaume sont les
meilleurs éxemples qu’on puisse se proposer.
Autant qu’il est nécessaire de chercher
un
sujet facile, bas & sans intrigue, autant est on obligé de le rendre
court & précis une fois qu’on a eû le bonheur de le rencontrer. Les
Drames du nouveau genre veulent être serrés dans leurs marches &
dans leurs discours. Il faut élaguer le plus qu’il est possible. L’Art
est de sentir ce qu’il est a propos de faire & ce qu’on ne peut se
dispenser de dire. « On ne peut, remarque
fort bien M. Diderot13, mettre trop d’action &
de mouvement dans la farce : qu’y dirait-on de
supportables ? »
Le Dialogue des nouveaux Drames ennuirait
bientôt s’il se donnait la liberté d’être trop-long. Ceci achève de
prouver qu’il faut que leur intrigue soit éxtrêmement simple :
On conçoit que la composition de nos Opéras est assez difficile. Ils sont
comme autant de mignatures qui représentent en petit ce que la Comedie
nous offre en grand. C’est dans le choix du sujet qu’on
éprouve sur-tout le plus d’embarras. On peut encore
regarder les Drames du nouveau Spectacle comme des plans ou des canevas
de Comédies, dans lesquels on ne jette quelques paroles qu’afin
d’exquisser le caractère des Personnages.
On s’écrie depuis long-tems que tous les sujets en général sont épuisés.
Examinons si l’on raisonne juste.
Il est certain que ceux de la Comédie ne sont plus aussi abondans
qu’autrefois, non par ce que les hommes se sont rendus meilleurs ; ils
seront toujours méchans & enclins à mille faiblesses ; mais par ce
que les grands défauts ont été saisis. Il ne nous reste à mettre sur la
Scène que des demi caractères, des vices à la mode, qui changent bientôt
de forme. Molière s’empara des fameux originaux qu’il appercut dans le
monde. Regnard vint traiter après lui ceux qui lui échappèrent ou que la
mort l’empêchat de peindre. Néricault Destouches, cet aimable
Philosophe, acheva de tout moissonner. Ces
grands hommes ne nous ont laissés que leurs restes, s’il est permis de
le dire, que ce qu’ils ont dédaignés. La Comédie épuise bientôt les
ridicules : ceux d’un siècle sont à peu près les mêmes que ceux de mille
autres. Les Hipocrites se couvrent sans cesse du manteau de la
Religion : l’Avare sera toujours l’ésclave de son Argent, &
éprouvera la misère au sein des richesses : les Joueurs de notre siècle
ne sont malheureusement que trop semblables à ceux du tems de Louis XIV.
Enfin, les grands caractères de la Comédie sont très rares. Ils se
présentent d’abord à l’homme de génie qui s’en saisit, & ne nous
laisse à peindre que des vices de société.
Monsieur Marmontel est d’un avis différent dans sa Poètique. Il prétend
que les sujets des Pièces de Théâtre ne tariront jamais. Je suis au
désespoir de me trouver forcé de le contredire. Puisque les principales
Passions des humains restent toujours au même dégré, il est clair qu’une
fois qu’on les aura mises sur la Scène, on
ne
pourra plus y faire paraitre que des Passions du second ou du troisième
Ordre : ce n’est point un peu de couleur, une ombre plus ou moins forte
ajoutée à un Tableau qui lui prête le mérite de la nouveauté.
Monsieur Marmontel pour prouver qu’il est facile de rencontrer des sujets
neufs, a la bonté d’en indiquer quelques-uns aux jeunes Poètes. Mais il
aurait bien dû s’apercevoir que la plus part des sujets qu’il leur donne
pour nouveaux, ont une certaine analogie avec ceux qu’on à déja traités.
Les caractères de ses contes moraux ne sont pas même tout-à-fait des
Copies Originales. Par éxemple, le prétendu
connaisseur ressemble très-fort à M. Francaleu de
la Métromanie, ainsi qu’au Baron du Médecin par
occasion de Boissy. La bonne & la mauvaise
Mère, sont presque la même chose que l’Ecole des
Mères, Comèdie de la Chaussée. Cet Auteur éprouve le sont de
ceux qui entreprenent actuellement de mettre sur la Sçène Comique des
caractères qui lui sont inconnus ; ils peignent les faibles originaux de
leur socièté, ou bien ils dérobent, sans s’en appercevoir, quelques
traits d’un caractère qui nous est déja familier.
La meilleure preuve que je puisse donner de la
stérilité du Théâtre Comique, c’est que les Auteurs de nos jours, osent
à peine entreprendre de travailler pour lui ; & que les plus hardis
n’y font paraître que de Pièces singulières & bisares.
La Tragédie serait dans une aussi grande disette de sujets, s’il n’était
permis d’y employer souvent les mêmes Passions. Tous ses Personnages
sont ambitieux, fourbes, cruels ; je ne conçois pas comment on ne se
lasse point d’une pareille répétition. Avant d’assister à la
représentation d’une Tragédie, il est aisé de savoir quels en seront les
Personnages. Qu’on s’attende de voir paraitre un Tiran, un Usurpateur,
un Prince mal’heureux, une Princesse qui aime & qui hait ; on ne se
trompera pas de beaucoup. On n’apréhende point d’être mis au rang des
plagiaires, quand on donne au Hèros d’une Pièce nouvelle, les mêmes
passions qui ont déja servi de matière à cent Tragédies : il suffit que
le Héros qu’on fait agir soit d’un pays éloigné du Prince dont il imite
les mœurs, & qu’il s’exprime différemment.
La Tragédie jouit encore d’un autre avantage
qui nous assure qu’elle n’épuisera guères ses sujets. L’Histoire est un
vaste champ qu’elle ne parcourera jamais en entier, & qui s’agrandit
à chaque pas qu’elle y fait. Elle y trouvera toujours des éxemples de
fureur, d’héroisme & d’amour. La Tragédie est donc plus séconde que
sa Rivale, & par conséquent moins difficile, puisque les sujets
sérieux viennent s’offrir sans peine. Il est vrai que son stile arrête,
embarrasse quelques fois ses Auteurs, car il n’est pas aisé d’écrire en
même tems avec simplicité & avec Noblesse. Mais comme on surmonte
maintenant cet obstacle en avilissant un peu sa manière de s’exprimer,
sa composition n’est presque plus gênante.
Les Poètes Grecs qui se livraient à la Tragédie, n’avaient guères de
sujets propres pour ce genre de Drame. Ils ne leur était permis de
mettre sur la Scène Tragique que deux ou trois Familles, célèbres dans
leur Histoire, telles que celle d’Alcméon, d’Œdipe, d’Oreste, de
Mèléâgre, de Thyeste, de
Teléphus14. Ils
s’écartaient bien quelquefois de la route ordinaire, mais ils y
revenaient le plus-tôt qu’il leur étaient possible ; qu’on en juge par
les Pièces d’Eschile, de Sophocle & d’Euripide. Les Grecs croyaient
sans doute, que les divers malheurs qu’éprouvèrent Œdipe & la maison
d’Agamemnon, inspiraient plus de terreur & de surprise, qu’aucun
trait d’Histoire qu’on aurait pu mettre au Théâtre. Ils avaient tort de
borner les sujets tragiques ; c’était trop gêner les Poètes ; c’était
empêcher le genie de s’étendre, & de créer des situations
nouvelles.
Si on ne sçaurait faire un pareil reproche aux Français, on a lieu de
s’étonner qu’ils ayent été plus d’un siecle à ne représenter sur la
Scène tragique que des Héros Grecs & Romains, sans considérer que
leur propre Histoire offrait des sujets aussi frappans & plus dans
leurs mœurs. L’éxemple des Grecs devait plutôt nous faire ouvrir les
yeux : c’était toujours parmi eux qu’ils prenaient les actions de leurs
Drames. Alors les Spectacles leur étaient vraiment utiles, puisqu’ils
n’entendaient parler au Théâtre que de la Religion qu’ils suivaient, des
guerres que
racontaient leurs annales, &
de la gloire ou des infortunes de leurs ayeux. Enfin les Français se
sont apperçus de nos jours qu’ils avaient négligé ce qui ferait le plus
d’honneur à leur Théâtre. M. de Voltaire est un des prémiers qui osat
placer des Héros Français sur notre Scène Tragique. M. de Belloi,
éclairé par les éssais & par les réfléxions de ce grand homme, a
composé de nos jours un Poème qui ne doit peut-être son prodigieux
succès qu’à l’heureux choix de son sujet, pris au milieu de la Nation.
Il me semble que nos Poètes Tragiques, encouragés par les
applaudissemens qu’ils ont vu prodiguer à M. de Belloi, doivent
s’appliquer à nous peindre les infortunes, les vices, les vertus, des
grands hommes nés dans la France. Ils seront certains de plaire,
d’attâcher d’avantage. Nous serions plus séduits, plus frappés du
tableau des malheurs de nos Pères, que de la peinture d’un Grec ou d’un
Romain, qui vivait deux mille ans avant nous, ou qui n’éxista peut-être
jamais. Que les Poètes Tragiques ne craignent donc point de puiser dans
nos annales, qu’ils ayent même la hardiesse de nous retracer des faits
presque nouveaux, n’est-ce donc que la seule l’Antiquité qui rend les
sujets vraiment tragiques ? Lorsqu’un
événement peut dater d’un siècle, on est libre de dire hardiment la
vérité : pourquoi faut-il attendre un tems si long ? Parce que
l’Historien & le Poète ne sont que des hommes.
Le sujet qui offrira un ridicule frappant à peindre, qui ne fera paraitre
que des actions enjouées, ou qui n’ayent rien de triste, est du vrai
genre de la Comédie. On veut voir sur sa Scène une critique plaisante
des mœurs & des folies humaines, & non des situations
douloureuses. Je conseille au Poète qui voudra composer une véritable
Comédie, telle qu’on en conçoit l’idée, de préférer un sujet purement
gai. Veut-on que le Comique larmoyant se repande par-tout ? Je parlerai
ailleurs de ce qui le concerne : il me suffira de faire remarquer ici,
combien il est mal adroit dans une Comédie, quelque soit son genre, de
mettre un des personnages en danger de mort. Quel intérêt peut-on
ressentir ? Ignore-t-on qu’il ne doit point perdre la vie, puisque ce
n’est point une Tragédie qu’on nous représente ?
Le nouveau Théâtre ne craint point encore de manquer de Sujets. Un jour
viendra peut-être qu’ils commenceront à devenir rares. Ce tems est trop
éloigné pour nous causer la moindre inquiétude. Avant que notre
Spectacle ait fait passer en revue tous les Arts & Métiers, il se
sera fait de grands changemens dans le goût, dans la façon de penser des
Français.
Les jeunes Poètes qui se consacrent au Théâtre moderne ont peut-être
certaine peine à rencontrer des Sujets. Je vais leur en proposer
quelques uns. S’ils les travaillent avec soin, ils auront sûrement la
gloire de réussir. En leur fournissant des matériaux pour composer
quelques Drames du nouveau genre, je leur enseigne plus fortement ce que
j’entends par des Sujets convenables à notre Opéra. La
Marchande de modes pourrait être une jolie pièce. Le Boucher mérite bien d’être traité. Le
Chaircuitier ferait un Drame fort
agréable. Le Perruquier ferait sûrement plaisir. On
pourrait composer un Opéra-Bouffon intitulé Le Rien,
qui charmerait la France entière. On personnifierait l’idée que nous
avons des Riens ; dans chaque Scene on verrait des Riens qui prendraient des formes différentes. Cette
Pièce prouverait que des Riens nous plaisent &
nous occupent. Une musique sur des Riens ne serait
point étonnante : dira-t-on que le Drame que je propose ressemble assez
à la plus-part de nos Opéras ?
Il se présente ici naturellement une question importante ; doit-on
traitter des sujets déja connus ? Pour moi je suis d’avis qu’il faudrait
trancher la difficulté, & se décider tout uniment en faveur de
l’affirmative. Cependant, comme il est de gens qui ne se rendent qu’à
force de raisons, je vais m’éfforcer de leur en dire quelques unes.
Les Français sont si grands amateurs de la nouveauté qu’ils la veulent
par-tout. Les Auteurs Dramatiques sont contraints de se fatiguer, de se
donner la torture afin
de chercher des Sujets
neufs. Qu’arrive-t-il de là ? Ils écrivent souvent des sotises. Au-lieu
qu’en travaillant sur un modèle fait de main de maître, ils feraient
moins de fautes & plairaient d’avantage. Ce que l’un a mal fait,
l’autre ne sçaurait le perfectionner. Ainsi quand un beau sujet a le
malheur de tomber dans des mains mal-habiles, il est perdu pour jamais.
Voilà pourquoi la Comédie est maintenant si pauvre & si stérile.
Permettez même qu’on traite une autre-fois, l’Avare,
le Tartufe, le Joueur, le Glorieux, &c. En donnant à ces divers
caractères les nuances qui sont propres à notre Siècle. La Comédie
fleurira de nouveau. Quelque Molière sortira peut-être tout-à-coup du
sein de la poussière où le retient la difficulté de se procurer des
sujets saillans & théâtrals. De même que vous vous amusez à
contempler les différentes manières de jouer des Acteurs qui montent
tour-à tour sur le Théâtre, de même vous jouirez du plaisir de voir de
quelle façon cet Auteur traitera tel sujet bien ou mal rendu par ses
prédécesseurs ; vous goûterez la douceur maligne de la comparaison. Vos
amusements se multiplieront alors, & les Lettres en retireront un
nouveau lustre.
Il est étonnant qu’on laisse prendre à la Tragédie plus de libertés. Elle
fait reparaître sans crainte, l’ambition, la cruauté, l’amour &
l’héroïsme ; on lui permet encore de nous montrer plusieurs fois les
sujets de ses Drames retravaillés de nouveau. Que dirions nous si les
Auteurs de la Comédie osaient s’emparer des mêmes avantages, & si
quelqu’un d’eux s’avisait de mettre au jour une Pièce intitulée Le Tartuffe, ou le Misantrope ? M.
de Voltaire ne se fit point un scrupule de donner au Public Œdipe déjà traité par le grand Corneille. La Mothe ne se
contenta pas de faire paraître un troisième Œdipe, il
en composa deux tout à la fois, l’un en prose, l’autre en vers15. Nous avons trois Mariamne ;
& je ne sais combien de Cléopatre. Il est facheux
que la Comédie ne puisse rien citer de pareil ; puisque sa rivale
s’élève au dessus du préjugé que nous avons établi, pourquoi
n’oserait-elle aussi le secouer à son tour ?
Nous étendons jusques sur la Musique ce préjugé si ridicule. Tandis que
les Italiens voyent chaque année leurs meilleurs Opéra-sérieux mis en
musique par de sçavans Compositeurs, nous allons gravement applaudir les
notres, dont nos Grands-Pères savaient les airs par cœur. Une pareille
absurdité est cause que notre Opéra-sérieux décline chaque jour. Ses
amateurs meurent insensiblement, il ne restera plus que ceux du
Spectacle moderne, & sa ruine totale s’ensuivra. Revenons d’une
erreur aussi dangereuse aux progrès des Arts & des Sciences, &
nos Théâtres sembleront renaître.
Mais reprenons le fil de mon discours. J’ai dit plus haut que la
simplicité fesait l’ornement des Drames de notre Spectacle, & que
sans elle ils ne sauraient subsister. Qu’on ait donc soin de choisir des
sujets simples. Ceux que présentent les principales sources ou l’on va
les puiser,
ne peuvent être surchargés
d’événemens. Que fait naître l’idée d’un pauvre ouvrier ? Rien : On se
contente de le peindre au milieu de ses occupations & de sa famille.
Il est impossible de se trouver dans le cas d’imaginer une Pièce
embrouillée par une intrigue pénible à suivre.
Il se trouvera peut-être des gens qui croiront avoir lieu de mépriser
l’Opéra-Bouffon, parce que ses Drames sont, ou doivent être, la
simplicité même. Je les prie de ne point aller trop vite, & de
vouloir bien réfléchir un instant. Les Auteurs de Poétiques soutiennent
tous, qu’il faut que l’action des Drames soit simple. Les Anciens nous
ont dictés cette loi si sage. Leurs Pièces n’ont presque point
d’intrigue. Rien de si simples que les Tragédies d’Éschyle, telles que
le Promethée, les Perses, Agamemnon, les Suppliantes, &c. On m’objectera que je ne cite que l’enfance du
Théâtre ; mais son enfance vaut bien sa décrépitude. D’ailleurs,
Plutarque même recommande en général ce que je n’adresse qu’aux Auteurs
de l’Opéra-Bouffon. « Lorsque l’on fait des jeux, il faut les
faire en jouant, & les accompagner d’une
grace naive & simple, non pas d’un appareil
de grand éclat. »
Scaliger encourage les Poètes du Théâtre
moderne à être simples : « En un mot, dit-il, les petits sujets
entre les mains d’un Poète ingénieux ne sauraient mal réussir16. »
D’Aubignac dit encore la même chose : « Il faut remarquer aussi
que le Poète doit toujours rendre son action la plus simple qu’il
lui sera possible17. »
En voilà assez pour éxcuser notre
Opéra. Son vrai genre est énnemi des vains ornemens ; il est d’autant
plus beau qu’il se pique toujours d’être simple.
Les sujets que les Auteurs de notre Spectacle ont choisis jusqu’à présent
ont eu presque tous un succès prodigieux. Suivant le raisonnement de
l’Abbé d’Aubignac dans sa Pratique du Théâtre18,
nous en
devrions tirer une conséquence tout à fait particulière. Voici les
propres termes de cet Écrivain. « Il ne faut pas oublier, (&
ce n’est pas une des moindres observations que j’aye fait sur le
Théâtre) que si le sujet n’est conforme aux mœurs & aux
sentimens des Spectateurs, il ne réussira jamais, quelque soin que
le Poète y employe, & de quelques ornemens qu’il le
soutienne. »
Ainsi nous aurions les mœurs d’un Bucheron,
d’un Savetier, &c. Non, j’aime mieux croire que d’Aubignac s’est
trompé. Si l’on soutient qu’il a rencontré juste, on ne nous prêtera pas
une façon de penser trop noble. Il serait alors de notre honneur
d’estimer plutôt les Tragédies de Corneille, où respire l’antique vertu
des Romains, que des Pièces où l’on dépeint d’après nature un misérable
Artisan. Mais, encore une fois, l’Abbé d’Aubignac se trompe dans
l’endroit de son Livre que je viens de rapporter ; il faut absolument le
penser, le dire & le faire croire.
Il est pourtant probable qu’un Auteur Dramatique doit saisir dans ses
Pièces le
goût de sa Nation. Ce qui se
pratique chez nos Voisins en est une preuve. Les Anglais, les Allemands,
les Hollandais & les Dannois, aiment les intrigues compliquées,
& des Spectacles prodigieux. Aussi leurs Poètes mettent-ils sur le
Théâtre tout ce qui peut le plus frapper les yeux, soit par sa
bisarerie, soit par son horreur. Les Italiens & les Espagnols sont
naturelment dévots, aussi voit-on dans quelques unes de leur Comédies
des Processions dans les règles, & tout ce qui a rapport à la piété.
Je dirai peut-être encore ailleurs combien le goût d’un Peuple influe
sur les actions de ses Drames ; mais j’espère qu’on me pardonnera de
parler souvent du Théâtre de nos Voisins.
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