Chapitre III.
Origine des Théâtres.
L’époque des Spectacles ne me paraît pas juste. On prétend
qu’ils ne furent connus qu’environ deux cens ans avant Aléxandre. Peut-on
présumer que les Habitans de la Terre furent si longtems plongés dans la
barbarie ? Ils cherchèrent, sans doute, des amusemens à mesure que leurs
connoissances s’agrandirent. Dès que les sociétés furent formées, dès que
les hommes devinrent sensibles au plaisir, ils suivirent tout ce que leur
inspirait la gaieté. N’a-t-on pas lieu de penser que cette joie tumultueuse
qu’ils ressentaient, dans quelque grande cérémonie, ou bien après une
victoire signalée, ne leur ait fait inventer une espèce de Spectacle ? Les
uns célébraient par leurs danses la victoire qu’ils remportaient ; les
autres représentaient par des gestes l’audace, la frayeur & la
fuite de leurs énnemis. Delà s’ensuivait une sorte
de Comédie, qui se ressentait, il est vrai, de la simplicité des tems ; mais
qui n’en était pas moins un Spectacle. Ainsi l’origine de la Comédie, ou de
la Pastorale, car ce fut d’abord la même chose, doit se chercher dans les
premiers siécles du monde.
La Comédie n’aura pris une certaine forme, ou plutôt n’aura été
tout-à-fait en usage, qu’après la découverte du vin ; c’est-à-dire, au
plus tard, après la mort de Noé. Il est probable, qu’en recueillant
cette liqueur délicieuse, qui chasse même la gravité du Sage, on se soit
livré à mille folies. On aura voulu représenter l’allégresse qu’on
éprouve, une coupe à la main ; les Chansons auront d’abord exprimé les
sentimens de l’âme. Une aventure singulière, arrivée dans le canton,
mettant en humeur tous les esprits, sera venue ensuite égayer
malignement les Spectacles bacchiques. Delà l’invention des paroles
& du dialogue dans les Piéces ; il me semble voir chaque père de
famille, le front couronné de pampre & de lierre, assister à ces
jeux naïfs, marquer les entre-Actes, ou la fin des Scènes, par d’amples
libations
du divin jus de la treille ; &
applaudir en bégayant, aux rustiques plaisanteries de leurs Drames
naissans.
Le savant Isaac Casaubon paraît être de mon avis ; il date de bien loin
la naissance des Spectacles, puisqu’il prétend qu’ils ne la doivent qu’à
la Nature. Voici une partie de son raisonnement. « La nature,
dit-il, est la mère des Arts ; elle l’est aussi des Fêtes ; les
Fêtes ont enfantés la Danse & les bons mots ; de la Danse est
venue la Musique ; & des bons mots sont nés les Spectacles
comiques. »
Voila, selon moi, une réfléxion à laquelle il
est difficile de rien objecter. Je suis faché, pour la gloire de la
Poésie, que la Danse & la Musique ayent sur elle le droit
d’aînesse ; peut-être qu’elle ne peut leur disputer le pas, à cause de
leur ancienneté : il faut avouer pourtant, que cet avantage est bien
frivole ; la Musique & la Danse furent inventés lorsque les hommes
étaient encore grossiers & simples ; mais c’est en se polissant
qu’ils eurent la prémière idée de la Poésie.
Pour revenir à mon sujet ; je vois dès le tems de Bacchus, de Mercure,
d’Osiris, ou de Noé2, le germe de la
Comédie
se déveloper insensiblement. Elle eut d’abord la forme pastorale,
qu’elle ne quitta sans doute, qu’à mesure qu’on s’éloignait de la
prémière simplicité. Les Faunes, les Silvains & les Bacchantes, me
paraissent autant d’Acteurs qui représentent divers personnages ; Silène
était le bouffon de la Pièce. Croit on que le cortége du Dieu du vin le
suivait en silence ? Des gens éxcités par les vapeurs bacchiques,
devaient donner carrière aux bons mots ; ils folâtraient en sautant sur
les traces du Dieu. Leurs propos enjoués & leur marche bruyante
attiraient une foule de peuples qui riait de leurs saillies, & des
quolibets qu’on lui lançait.
Je n’adopte point l’opinion des Auteurs qui ont traité de la Comédie ;
voici comme ils racontent son origine. « Un bouc, disent-ils,
ravageait les vignes d’un habitant de la Grece ; on atrapa enfin cet
animal si friand de raisin, & on en fit un sacrifice à Bacchus.
Le particulier à qui appartenait les vignes ravagées, célébra sa
joie avec toute sa famille, par des danses & par des chants ;
ses voisins prirent part à son bonheur. En mémoire de cet
évènement, on établit une fête annuelle, dans
laquelle on immolait un bouc à l’honneur de Bacchus ; la fête se
terminait par une Hymne à la louange de ce Dieu. »
Les
Auteurs soutiennent que c’est de-là que les Spectacles ont pris
naissance. J’ose avancer qu’ils étaient déja en usage. Cette Histoire
prouve qu’on faisait la guerre aux boucs, parce qu’ils étaient
apparemment trop nombreux, & qu’on les sacrifiait au Dieu du vin,
parce qu’ils détruisaient les vignes ; mais elle ne doit pas faire
croire que les hommes n’eussent point encore trouvé dans leurs
divertissemens une espèce de Comédie. Cette aventure lui donna,
tout-au-plus, un nouvel éclat. La raison & l’expérience nous
assurent que les hommes ont de tout tems recherché le plaisir ; les
Spectacles, & surtout ceux des prémiers habitans du monde, tels
qu’on doit se les représenter, sont les enfans de la joie ; ils ont donc
existé dès que l’on a eu des sensations de plaisir, & des sujets
d’allégresse. Il est inutile d’étendre d’avantage un raisonnement, qui
ne demande qu’un peu de réflexion de la part de mes Lecteurs, pour faire
connaître toute son évidence.
Les Auteurs de Poétique sont tombés dans une erreur encore plus visible,
que celle que je viens de reprendre ; ils soutiennent que la Tragédie
fut inventée longtems avant la Comédie. Il est étonnant que de grands
Hommes ayent commis une pareille faute : ils ne craignaient pas, sans
doute, d’être repréhensibles, en parlant d’après Aristote. S’ils
n’avaient point été des échos aussi fidèles, ils se seraient persuadés
que la Comédie est beaucoup plus ancienne que la Tragédie. Ce que j’ai
dit plus haut, en parlant de l’origine des Spectacles, en est une preuve
certaine. En effet, on est convenu que c’est la joie & les délires
du vin qui ont inspirés aux hommes la prémière idée d’un Spectacle ; or,
est-il probable qu’ils ayent alors songé à la Tragédie ? Leur âme portée
à la gaité, par tous les objets qui les environnaient, a dû plutôt
éloigner d’eux jusqu’à la moindre apparence de chagrin. Ce n’était pas
pour s’affliger qu’ils s’assemblaient un certain jour, dans le tumulte
& dans l’ivresse des vendanges ; mais afin de se réjouir de
l’abondante récolte, & de gouter les prémices du vin : on chantait
& l’on dansait alors, disent
nos Savans
& tous leurs . En faut-il d’avantage pour appuyer mon
opinion ? S’il paraît que le genre tragique se soit plutôt perfectionné
chez les Grecs que le comique, ce n’est pas une raison d’en conclure
qu’il est beaucoup plus ancien. Thespis, qu’on veut nous donner pour le
Père de la Tragédie, se serait-il barbouillé de lie, s’il avait prétendu
débiter des maximes sérieuses ?
Il était naturel que ceux qui ont traité de l’origine de la Comédie se
trompassent, & se contredissent eux-mêmes, sans s’en appercevoir ;
prétendant que la Religion a donné la naissance au Drame, ils devaient
lui faire mériter cet honneur. Le comique leur parut indigne d’une telle
source. Mais si leur vue s’était portée jusques dans les siècles
reculés, ils auraient découvert la Comédie déja florissante, lorsque le
genre sérieux commençait à peine à se distinguer de la farce. Aristote
peut-être, & ceux qui l’ont suivi, n’ont entendu parler que de la
Tragédie, lorsqu’ils ont avancé que l’époque des Spectacles doit être
fondé sur l’aventure du Bouc immolé à Bacchus. Ils pourraient bien
alors avoir raison ; encore serait-il facile de
prouver qu’ils ne prennent pas d’assez loin l’origine de la Tragédie. Je
ne saurais me résoudre à croire que tant de siècles se soient écoulés,
sans que les hommes ayent fait de grands progrès dans les Arts.
Il est certain, que si la Comédie était connue long-tems avant qu’on
sacrifiât un bouc au dieu du vin, elle peut avoir fait naître l’idée du
tragique. L’âme passe plus facilement du plaisant au sérieux, que du
triste à l’enjoué ; après que l’homme s’est occupé d’objets amusans, il
tombe malgré lui dans des idées affligeantes. La faiblesse de sa nature,
& le malheur attaché à l’espéce humaine, détruisent bientôt le peu
de contentement dont il jouit, pour le plonger dans la douleur. La
progression de la joie à la tristesse, nous est plus naturelle que du
chagrin à la gaîté ; si cela n’est pas tout-à-fait vrai au Phisique, il
l’est du moins en fait d’ouvrage d’esprit. La Comédie a donc dû faire
naître la Tragédie. Jugeons de ce qui est arrivé dans des tems dont l’on
ne peut parler que par conjecture, en réfléchissant sur ce qui s’est
passé sous nos
yeux. Le
Comique-larmoyant, ce genre si bisare, ne doit-il pas sa
naissance à la Comédie ? Grace à M. de la Chaussée,
& au Père de famille, tout ce que je viens de dire
ne paraît plus hazardé. Le genre de la plaisanterie enfante de nos jours
des piéces, où le désespoir gémit, où l’Amour & la Vertu répandent
des larmes. Je pourrais encore citer pour exemple, notre Opéra-sérieux,
qui fut à sa naissance presque semblable à l’Opéra-bouffon, comme on le
verra dans un autre endroit de cet Ouvrage. En voila assez pour
autoriser mon systême ; la même chose est arrivée chez les Anciens ; ils
ont créés peu-à-peu à l’aide de la Comédie le tragique entier.
Je trouve ici une difficulté qu’il n’est guères possible de résoudre.
J’aurais voulu marquer dans quels lieux précisément commencèrent les
Spectacles ; mais je l’avourai, je n’ai que des indices peu certaines.
On s’écriera d’une commune voix, que la Grèce les connut la prémière ;
cette opinion me paraît très-mal fondée : je ne vois pas pourquoi
quelque autre Peuple n’aurait pas inventé les Spectacles.
Cependant il faut décider ; l’Histoire est remplie
d’obscurités, lorsqu’elle remonte dans des tems éloignés ; elle ne parle
que par conjecture des Rois qui ont gouvernés de grands Peuples, &
d’une monarchie entière : comment entreprendrai-je de parler avec
certitude de l’origine des Spectacles, dont elle n’a presque rien dit,
& qui se perd dans les prémiers âges du monde ? Il doit m’être
permis, pour ainsi dire, de marcher à tâtons, & même de
m’égarer.
Cependant il y a quelque apparence, que les Pays qui furent les plutôt
habités peuvent se glorifier d’avoir inventé la Comédie. Les Royaumes
les plus anciens, que l’on trouve policés dès les prémières pages de
l’Histoire, doivent nous faire présumer qu’ils avaient des Spectacles
dignes de leur grandeur & de leurs richesses. Je pense que la
Comédie, formée grossiérement dans les Peuplades, ou sociétés des hommes
de la campagne, aura passé dans le sein des villes, chez les Nations les
plutôt civilisées. Elle prit dans peu une forme moins sauvage, & un
certain éclat. Des Assiriens elle se sera introduite chez tous les
Peuples du monde. Les Hébreux occupés à conquérir, à reprendre, à
dédaigner, à révérer, à fuir leur
Religion,
n’ont guères eu le tems de composer des Drames. Les Perses étaient dans
leur origine trop guerriers, ou trop féroces, pour s’appliquer à la
rendre brillante. Les Babylonniens peuvent être soupçonnés de lui avoir
prêté bien des charmes. L’Égypte aimait trop les Arts & les Sciences
pour ne pas l’accueillir ; c’est de là qu’elle sera parvenue jusques
chez les Grecs, avec le culte d’Osiris & des autres Dieux. Mais, me
dira-t-on, pourquoi ces peuples, tels que les Égyptiens, par exemple,
n’ont-ils pas bâtis des lieux propres au spectacle, aussi magnifiques
que les autres monumens qu’ils ont élevés ? Ma réponse est toute simple.
L’usage était peut-être de jouer l’espèce de Comédie des prémiers tems
sous des arbres dans la campagne, ou bien on détruisait le Théâtre dès
que la saison d’y représenter était passée, comme nous voyons que l’on
fait à Genève, où l’on joue la Comédie dans les faux-bourgs. Si j’ai
rencontré juste, ces Nations si curieuses d’édifices superbes3 n’avaient pas besoin d’en bâtir à grands frais pour
les Spectacles.
Voilà, selon moi, les Grecs déchus de la gloire d’avoir conçu la prémière
idée de la Comédie. Mais on ne peut leur en ravir une autre qui vaut
bien celle-là. Ils ont élevés les Spectacles jusqu’à un point auquel ils
ne seraient peut-être jamais parvenus. Le genre Dramatique prit chez eux
une nouvelle forme ; ils le tirèrent par dégrés de l’avilissement où il
paraissait devoir rester toujours, & le portèrent enfin au comble de
la perfection. C’est à de telles marques qu’on doit estimer un Peuple.
Les Arts & les Lettres firent en Grèce des progrès rapides. La
Comédie se ressentit du goût délicat qui distinguait les Grecs de tous
les peuples du monde.
Mais elle ne parvint pas tout-à-coup au mérite éclatant où nous l’avons
vue dans les ouvrages d’Aristophane & de Ménandre. Thespis,
barbouillé de lie, courut long-tems dans une charette les Bourgades
& les Villes ; ses bons mots amusaient grossiérement les passans. Je
le compare, ainsi que ceux qui l’ont dévancés, à nos Farceurs, qui sur
un méchant tréteau divertissent la populace. Ce fut, sans doute, Athènes
qui fixa la Comédie,
& lui fit perdre ce
qu’elle avait de rustique & de sauvage. Les Siciliens soutiennent,
il est vrai, que la Comédie naquit à Siracuse, & qu’un certain
Epicharmus en fut le père, & sçut la polir. Mais ils n’ont aucune
preuve de ce qu’ils allèguent, au lieu que les Athéniens peuvent citer
en leur faveur l’amour qu’ils avaient pour les Arts, & la réputation
de leurs grands-hommes.
Plusieurs Savans ont fait remonter l’origine de la Comédie au tems
d’Homère, qu’ils soutiennent en avoir fourni l’idée par son Poème
burlesque intitulé le Margites, ou par sa Batra-Chomyo-Machie. Je n’examinerai point de nouveau la
question que j’ai déja traitée. Les Spectacles comiques étaient en usage
chez les prémiers Peuples, sous des formes différentes ; donc loin que
le Margites en ait fournit l’idée, ce sont peut-être
eux qui ont fait naître à Homère l’envie d’écrire son Poème. Il me
suffit de dire en peu de mots que la Comédie chez les Grecs se
perfectionnait en même tems que la Tragédie. En effet, tandis qu’Éschyle
composait ses Drames sérieux, tandis qu’il jettait de nouveaux
personnages dans les Chœurs, une
foule
d’Auteurs ajoutait divers ornemens aux Drames enjoués. Il est vrai que
la Comédie ne se perfectionna pas aussi vîte que sa rivale. On crut
d’abord qu’une chose qui n’avait pour objet que de faire rire, méritait
peu d’attention. Aussi lui laissa-t-on prendre d’abord toutes sortes de
licences.
La Comédie-ancienne était une satyre amère de différens
particuliers, que l’on nommait sans crainte ; elle alla même jusqu’à se
jouer des Dieux. Lysandre, Général des Lacédémoniens, s’empara
d’Athênes, & réprima les dèsordres du Théâtre. Alors il ne fut plus
permis de nommer personne sur la Scène ; mais l’on se servit de masques
ressemblans à ceux que l’on voulait railler ; c’est ce qu’on appelle Comédie-moyenne. Aristophane travailla dans les deux
genres. Ses derniers ouvrages sont, dit-on, de la seconde espèce ; mais
l’on y découvre presqu’autant de libertés que dans ses autres pièces.
Molière sembla avoir le dessein de la ressusciter de nos jours, par le
soin qu’il avait que ses Acteurs portassent les mêmes habits, &
eussent les mêmes manières que les originaux qu’il
dépeint dans ses Drames. La
Comédie-nouvelle, qui brilla sans le secours des chœurs, fut en
partie l’ouvrage de Ménandre, & des Magistrats qui bannirent
absolument du Théâtre la licence & la grossiéreté.
Voilà quels furent les progrès du Spectacle chez les Grecs. Il est
étonnant que ce Peuple éclairé l’ait sitôt laissé retomber dans la
barbarie, dont il avait eu tant de peines à le retirer. Cent ans après
Sophocles & Ménandre, on ne découvre plus aucun vestige de son
ancienne splendeur. L’Histoire de sa décadence serait pour le moins
aussi curieuse que celle de ses progrès. Les Romains, que l’ambition
portait à faire les guerres les plus injustes, éteignirent, sans doute,
dans le cœur des Grecs, lorsqu’ils le subjuguèrent, l’amour des
Belles-Lettres. Ce Peuple si fier & si estimable, honteux de se voir
esclave, perdit en même tems son antique valeur & son goût pour les
Arts.
Les Romains contraignirent les pays subjugués à parler leur langue, &
à prendre une partie de leurs coutumes. Mais
ces fiers vainqueurs adoptèrent, sans peut-être s’en appercevoir, les
usages de ceux qu’ils traitaient en maîtres : trop heureux de pouvoir
donner des loix à des Peuples policés, qui se vengeaient en les
éclairant ! Rome ne respirait que le meurtre & le carnage ; le bruit
des armes était son seul amusement. Elle avait des Spectacles ; mais ils
se ressentaient de ses mœurs féroces. Tout annonça long tems qu’une
foule de banis & de criminels habitaient dans son sein. Les prémiers
pas que ces conquérans de l’Univers firent dans la Grèce, pour repousser
Pyrrhus, qui osa les attaquer jusques dans leurs propres foyers, leur
découvrirent les charmes de la Littérature, & la beauté des
Spectacles, dont ils avaient à peine l’idée. Ils dédaignérent d’abord ce
qu’ils étaient incapables de sentir. Ce Général, qui, fesant conduire à
Rome les chefs d’œuvres de Praxitéle & de Zeuxis, avertit celui qui
était chargé de ce soin, que s’il se rompait ou se perdait quelques
statuës ou quelques tableaux, il l’obligerait d’en faire faire de
pareils, peint bien les mœurs des prémiers Romains. Ils connurent enfin
l’utilité des Arts & des Sciences. Ils eurent honte de la rusticité
de leurs Drames, & les polirent par dégrés.
Il arriva chez les Romains tout le contraire de ce qu’on avait vu dans la
Grèce. La Comédie s’éleva jusqu’au comble de la perfection, & la
Tragédie fit de vains éfforts pour la suivre de loin. Térence &
Plaute surpassèrent Ménandre, & Sénéque copia faiblement quelques
endroits des Tragiques Grecs. Je crois découvrir la raison qui fit
réussir les Drames comiques à Rome, tandis que le sérieux ne jouissait
que de faibles succes. Les Grecs, qui conservèrent leurs vertus jusqu’à
l’instant de leur esclavage, ne s’attachèrent qu’au Tragique ; ils y
chèrissaient l’image de leur fierté, & des Héros qu’ils imitaient.
Mais les Romains, qui déclinèrent insensiblement dès que leurs conquêtes
les enrichirent, eurent un goût vif pour la Comédie, parce qu’elle
éxcitait d’avantage au plaisir, & qu’elle avait un certain raport
avec leurs mœurs éfféminées & corrompues. Aurais-je aussi trouvé la
cause du grand succès de notre Opéra-Bouffon ?
On divisait à Rome la Comédie en trois
classes,
distinguées par les habits que portaient les divers personnages, &
par les roles plus ou moins éminens qu’ils représentaient : les
décorations servaient encore à les indiquer. La prémière s’appelait Prætexta, à cause que l’on nommait ainsi la robe de
pourpre, à large bande, que portaient les Magistrats en dignité ; &
parce que ses Acteurs étaient vétus de la sorte : voilà notre Comédie
héroique. Les Acteurs de la seconde espèce étant habillés d’une robe
nommée Toges, dont se servait le Peuple, & ne
représentant que des actions Romaines, la firent appeller Togata : c’est là notre comique ordinaire. L’autre, surnommée
Tabernaria parce qu’elle n’était décorée que de
maisons simples de pauvres gens, a quelque ressemblance avec notre
Opéra-bouffon ; mais ce n’est pas ici le lieu de le prouver.
Je viens de raporter en abrégé tout ce que l’on a écrit sur la Comédie
des Romains. La protection dont Auguste l’honnora, & le goût qu’il
conçut pour les Belles-Lettres, paraissaient devoir immortaliser la
gloire du Théâtre. A peine ce grand Prince eut les yeux fermés, que son
éclat
s’évanouit, & qu’on le perd
entiérement de vue. Le luxe énorme, la méchanceté de la plus-part de ses
successeurs, qui préférèrent les combats sanglans des Gladiateurs &
des bêtes féroces aux charmes de la Comédie, firent disparaître
peu-à-peu l’amour des Lettres. Les troubles dont l’Empire Romain fut
agité, l’inondation des Barbares, sont encore des causes de la décadence
du Spectacle. Les Muses restèrent pourtant quelque tems en Italie ; mais
elles étaient si effrayées du bruit des armes, & de la barbarie qui
de nouveau se répandait de toutes parts, qu’elles y firent peu ressentir
la douceur de leur présence. La Comédie sur-tout n’a jamais pu se
relever de sa chûte ; ses faibles éfforts l’ont fait retomber encore
davantage. Jugeons en par l’état dans lequel elle était le siècle passé,
& qui ne parait point devoir changer de sitôt.
Par une vicissitude singulière, lorsque les Sciences déclinent dans un
pays, elles passent dans un autre, & s’y voyent bientôt comblées des
honneurs qu’elles avaient perdus. La France était trop voisine de
l’Italie, pour ne pas caresser à son exemple les Arts & les Lettres.
La
pluspart de nos connaissances, &
sur-tout celles du Théâtre, nous viennent d’au-delà des Alpes ; il faut
en convenir, malgré notre amour propre. La preuve des grandes
obligations que nous avons aux Italiens, c’est que nos Provinces les
plus proches d’eux furent les prémières à connaître l’art des Vers. La
Provence & le Languedoc composaient des espèces de Comédies &
des chansons charmantes, tandis que les Prêtres de Paris savaient à
peine lire.
Ce qu’ils furent d’abord.
Les Spectacles pourtant furent long-tems dans l’enfance. Nos bons Gaulois
se contentaient d’une sorte de divertissement entremêlé de danse &
de discours satyriques ; ils donnaient à tout cela un nom que j’ignore.
Il est probable que du tems des Druides, les ministres de leurs Dieux,
& même avant, ils instituèrent des fêtes qui ressemblaient en
quelque sorte à la Comédie. Dans la fameuse cérémonie du Gui de chêne, on dansait, on chantait : en faut-il davantage
pour faire appercevoir le germe caché du Drame ? Il ne tarda pas à se
développer, & beaucoup plutôt qu’on ne le croit communément. L’an
813. Charles-magne rend un Édit par lequel il
défend aux Prêtres d’assister aux représentations des Farces ; preuve
convaincante que la Comédie était connue depuis long-tems en France. Les
Troubadours, ou les Poètes provençaux,
commencèrent à la faire éclore. Ils allaient dans les Cours des Princes
faire le récit d’un trait d’histoire ou d’une avanture galante, ils
accompagnaient, sans doute, leurs discours de quelques gestes ; &
nous pouvons présumer qu’ils ne chantaient pas toujours. Il est probable
aussi qu’un interlocuteur se joignait quelquefois à celui qui recitait,
& qu’ils faisaient ensemble un petit dialogue : voilà la Comédie
naissante. Ils la portèrent même à un certain dégré de gloire. En vain
l’on fait observer qu’on ne la trouverait pas deux cents ans après dans
un état digne de pitié, s’ils l’avaient élevée au point que je prétends.
Les troubles qui agitèrent le Royaume, causés en partie par les Anglais
& par un zèle trop ardent pour la Religion, qui fit entreprendre les
Croisades, éteignirent le goût qu’on avait pour les Troubadours,
contraignirent ceux-ci à dégénérer & à rester dans un coin de la
Provence.
Lorsque la Paix permit aux Muses de
respirer, le
repos & les plaisirs amenèrent à leur suite la Comédie, si l’on peut
appeller de ce nom le genre monstrueux qui délassa long-tems les
Français. Il me semble cependant qu’il est facile de les excuser. Le
ridicule de voir sur la Scène représenter la Passion,
ne surprendrait point, si l’on considérait quelles étaient les mœurs
& la façon de penser des Siècles qui s’en amusèrent. C’était dans la
plus grande fureur des Croisades. Les Rois, les Grands & le Peuple
ne respiraient que la mort des infidèles, ou qu’un glorieux martyre.
Leur imagination frapée se peignait sans cesse le Calvaire, & toute
la Terre-Sainte en proie aux Sarasins : il était donc naturel qu’on se
plut à voir en action ce qui occupait tous les esprits. On ne saurait
mettre en doute que les Spectacles sont toujours analogues aux mœurs de
la Nation qui les adopte. Comme la folie de se croiser circulait dans
l’Europe aussi bien qu’en France, on vit aussi presque dans le même tems
représenter par-tout les Mystères de la Passion. Les
singularités, les bizareries, que l’on mêlait dans ces espèces de farces
sacrées, achévent de nous peindre les hommes du treizième siècle. Au
reste, les Mystères ont commencés plutôt que
quelques Auteurs ne le prétendent ; mais je ne
m’éfforcerai point de le démontrer : qu’importe qu’un ridicule ait deux
cents ans de plus ou de moins ?
L’abus de voir jouer les choses les plus saintes déplut à mesure qu’on se
guérissait de la manie des Croisades. On ne souffrit plus enfin sur la
Scène, Judas, Pilate ni les Apôtres, parce qu’on ne courut plus briguer
l’honneur de se faire empaler par les Turcs. Cet heureux changement fit
naître en France la bonne Comédie. Ses progrès furent d’abord bien
faibles. Cependant au milieu de ses Farces elle mêlait déja de grandes
beautés. L’Avocat Patelin, une des plus anciennes
pièces que nous ayons4, annonça combien elle éxcellerait à peindre
naivement les mœurs. On pouvait dès lors juger de son genre, & de ce
qui ferait son principal mérite. On pense pourtant qu’elle ne prit une
certaine forme qu’à la fin du quinzième siècle. On regarde Jodelle comme
le Père de notre Theâtre ; ce Poète vivait l’an 1552. Pour moi je crois
qu’on lui fait trop d’honneur ; les gens un peu instruits savent que
long-tems avant lui, on composait déja des
Drames passables.
Le siècle immortel de Louis XIV. arrive enfin. A la voix de ce grand Roi,
les Arts se raniment, les Belles-Lettres fleurissent de toutes parts :
le goût, la politesse viennent embellir la France ; & les Spectacles
brillent d’un nouvel éclat. Le faible mérite qu’ils avaient acquis sous
son prédécesseur, ne saurait lui ôter la gloire de les avoir vu pendant
son règne s’élever au dernier degré de la perfection, & se mettre à
même de surpasser, peut-être dans tous les tems, les Spectacles de
l’Europe, des Grecs & des Romains. La protection dont cet auguste
Monarque honnora les Sciences & l’homme de génie, fut cause des
progrès du Théâtre ; aussi de quel renom glorieux ne jouira-t il pas
dans la postérité ? Les Rois devraient être persuadés qu’ils peuvent
encore plus s’immortaliser en comblant de bienfaits les talens, qu’en
conquérant des Provinces entières. Colbert doit partager les éloges
qu’on prodigue à son maître ; c’est un second Mécène,
favori d’un second Auguste. L’amour qu’il ressentit pour les Lettres lui
fit engager Louis XIV. à les chérir ; il sut démêler
dans l’âme de ce Prince un penchant qu’on aurait
peut-être toujours ignoré : souvent les vices & les vertus des Rois
sont l’ouvrage de leurs Ministres.
Il me paraît que notre genre comique, ainsi que celui des Grecs, a
beaucoup d’obligations à la Tragédie. Il ne se serait peut-être jamais
tant élevé sans elle. En éffet, la Tragédie le devança, & se
montrait en Reine sur la Scène, lorsqu’il était encore réduit à divertir
la Populace. Les succès de sa rivale l’enflammèrent d’une noble
émulation. Ils lui apprirent qu’il y avait des régles pour enchanter le
Public ; & qu’il ne suffisait pas d’exciter à rire ; mais qu’il
fallait peindre avec finesse un ridicule. Les applaudissemens prodigués
aux ouvrages de Rotrou, aux essais du grand Corneille, firent naître à
Molière l’idée de parcourir une nouvelle carrière. Le Drame agréable fut
bientôt perfectionné par ses soins ; il le mit à même d’aller de pair
avec la Tragédie, & de la dévancer quelquefois. C’est ainsi que le
Théâtre Français se trouva digne tout-à-coup d’attirer tous les regards.
Deux
hommes de génie, Corneille & Molière,
ornèrent la Tragédie & la Comédie des beautés dont elles sont
susceptibles ; ils eurent l’art d’achever ce que tant de siècles
n’avaient pu qu’ébaucher.
Si je ne dis rien du Théâtre des Anglais, des Allemands & des
Espagnols ; c’est que son origine fut la même que celle des Spectacles
de France. La dévotion, le goût des Croisades, firent adopter à toute
l’Europe des pièces bizares. Les Français connurent les prémiers le
ridicule de pareils Drames, & ce ne fut guères qu’après Corneille
& Molière que le reste de l’Europe eut des Poèmes un peu dans les
règles.
Je fais une réflexion à laquelle je prie le Lecteur de me permettre de
m’arrêter un instant. Ce n’a point été le travail continu d’une foule de
gens d’esprit qui a conduit les Lettres de progrès en progrès, de
clartés en clartés ; un seul homme de génie, ou deux tout au plus, ont
suffi pour les couvrir de gloire. Pourquoi ne
sont-elles pas sujettes aux mêmes loix, à la même progression de
succès que les Arts & les Sciences ? Il n’a fallu que le seul Homère
pour conçevoir & produire le Poème épique ; son ouvrage est
non-seulement admirable ; mais le chef-d’œuvre de l’esprit humain :
Eschyle donne à la Tragédie la grandeur & le sublime qui lui
convient : Aristophane & Ménandre prêtent à la Comédie l’enjouement
& les graces qu’elle doit avoir. Les ouvrages d’esprit, en un mot,
parviennent tout-à-coup dans chaque pays à leur perfection. Quand je dis
tout-à-coup, j’entens qu’après avoir langui dans
la barbarie, un grand homme a l’art de les en retirer, sans qu’il ait
d’autres moyens, d’autres règles pour y réussir que l’exemple des
mauvaises choses que l’on a faites, & que les réflexions que ses
lumières lui fournissent. Quelles sont les Sciences qui se soient
perfectionnées aussi promptement ? Les Arts peuvent-ils citer un génie
heureux qui les ait fait connaître par son seul travail, ainsi que
Térence découvrit les beautés de la Comédie chez les Latins, & que
Corneille apprit aux Français le grand art de la Tragédie ? Après des
tentatives réitérées, on découvre l’invention de la Boussole. Des
siècles entiers se sont écoulés
dans des
recherches infructueuses au sujet de bien des Sciences. C’est
insensiblement qu’on a sçu calculer, écrire, imprimer, &c. Un second
ajoute à l’idée d’un prémier, un troisième y travaille encore à son
tour, ainsi du reste ; au lieu que les ouvrages d’esprit, chacun dans
leur genre n’ont eu besoin que d’un seul homme de génie. Je demande d’où
vient cette différence dans les Lettres & dans les Sciences ? Je
n’ose entreprendre de résoudre une pareille difficulté. S’il m’est
permis d’avancer mon sentiment, je dirai, que la Littérature n’étant
point aussi utile aux hommes que les Arts, il est naturel qu’elle ait
moins couté de peines à perfectionner. D’ailleurs, ce que nous regardons
comme sans défaut peut en avoir encore. Si la Comédie & le Poème
épique étaient d’une aussi grande conséquence à la société que le sont,
par exemple, la Médecine & l’invention de nos manufactures, on
tâcherait chaque jour de les approfondir davantage, & de les rendre
plus parfaits ; & par conséquent ils deviendraient l’ouvrage de
plusieurs. L’on peut tirer de ce que je viens de dire une preuve assez
claire du frivole & de l’inutilité des Lettres. J’espère que le
Lecteur me saura gré de ma franchise ; il est beau & très-rare, de
voir un Homme de Lettres avouer que les
Sciences sont de beaucoup au dessus de la Poésie, & qu’il est un peu
moins qu’un Artiste.
Il me reste encore à parler de l’origine de l’Opéra-Bouffon ; ce genre
nouveau de Spectacle qu’on se fait une gloire d’estimer, mérite d’être
traité comme les autres Théâtres. Il est trop précieux à la Nation, pour
que l’on ne soit pas charmé de savoir ce qui le fit naître en France.
Mais il est digne d’avoir un Chapitre à part.
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