Chapitre II.
Regrèts de ce qu’ARISTOTE n’en a rien écrit de
considérable.
A
ucun Auteur ne peut se vanter d’avoir
écrit sur les règles du Théâtre avec autant de succès qu’Aristote. La Poètique de ce grand Philosophe est parvenue jusqu’à
nous, malgré le nombre des siècles qui se sont écoulés. Dès l’instant
qu’elle parut, elle remporta tous les suffrages ; & au bout de trois
mille ans elle enchante encore nos Sçavans, & nous donne des préceptes
que l’on s’éfforce de suivre. Les changemens arrivés par tout l’Univers,
dans les langues recues, dans les mœurs, dans le goût, ne l’ont point fait
oublier. Elle semble acquérir chaque siècle un nouvel éclat. Les Empires se
sont détruits, & ce Livre si profond est toujours le même, il ne périra
sans doute
qu’avec le monde entier. De quelles
lumières ne fallut-il pas que son auteur fut doué ? Il instruisit d’un art
qui n’avait guères de règles de son tems, & dont chaque nation vient au
bout de trois mille ans chercher dans son Livre la connaissance & les
règles certaines.
Il ferait à souhaiter pour la gloire de l’Opéra-Bouffon que ce grand
homme vécut de notre tems, ou que son prodigieux sçavoir se trouva logé
dans une tête Française. Je suis persuadé que notre Philosophe Grec
composerait quelque écrit célèbre sur le Spectacle qui nous fait tant de
plaisir. La raison qui me le fait croire ést toute simple, c’est
qu’ordinairement les Auteurs ne traitent que des sujets analogues au
goût de leur tems. Aristote n’aurait point fait une Poétique en faveur
de la Tragédie, si lorsqu’il vivait, les Euripide & les Sophocle
n’avaient été généralement applaudis. De nos jours il dédaignerait la
Comédie & sa rivale & n’écrirait qu’une Poètique sur
l’Opéra-Bouffon. Que ne dirait-il pas au sujet d’un genre si goûté ?
Nous y découvririons des
beautés qui nous
seront peut-être toujours inconnues. Sa plume sçavante immortaliserait
les agrémens du nouveau Théâtre en les fesant passer pour des loix.
Quand j’avance qu’il n’en a point parlé, l’on aurait tort de me croire à
la lettre, il est très-possible qu’il l’ait connu. Les mêmes accidens,
le ravage des années, qui nous ont privés de son Traité des
passions, pourraient bien nous avoir enlevé ses discours au
sujet de l’Opéra-Bouffon, ainsi que je le démontrerai plus bas.
Notre Siècle ne s’est pas seulement orné d’un Spectacle digne enfant de
la joie ; la Littérature fait d’un autre côté des progrès qui achévent
de combler sa gloire. Dans le même tems que nous donnons naissance à
l’Opéra-Bouffon, nous avons le bonheur d’inventer des Énigmes d’un genre nouveau, ou du moins de les remettre en
crédit. Celle que le Sphinx proposait au Peuple de
Thèbes,
doit baisser pavillon devant l’espèce d’énigme dont je
parle. Les Grecs, les Romains, & même les Égiptiens, ne sçauraient
nous disputer l’avantage de les surpasser. Il est beau de voir les
Français enrichir le Théâtre de découvertes précieuses, & trouver
tout-à-la fois une façon nouvelle de composer des Énigmes. Ces petits
Poèmes aiguisent l’esprit, font briller sa pénétration, dissipent
agréablement la mélancolie & l’ennui. On appelle le genre d’Énigmes
dont je veux parler Calembours ou Charade. L’art de bien les faire est d’appliquer à un seul nom
deux termes étrangers, sans compter sa définition naturelle ;
c’est-à-dire, qu’il faut rencontrer un sens complet dans chaque partie
d’un mot de plusieurs sillabes. Un éxemple me fera mieux comprendre. On
propose ainsi en forme de question un mot de plusieurs sillabes. Ma
prémière partie est un terme de Mathématique, ma seconde, ce que nous
habitons & mon tout, une partie de l’Europe. Le mot de l’Énigme est
Angleterre, dans lequel
on voit Angle, Terre. En voici encore une autre, qu’on
prétend être l’ouvrage d’une Dame illustre aussi distinguée par son
esprit que par les charmes de sa personne. Ma prémière partie est l’Immensité, ma seconde, la Lumière,
& mon tout l’Eternité. Le mot qui renferme tant de
diverses acceptions, c’est Toujours ; il est composé
de tout & de jours.
Ces Logogriphes si spirituels & d’une espèce
nouvelle, ont le bonheur de nous divertir alternativement avec
l’Opéra-Bouffon. On ne les connaissait pas du tems d’Aristote, puis
qu’il dit dans sa Poétique ; « Les noms ne signifient rien, même
doubles & séparés, comme Théodore, si l’on
désunit les deux noms qui le forment, ni l’un ni l’autre ne
signifient rien12. »
Je crois avoir prouvé le contraire ; je
vais le faire sentir encore mieux par ce même mot Théodore, que notre Philosophe soutient ne signifier qu’un
simple nom d’homme. Je trouve d’abord Théo ou Théos qui en Grec θεως, veut
dire Dieu. Dore s’entend toujours
par Donné δορος ; ainsi le tout ensemble offre un sens
très-complet ; Dieu-Donné, Donné par Dieu ; si l’on
veut en faire une division, l’ame est encore satisfaite des idées
qu’elle y rencontre.
Il est donc aisé de s’appercevoir que l’Oracle des Sçavans a mal défini
les noms. Son célèbre traducteur, M. Dacier,
qui fut
plutôt d’Athènes que de Paris
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, a tombé dans la
même faute, si toute fois c’en est une ; on doit s’en prendre à
l’éxcessive admiration qu’il ressentait pour les ouvrages de notre
Philosophe, loin de soupçonner la justesse de son goût : si l’Auteur
Grec avait soutenu que le blanc est noir, Dacier & la foule
pédantesque des se seraient aussitôt mis à crier la même
chose. Aristote est aussi fort éxcusable ; on fesait bien de son tems
des Tragédies sublimes, mais non pas des Énigmes comme les notres. Il
était réservé au Siècle où nous sommes de faire naître, ou de
perfectionner, l’Opéra-Bouffon, & d’inventer de singulières
Énigmes
On ne se douterait peut-être jamais de ce qui me fait vivement regretter
que
nous n’ayons pas quelqu’ouvrage d’Aristote
sur notre Spectacle favori. Se l’imaginerait-on ? L’on regarde presque
ce fameux Philosophe comme un saint. Or, nous aurions ajouté plus de foi
à ses paroles. La force de ses raisons nous persuaderait à demi, &
le souvenir de ses vertus acheverait de nous convaincre. Oserait-on
résister à l’éloquence d’un Sçavant qu’on place au rang des Bienheureux,
quoiqu’il vécut dans l’idolatrie ? Le Lecteur s’étonne peut-être de ce
que je dis. Quelle éxtravagance ! s’écriera-t-il ; Aristote au nombre
des Élus ! Je le supplie de croire que je n’avance point sans preuve une
pareille chose. Plusieurs Auteurs ont prétendus que quelques Payens
vertueux pouvaient être sauvés13. Un grand nombre de Gens doctes ont soutenu qu’Aristote
sur-tout n’était pas au rang des réprouvés. Voetius a écrit un Livre
éxprès, intitulé : De salute Aristotelis. J’ignore si
on a eu la même bonté pour Homère, Sophocle, Virgile, Horace, Cicéron,
&c, &c. L’on aurait pu, selon moi,
les faire jouir d’un pareil bonheur. Un Payen qui suivait les devoirs
de l’honnête homme, qui ne s’écartait jamais de ce que lui prescrivaient
ses Dieux & la probité, ne valait-il pas ce Chrétien qui semble se
faire un plaisir de se moquer de la Religion, & d’afficher les
désordres de sa vie ?
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