Chapitre VIII.
Anedoctes Ecclésiastiques.
A
BAILLARD, homme d’un mérite médiocre, à en
juger par ses Ouvrages, dont personne ne fait cas ; mais vain &
présomptueux, fit du bruit dans le dernier siécle. L’ignorance grossiere du tems
lui procura des écoliers, des partisans & des ennemis : la gloire mourut
avec lui, il n’étoit plus connu que dans les écoles, par ses subtilités, ses
erreurs & sa condamnation, à laquelle on dit qu’il se fournit. Ses amours
avec Heloïse, les lettres galantes, les burlesques avantures
étoient de ces événemens des amans de Cithere, qui font rire
le public un moment, dont on ne se souvient plus le lendemain, & qui ne
méritent pas qu’on s’en souvienne.
Au dernier siécle, François
d’Amboise, homme de théatre, qui faisoit beaucoup de vers licencieux,
& fit représenter nombre de farces de sa façon, voulut tirer de la poussiere
des bibliotheques, Abaillard, qui étoit abandonné aux vers. Il
donna au public un recueil de tout ce qu’il put en déterrer, où étoient
entr’autres ses lettres amoureuses, que personne ne connoissoit. André du Chesne prit la peine d’y faire quelques notes ; tout cela
cependant ne tira pas Abaillard de l’obscurité, & en faisant connoître son
style & ses œuvres, ne fit qu’épaissir le nuage qui l’envelopoit ; & une
apologie de la doctrine d’Abaillard, qui le fit mettre à l’index. Personne ne lit ses œuvres Philosophiques, & Théologiques,
ce n’est qu’un galimatias qu’il n’entendoit pas lui-même ; mais ses galanteries
lui ont fait une fortune littéraire. On les a mis au jour ; on en a fait des
Romans, on a traduit ses lettres, & dès lors on lui a donné le plus grand
mérite, il est devenu le prodige de son siécle, le Philosophe, le Théologien par
excellence ; il a eu trois mille écoliers qui logeoient sous des tentes, au tour
de son hermitage. Le héros, l’héroïne des romans sont toujours des gens
accomplis.
Dom Gervaise, réligieux Bernardin, homme de
théatre à sa maniere, qui a composé plusieurs ouvrages comiques, &
joué bien des rôles de toutes especes, qui d’abord fut Carme déchaussé, ensuite
Réligieux, & enfin Abbé de la Trape, quitta son Abbaye & sa Communauté,
courut le monde, & fut enfermé dans un couvent, par ordre de la Cour. Cet
homme qui avoit des mœurs, des talents, de la science ; mas turbulent, inquiet,
singulier, caustique, a composé divers ouvrages, dont aucun n’a fait fortune,
& dont plusieurs ont été fort mal reçus ; entr’autres, ce qui est
très-déplacé dans un Abbé de la Trape,
a donné la vie
& les amours d’Abaillard & d’Héloïse & ses lettres traduites &
paraphrasées d’une maniere très-libre, en quatre tomes. Ce phénomêne littéraire
a fait connoître aux libertins, ces avantures galantes, & a ouvert un
nouveau champ aux plumes libertines : elles si sont exercées, en vers & en
prose, sous divers titres ; Traduction, Histoire, Héroïdes, Paraphrases,
Dissertations, que sai-je ? Abaillard & Héloïse
tournés & rétournés, après cinq cens ans d’oubli, sont devenus un fond
inépuisable d’ouvrages galants, en faveur du vice.
Plusieurs raisons y ont contribué. 1°. C’est un tissu d’images fort sales, sur
lesquelles, à la faveur d’une gaze légere, on tient l’imagination toujours
attachée, mêlé de guerres philosophiques, très-ridicules, entre des Professeurs
de Dialectique, qui se battent, comme les anciens Preux dans
les tournois. Abaillard est le champion qui les attaque, en champ clos, dans
différens endroits, rompt avec eux une lance, & pour achever la farce,
enseigne la philosophie de Cithère à sa maîtresse, espece de savante & de
bel esprit du tems, sous prétexte de lui apprendre les Cathégories d’Aristote,
& pour fruit de ses leçons, la rend mere ; & ses écoliers le font
eunuque. Le théatre de la foire n’a rien donné de plus burlesque & de plus
licentieux.
2°. C’est lui même, non dans le cours de ses égaremens, mais depuis qu’il est
converti, Prêtre, Réligieux, Abbé, fondateur d’Abbaye, après avoir, par sa
mauvaise doctrine & sa causticité, mérité d’être chassé de l’Abbaye de Saint
Denis, condamné par un Concile, excommunié par le Pape, qu’il s’avise d’écrire
ses avantures, non pour les déplorer, comme Saint Augustin a écrit ses
confessions, mais pour entretenir sa passion ; car on n’en fait rien que de lui,
& de la
savante Climene, qui se
le rappelloient mutuellement dans leurs lettres, dans le style qu’on appelle
tendre, noble, pathétique, parce qu’il est très-licentieux & très-passionné,
le tout mêlé de dévotion ; déreglements des Réligieuses, de passages de
l’Ecriture, aussi bien que des poëtes, & sur-tout d’éloges infinis
deux-mêmes. Cette fille est, à l’entendre, un prodige, elle fait le Grec & l’hébreu, (le Latin
étoit la langue courante,) c’est le plus bel esprit, la plus savante, la plus
sainte, la plus généreuse, c’est-à-dire, la plus romanesque, jusqu’à réfuser de
se maner avec son ravisseur, après en avoir été deshonorée. Pour ne pas troubler
ses études, par l’amour d’une femme, & l’embarras du ménage, & pour
mieux rappeller l’idée de la science Mathématique & Astronomique de la mere,
il appelle son fils naturel Astrolabe. Moliere, dans les Femmes savantes, auroit du donner un rôle à Héloïse, & même faire une piéce entiere de ces doctes amans. Pour
lui c’est le maître, l’oracle de toutes les sciences, il confond tous les
philosophes, par ses subtilités ; il entraîne par son éloquence, il enchante par
sa poësie & par sa musique ; toutes les femmes courent après lui, il étonne
le monde par l’ancyclopédie de ses connoissances. Les Rois, les Papes
l’admirent, les écoliers le suivent à milliers, dans ces divers campemens. Tous
ces éloges qu’on lui donne ne sont exactement que la répétition de ce que son
humilité a consigné dans ses écrits : le vice seul a intérêt de le louer, pour
justifier ses foiblesses, par l’exemple d’un grand homme.
La malignité du siècle y trouve un autre sel ; toutes ces infamies sont sur le
compte des gens d’Eglise. La scéne se passe chez un Chanoine, l’actrice est sa
niéce, ou selon quelques uns, sa fille naturelle : elle devient Réligieuse, elle
est
faite Abbesse, & avec le héros fondatrice
d’une Abbaye. L’acteur de son côté, dévient Prêtre ; Réligieux, Abbé, passe sa
vie dans des couvens, & ne trouve par tout que de débauchés ; il en est,
dit-on, le censeur, & il n’entretient pas moins un commerce de lettres, où
il se détaillent, l’un à l’autre, leurs anciens désordres, avec une licence dont
une danseuse de l’opéra rougiroit. Des faits de ce caractère sont admirables,
ils décrient les Réligieux & les Ecclésiastiques, les libertins se croient
autorisés par l’exemple des personnes si respectables. C’est un Réligieux, un
Abbé de la Trape, qui souille sa plume par la traduction, par le détail, par la
paraphrase de ce qu’il auroit du réduire en cendres. Eh ! que peut-on dire aux
écrivains, aux romanciers, aux poëtes comiques, qui s’oublient ! Il n’est rien
de plus licencieux que les amours & les œuvres galantes d’Abaillard & d’ Héloïse.
Pour son systême de Théologie, il est si obscur, si mal conçu, si mal exprimé,
qu’on ne peut en suivre le fil. Toutes les chicanes pointilleuses de la
Dialectique, des subtilités de la Métaphisique en font un galimathias perpétuel,
à travers lequel perce un fond de Pelagianisme, de Sabellianisme, qui mene au Déïsme. C’est
très justement qu’il a été condamné par le Concile de Soissons, et par celui de
Sens, & par le Pape, à la poursuite des deux plus grands hommes, & des
plus grands Saints, Saint Bernard & Saint Norbert. Abaillard rétracta plusieurs de ses propositions, il en
prétendit justifier d’autres, il a brûlé publiquement son livre. Pierre le Vénérable, Abbé de Cluni, l’a converti, il est mort dans la
paix de l’Eglise. Dans la vérité, c’est un très-mauvais sujet, dans la Réligion
& les mœurs ; c’est un très-médiocre auteur dans la littérature, qui n’a du
quelques célébrités momentanées,
qu’à l’ignorance de
son siécle, où un homme qui savoit lire étoit un prodige. Il ne seroit jamais
sorti de l’obscurité où il étoit depuis sa mort, si le plaisir de faire un roman
licencieux, & de décrier le Clergé, sous le nom d’un homme célebre, ne
l’avoit scandaleusement ressuscité, pour en faire l’aliment du vice ; ainsi que
son Héloïse, encore plus inconnue, que le même dessein a peint
des plus belles couleurs, pour donner de la vogue à ses infamies ; qu’on juge de
son mérite par l’idée qu’elle donne d’elle même dans ses lettres. Une Réligieuse
entend-elle le Latin, connoit-elle les loix de l’homme, quand elle dit :
Charius mihi est dici tua meretrix quam esse
imperatrix.
Ecoute-t on les loix de la décence, ne doit on
pas avoir le cœur bien corrompu quand, dans une prétendue Héroïde, on vérsifie les douleurs, les regrets, les gémissemens d’une
Réligieuse, sur ce que son amant est mutilé, & ne peut plus la
satisfaire ?
Dans un de ces livres scandaleux, & mal écrits, intitulé le
Philosophe amoureux, où le vice a pris pour texte, raconté &
à sa maniere, les amours d’Héloïse &
d’Abaillard ; on trouve des choses singulieres & absurdes, qui n’ont pu
échaper qu’à un homme de théatre. 1°. Une lettre écrite par Abaillard à Philinte, où ce philosophe raconte, sans pudeur, &
avec complaisance, ses infamies. Ce nom est risible, Philinte,
Araminte, Ergaste, Valere, &c. sont des noms de personnages de comédie, imaginés par
des poëtes dramatiques, dont Abaillard n’eut jamais l’idée. L’écrivain amateur,
& plein du théatre, a parlé naturellement son langage, sans songer qu’il
auroit du faire parler Abaillard, comme on parloit de son tems 2°. Abaillard avance qu’Héloïse qui faisoit le bel
esprit, & avoit lu quelques poëtes, récita à haute voix, pendant
la cérémonie de sa profession, quelques vers de Lucain, sur la mort de Pompée, dont elle faisoit l’application à ses
amours, à ses malheurs, à sa profession forcée, qu’elle faisoit par désespoir ;
c’est donner une bien mauvaise idée de sa vertu, de la prudence, de la décence
de son amant ; mais l’écrivain de la lettre à Philinte en
donne-t-il une bien avantageuse de lui-même, en rapportant la traduction de ces
vers, pris de la tragédie de Corneille, sur la mort de Pompée.
Abaillard devoit être un grand Prophête, pour avoir connu ces vers d’une
tragédie qui n’a été composée que cinq cens ans après lui. Tel est l’aveuglement
d’un entousiaste, il est pétri de théatre, il ne voit, il n’entend, ne parle, ne
pense que théatre. Au reste, voilà Corneille, son théatre n’est guere que Lucain mis en vers François, sa grandeur Romaine est plus
mémoire que génie. Il ne seroit pas difficile de ramasser dans Corneille, de
quoi faire la moitié de la Pharçale. Voici ces vers, qui ne valent pas la peine
de faire un si grossier anachronisme pour en régaler le lecteur.
3°. La préférance qu’elle donne au célibat, sur le mariage, non par un principe
de réligion, comme l’Evangile y invite, mais par un rafinement de volupté, pour
rendre plus piquant des plaisirs que la decence assaisonne, & que la
liberté & la légitimité du mariage rend
insipides, principe des Philosophes ennemis de l’état Réligieux, dont cette
admirable Abbesse du Paraclet ne rougit pas de faire
l’aveu.
4°. La plainte pleine de blasphêmes contre la Providence, sur ce qu’après un
mariage secret, que son honneur, & la volonté de sa famille ont rendu
nécessaire ; arrive la mutilation de son mari, qu’on traite du plus grand des
malheurs, du plus cruel assassinat ; exclamation qui décéle honteusement ce que
l’on cherche dans l’amour ; se peut-il que Dieu qui a toléré avec indifférence,
nos plaisirs, avant le mariage, les empêche après que le Sacrement les a permis,
& fasse subir à un mari, des châtimens qui ne sont dus qu’à l’adultere ?
Deus immaculatam non pertulit, qui diu sustinuerat
pollutum, quod ex adultetio promerentur alit, ex matrimonio
incurristi !
Il est inutile de pousser plus loin ce détail de tout ce que le libertinage des
écrivains a fait rapporter, ajouter, changer à ces avantures galantes, qui n’ont
rien que de fort ordinaire ; tous ces ouvrages, d’ailleurs mal écrits, n’en
valent pas la peine. On a voulu donner un air d’importance à cet événement
méprisable, pour avoir occasion d’exposer les tableaux les plus obscenes,
d’autoriser le vice, de décrier la vertu, de décréditer le Clergé, par l’exemple
des gens à qui on ne donne du mérite que pour relever l’Apologie des passions,
& en illustrer la licence.
Saint François de Sales, Entr. 16, rapporte ce trait : nous
avons besoin de veiller à toute heure, pour avancés que nous soyons dans la
perfection, d’autant que nos passions renaissent, même quelquefois après avoir
vécu long-tems en réligion, & avoir fait un grand progrès dans la vertu :
comme il arriva à Silvain, Réligieux de Saint Pacôme, dans le
monde il étoit
comédien de profession, & s’étant
converti & fait Réligieux, il passa plusieurs années dans une mortification
exemplaire, sans qu’on lui vit jamais faire aucun acte de son premier métier ;
vingt ans après il pensa pouvoir faire quelque badinerie, sous prétexte de
récréer ses Freres, croyant que ses passions fussent tellement amorties, &
qu’elles n’eussent plus le pouvoir de le faire passer au-delà d’une simple
récréation ; mas le pauvre homme fut bien trompé, car la passion de la joie se
réveilla tellement, que des badineries, il passa aux dissolutions, de sorte
qu’on résolut de le chasser ; ce que l’on eût fait, sans un des Réligieux qui
demanda grace, & se rendit sa caution, promettant qu’il se corrigeroit, ce
qu’il fit, & veçut depuis très-saintement :
Naturam
expelles furcâ tamen usque recurret.
Il fut frappé en Angleterre, une médaille contre Innocent X, qu’on accusoit de
trop écouter Dona Olympia, sa belle-sœur ; d’un côté on voyoit
le portrait de cette Dame, coëffée à l’ordinaire, ayant la thiare en tête, &
les clefs de Saint Pierre à la main, de l’autre, le portrait du Pape, ayant les
cheveux frisés, poudrés, tressés comme une femme, tenant d’une main un fuseau,
& de l’autre une quenouille, & dans l’exergue, nouvel
Hercule. Sur ce plan on fit une estampe sur un Prélat François, qui
passoit pour aimer une actrice, & l’écouter un peu trop ; d’un côté on
voyoit l’actrice magnifiquement & peu modestement parée, à l’ordinaire,
ayant la croix pectorale, la mitre en tête, la crosse à la main, & donnant
la bénédiction. De l’autre, le Prélat frisé, poudré à quatre boudins, coëffé en
femme, tenant un éventail, & déclamant sur un théatre, & dans
l’exergue : début de Monseigneur, tout est dit, rien de
nouveau sous le soleil. La médaille étoit la répétition de la sable d’Hercule
& de Dejanire, & l’estampe étoit l’imitation de la médaille. Les vices,
les ridicules, les foiblesses des Grands & des Petits, la malignité du
public, sont aussi anciennes que le monde, & aussi générales.
Vie de Saint Charles, c. 25, par Possevin ;
un de ses Prêtres qui vivoit chez lui, témoin de tout ce qu’il rapporte. Saint
Charles ressentoit une très-grande douleur de cette solemnité diabolique du
carnaval, & cherchoit continuellement les moyens de l’exterminer. La ville
de Milan offensoit grandement Dieu dans ces jours, elle étoit livrée
habituellement à la débauche, & on eût dit que ce qui étoit péché mortel les
autres jours, ne fut pas péché véniel ces jours là, & les Milanois
élargissoient tellement la main aux deshonnêtetés, mascarades, comédies,
spectacles vains & lascifs : qu’il y avoit à pleurer à chaudes larmes. Le
saint Cardinal ne pouvoit point ôter du tout tels abus, étant enracinés, &
pour cela il s’efforça toujours de les modérer, les blâmant perpetuellement,
& par paroles & par écrit. (Il faut rémarquer qu’il n’y avoit alors en
Italie, & qu’il n’y a encore à Rome de spectacle public, que dans le
carnaval,) & pour débiliter les forces du diable ; il avoit établi des
pratiques de dévotions, depuis la Purification jusqu’au Carême ; On exposoit le
Saint Sacrement dans toutes les Paroisses, on le portoit en procession, il
demeuroit toujours exposé à la Cathédrale, & toutes les communautés
réligieuses y envoyoient, par tour, passer plusieurs heures en prieres. Il y
avoit tous les jours des Communions générales, des divers états. Un jour les
artisants, un autre les bourgeois, un autre les filles, un autre les femmes,
&c. Souvent il donnoit la communion lui-même, presque toute la journée, à
des milliers de personnes ; il prêchoit
chaque jour
dans quelque Eglise, & faisoit lire ou prêcher dans les autres, contre les
désordres de ce tems ; on y voyoit une foule immense, & ceux qui alloient
masqués dans les rues, dès qu’ils l’appercevoient, s’ensuyoient au plus vite ;
il fit défendre les masques les jours de fête & dimanche, & le vendredi,
est l’honneur de la Passion. Le carnaval duroit jusqu’au premier lundi de
carême, il falut soutenir un procès devant le Pape, & la plus grande
persécution devant le Roi d’Espagne. Pour le faire commencer, comme toute
l’Eglise,
& parce que ça toujours été une ruse, &
comme les filets du diable, que l’invention si pernicieuse des comédies,
tragédies & spectacles prophanes & deshonnêtes, desquels les
esprits remplis de diverses idees & representations, se départent,
enflammés & frappés d’une ardeur diabolique. Saint Charles les
rétrancha toutes, & les défendit très-étroitement. & ne put
jamais être persuadé ni par priere & lettre du Prince, ou de tous
ses parents, à permettre qu’on fit ces folies ; & comme l’autorité
Ecclesiastique ne suffit pas pour une défense absolue, il prit un tour,
il profita de l’autorité que lui donnoit le concile de Trente sur
l’impression des livres. Ce concile défend d’en imprimer qui n’aient été
approuvés par les Evêques, ou ceux qu’ils en ont chargé ; il exigea donc
qu’on lui remît toutes les piéces avant de les imprimer, ou de les
représenter, & ne laissoit donner l’approbation que très
difficilement la plupart étoient rejetees, & les autres si
rétardées, que le tems se passoit ; les acteurs se rebutoient & s’en
alloient. On peut voir dans Saint Chrisostôme le danger des spectacles,
& le péché qu’on commet en y assistant. Les Prélats apprendront de
Saint Charles, comment par des pratiques de piété, ils doivent occuper
saintement les peuples, & faire une utile diversion à la
comédie.
Vie de Saint Charles écrite en Italien, traduite
en
François, imprimée à Bordeaux en 1611, dédiée au
Cardinal de Sourdis, Archevêque.
La Gazette Ecclésiastique, du 5 Octobre 1772, pour décrier les Jésuites, qu’il y
a de la cruauté à poursuivre après leur proscription ; cette Gazette fait le
plus long, le plus minutieux & le plus ennuyeux détail des affaires
temporelles du Seminaire Romain, qu’ils gouvernoient depuis deux cens ans, des
revenus, des dépenses, des pensionnaires, des directions, des domestiques, des
achats, des ventes, &c. Il faut être chargé par état, & par ordre du
Souverain, d’examiner, des milliers d’articles, depuis deux siécles, & avoir
un zèle ou une malice infatigable pour soutenir ces innombrables &
fastidieuses discussions. Il faut être paitri de malignité pour trouver des
friponneries à chaque ligne, & leur en faire un procès.
Il y a un endroit singulier qui régarde la comédie. Le Gazettier prétend que les
Jésuites donnoient des comédies dans ce Seminaire, & que le carnaval dernier
ils firent jouer le Malade imaginaire de Moliere ; il ajoute
que dans ce même tems de carnaval où selon leur usage ils avoient dans leur
Eglise des Oratorio, c’est-à-dire, l’Oraison de quarante
heures, ils faisoient jouer, dans la même Eglise, une tragédie sainte, Daniel dans la fosse aux lions, d’où il sortit sain &
sauve, à la honte de la calomnie, qui l’y avoit fait jouer. Ce nouvelliste
prétend encore que ces deux piéces étoient relatives à l’état affligeant où la
Société est réduire, & qu’ils tiroient du profit de l’une & de l’autre,
comme les comédiens sont payer à la porte.
Nous sommes bien éloignés d’approuver les réprésentations des piéces de théatre,
que les Jésuites faisoient dans leurs colléges ; nous nous sommes assez
expliqués la dessus, mais nous ne
saurions approuver
les calomnies & la malignité que l’on ajoute à des faits qui sont vrais
& répréhensibles. On ne doit pas calomnier même les coupables, la
représentation dans l’Eglise est une fausseté ; il y avoit des salles exprès
pour les spectacles. La représentation dans le même tems, & la même Eglise
où l’on donnoit l’Oraison de quarante heures, est absurde. Une Eglise tapissée,
richement parée de tableaux de dévotion, des Messes toute la matinée, Vêpres,
plusieurs Sermons l’un après l’autre, la Bénédiction, un monde infini toute la
journée, laissent-ils la liberté de jouer la comédie ? Dans la vérité, l’Oratorio se tient à l’Eglise de la Maison-Professe, la comédie
se joue au Collége.
L’application du Malade imaginaire à l’état de la société, est
ridicule, il n’y a aucun rapport de l’un à l’autre : Daniel dans la
fosse aux lions, seroit plus vraisemblable ; mais il n’y a aucune
apparence que les Jésuites aient voulu jouer le Pape, qui les faisoit visiter,
& le représenter comme le foible Darius, & les
Cardinaux Commissaires, comme des lions, qui sans un miracle auroient dévoré le
Prophête. Ce seroit, dans les circonstances, un excès d’imprudence & de
témérité, sans vraisemblance. Si ce n’est pas une invention du Gazettier ; il
faut que le Directeur des spectacles, qui donnent chaque année quelque sujet de
l’Ecriture, soit tombé par hazard sur celui là, sans aucune affectation, &
n’ait pas fait attention aux circonstances qui auroient dû la faire
suprimer.
Le gain sordide de l’entrée est une calomnie ; les Jésuites ne faisoient point
payer, au contraire ils invitoient toutes les personnes distinguées, & leur
faisoient garder des places. Les acteurs, il est vrai, se cottisoient pour les
fraix des habits, des décorations, des rafraichissemens, faisoient
quelquefois, par reconnoissance, quelque présent au Régent
qui avoit composé, dirigé, exercé. Jamais les Colléges n’en ont profité, &
ce seroit une mauvaise querelle d’inculper les comptes sur cet article, de les
accuser d’infidélité & de friponerie, cet article n’y a jamais été, ni dû
être porté, on ne l’a pas même fait ; les Commissaires n’ont rient dit
la-dessus. En France, en Espagne, en Portugal, les représentations théatâles
n’ont point été une matiere d’accusation, cet usage étoit chez eux public, &
reçu, tout le monde y venoit, tous les enfans y jouoient, les Magistrats
eux-mêmes avoient été acteurs, & laissoient jouer leurs enfans. Je ne crois
pas ces représentations convenables, elles nuisent aux mœurs, inspirent l’esprit
du monde, donnent, le goût des spectacles, dissipent la jeunesse, lui font
perdre beaucoup de tems, quoique moins rapidement & moins griévement que le
théatre public ; mais il ne faut pas envénimer les choses même mauvaises, &
calomnier même les coupables, même les Jésuites, quelque haine qu’on aie pour
eux.
Raderus virid. sanc de sanctis claussis.
C’est
à-dire, des Saints qui ont vécu renfermés, rapporte, d’après quelques auteurs
qu’il cite, que de deux comédiens fort unis d’amitié, l’un se convertit, &
sans rien dire, alla s’enfermer dans une caverne, pour y faire pénitence ; son
compagnon inconsolable, le chercha de tout côté, & enfin l’ayant trouvé,
après plusieurs jours de sollicitation, le détermina à quitter sa prison, &
à revenir dans le monde ; celui ci lui dit en chemin, qu’il avoit laissé dans un
coin de la caverne, une somme d’argent, ramassée des aumônes qu’on lui avoit
faites, je vais la chercher, dit le premier, & retourna dans la caverne ;
son compagnon le suivit, & l’enferma, lui
déclarant qu’il n’en sortiroit plus, qu’il faloit se résoudre à faire
pénitence comme lui, puisqu’il n’étoit pas moins coupable ; il se passa
plusieurs jours pendant lesquels il lui portoit à manger, sans pouvoir l’y
déterminer. La Grace enfin opéra, le prisonnier d’abord involontaire, prit son
parti, se condamna à la même pénitence, & tous deux passerent le reste de
leurs jours dans la caverne, en Saints Anacoretes.
On appelle comédie personnelle celle où l’on nomme ou désigne quelqu’un qu’on
tourne en ridicule. M. Poinsinet dans sa traduction du Plutus d’Aristophane, s’en déclare l’apologiste, d’après le
sieur Diderot, dans le traité de l’art dramatique, ils la
croient très-utiles aux mœurs, parce qu’elle previendroit le crime ou
corrigeroit le coupable, par le ridicule.
Si on les exposoit
sur la scéne, on n’en rempliroit pas les prisons.
Aristophane, dit-il, lui doit sa réputation, elle l’a immortalisé. Les Mémoires de Trévoux, Septembre 1772, art. 19,
n’approuve point, à la vérité, ce genre de comédie, par une raison littéraire,
s’il paroît quelque observation qui blesse l’amour propre des auteurs, ils
courent aux armes ; que seroit-ce, si on exposoit leurs fautes, leurs vices,
leurs foiblesses sur le théatre ? Il a raison, ce seroit une guerre cruelle ;
mais c’est trop foiblement combattre une doctrine opposée à toutes les loix de
la Réligion & de la société. Moliere qui ne s’embarrassoit guerre des unes
ni des autres, l’a souvent fait ; plusieurs de ses piéces sont des comédies
personnelles, sous des noms emprantés, & celle de Pourceaugnac en est une sans déguisement, puisque c’étoit le vrai nom
du héros. La Réligion ne peut que condamner cette idée, parce qu’elle défend
sévérement la calomnie, & même la médisance, & qu’elle en ordonne la
réparation : elle défend jusqu’au
jugement téméraire,
qui n’est qu’une médisance secrette, qu’on se fait à soi-même. La prudence ne
permet pas d’en courir le risque, il est impossible, si la barriere est une fois
levée, qu’on ne pousse la malignité à la derniere extremité, en décriant tous
les vices, toutes les turpitudes des particuliers, des familles, des coups,
qu’on en vienne à des vraies calomnies. La scéne exagere tout, grossit les
traits, ajoute des circonstances, pour plaire, pour faire rire : elle ne peut
s’endispenser ; la vérité toute nue n’a aucune agrément, il faut nécessairement
l’embellir, ou plutôt désigner tout. A Athenes, où d’abord on avoit la liberté
de tout dire, les Magistrats furent obligés d’y mettre des bornes, pour arrêter
un si grand désordre. V. L. 5, C. 4, de la médisance. Ce seroit mettre le trouble dans la société,
servir la vengeance ; l’orgueil & la malignité auroient un beau champ pour
se satisfaire. On ne le seroit pas impunément, les personnes offensées ne
manqueroient pas de s’en venger ; il est inutile d’insister la dessus, qui peut
se réfuser à l’évidence ? Les loix défendent les-injures, les libelles
diffamatoires, le théatre y donne encore un plus beau jour, & met en jeu
toutes les passions. Sans doute, cette censure publique & si éclatante ;
corrigeroit quelqu’un, & rendroit plus circonspect ; encore même est il rare
que de pareilles corrections changent le cœur. Il faut pour avoir ce succès,
qu’elle soit apprétiée par la justice, la charité, selon les loix de
l’Evangile ; mais ce bien, put-on même l’esperer, ne racheteroit jamais les maux
infinis que feroit la licence à attaquer les personnes.
Monaco 24 Mars 1772. Paris
n’a peut-être jamais été aussi peuplé qu’il l’est aujourd’hui, on le remarque
par le concours qu’on voit à tous les spectacles, (mauvaise preuve, il en
résulte seulement que le nombre des gens frivoles est
devenu plus grand ;) il s’y présente journellement un si grand nombre de
personnes, qu’on est obligé de réfuser des billets, faute de places ; on parle à
cette occasion, d’établir deux nouvelles troupes de comédiens, une dans le
quartier du Marais, à l’Arcenal, l’autre au fauxbourg Saint Honoré ; il en
faudra un aussi à la rue d’Enfer, & au fauxbourg Saint-Laurent, sans compter
les théatres du centre de la Ville, & les théatres de société.
Le dernier Evêque de Cahors (du Guesclin)
homme de bien, qui s’étoit fait bâtir une cellule dans la Chartreuse de sa Ville
Episcopale, où il alloit passer en méditation une partie de l’année, avoit donné
toute se confiance à un Grand-Vicaire fort remuant, littérateur, jaloux de la
gloire littéraire : qui gouvernoit à son gré ce vaste Diocèse. Cet homme étoit
amateur du théatre, & singuliérement idolâtre de Térence,
il vouloit inspirer ce goût à tout le Clergé, à la vérité il ne fit pas bâtir de
théatre public, & n’appella point de troupe de comédiens, qui n’ont jamais
brillé dans le Querci ; il auroit par un tel éclat, reveillé l’Evêque Chartreux,
trop dévot pour aimer la comédie, qui vraisemblablement l’eût condamné ; mais il
imagina de faire étudier les comédies de Térence dans le
Seminaire ; il fit entendre à l’Evêque que pour faire entendre le Latin d’Akempis à ses Ecclésiastiques, il faloit les obliger
d’apprendre les bons poëtes Latins, Virgile, Horace, & sur-tout Térence. Il y eut un Professeur établi au Seminaire, qui chaque jour
faisoit des conférences, où il traduisoit, expliquoit les auteurs, interrogeoit
les Seminaristes. C’étoit l’exercice le plus important de la journée, où il
étoit le moins permis de manquer, & de ne pas faite de progrès. De
tems en tems, sur-tout la veille des ordinations, on
examinoit rigoureusement tout le monde sur l’Heautontimorumenos, c’est ce qui décidoit du mérite de l’aspirant, du
suffrage du Grand-Vicaire, de la faveur de l’Evêque & de l’ordination. Ce
grand zélateur alloit lui-même au Seminaire donner des leçons de l’Adriene, traduisoit d’abord en François, & comme la plupart de ces
jeunes gens venus de la campagne, n’entendoient guere mieux l’élégant François
du Grand-Vicaire, que le Latin de Scipion & de Lœlius, il le leur traduisoit en Gascon,
& leur faisoit sentir les beautés de ce fameux comique ; pour les préparer à
l’administration des Sacremens, il faisoit même quelque-fois venir sa classe aux
Chartreux, pour donner à l’Evêque & à ces bons Réligieux, le spectacle
comique d’un examen sur l’Eunuque & le charmion ; il
mourut avant l’Evêque, les autres Grands-Vicaires qui gémissoient de ces folies,
firent fermer le théatre, & rétablirent le bon ordre. L’Evêque lui survecût
peu, son successeur n’est pas dans le goût de mener son Clergé à la comédie.
Une autre comédie que donna ce Prélat, ce fut l’introduction d’un nouveau
Breviaire. Bien des Evêques depuis un demi siécle, ont donné cette comédie à la
France, contre toutes les regles, & au grand préjudice de la Réligion, par
les innombrables variétés de leur liturgie ; mais Cahors s’est singuliérement
distingué, par le ridicule de ses fêtes, de ses légendes, hymnes antiennes,
canons dont plusieurs paroîtroient avec honneur, sur le théatre. Il n’a
certainement rien à réprocher au Breviaire Romain, qu’on charge d’anathêmes,
& qui vaut mieux que tous les nouveaux Breviaires. Ce détail meneroit trop
loin, & il est étranger à cet ouvrage : son exécution présente une autre
scéne qui a été répétée
dans la plupart des Diocèses.
Le Clergé Quercinois ne vouloit pas de la nouvelle liturgie,
il a été vingt ans à disputer le terrein. Le Breviaire ne s’est répandu que de
proche en proche, encore même n’est-il pas généralement adopté, malgré
l’autorité du feu Evêque, & les intrigues de sa Cour. Le nouvel Evêque n’y
prend aucun intérêt ; on a gagné une douzaine de Chanoines, on fait réciter le
Breviaire au Seminaire, personne ne recevoit des Ordres, ni des Bénéfices, qu’il
ne s’enrolât dans la nouvelle liturgie. Les repas, les présens, les faveurs, le
bon accueil d’un côté, les réproches, les interdictions, les mauvais traitemens
de l’autre : le Breviaire décidoit de tout. La face de ce Diocèse faisoit rire
& gémir, dans la même Paroisse le Curé disoit un Breviaire, le Vicaire un
autre ; selon qu’ils officioient, ils suivoient des Rits différens. L’un au
Prône annonçoit des fêtes & des jeûnes que l’autre suprimoit ; car c’étoit
un des artifices. Le nouveau suprimoit des fêtes & des jeûnes, la Paroisse
qui l’adoptoit jouissoit de la dispense ; celle qui le refusoit étoit condamnée
en punition, à célébrer la fête, & à faire le jeûne. Le Missel & les
Livres de chant ne furent faits que dix ans après le Breviaire ; ainsi on disoit
la Messe Romaine, & l’Office cadurcien ; on chantoit tous
les Pseaumes à l’ancienne mode, & on psalmodioit les hymnes, les antiennes,
les répons. Les couleurs des ornemens étoient encore différentes : le Curé étoit
habillé de rouge, le Diacre de verd, à la nouvelle mode. Les calendriers ne
different pas moins ; ici un Saint, ailleurs un autre, le Diocèse étoit un Echiquier où chaque Paroisse faisoit sa case
différente. l’habit d’arlequin n’est pas plus bisarrement découpé : telle est
l’Eglise de France, les Diocèses sont entr’eux comme les Paroisses du Querci.
Ces comédies Ecclésiastiques ont ouvert dans le
Querci, la porte au théatre ; il y avoit toujours été inconnu : mais enfin la
ville de Cahors s’est mise sur le bon ton. Ce fruit exquis a commencé d’éclore
dans un terroir peu fait pour le porter, il touche à sa maturité. Ce fut d’abord
un théatre de société, sous le nom très modeste & très-juste, de comédie bourgeoise. Puisque les Grands, malgré leurs vices
& leurs ridicules, ne sont pas l’objet de la comédie : elle étoit
très-bourgeoisement réprésentée, quoique plusieurs personnes distinguées, de la
Ville, y jouassent des rôles, & fournissent à la dépense, & que l’on y
fût reçu gratis. Conduite plus noble que celle des gentilhommes de l’hôtel de la
comédie de Paris, qui très-roturiérement ont toujours fait payer à l’entrée :
depuis une troupe de comédiens a pris la place de la société, & la
générosité, la noblesse ont cédé la place à la roture.
Les vendanges firent disparoître les acteurs & les spectateurs, il faloit
cueillir la liqueur bachique, Bacchus l’emporta sur Thalie. Le vin de Cahors vaut bien le théatre de Moliere ;
l’hiver rassembla le peuple dramatique, que l’automne avoit dispersé : pour
réparer le tems perdu, on joua tous les jours, fêtes & dimanches ; la coterie n’auroit pu fournir à un si grand travail, si elle
n’eût été renforcée par une troupe de tabarins, que le bon vin de Cahors, &
la grande réputation de la scéne Quercinoise attirerent, au
nombre de vingt-cinq gens peu faits d’ailleurs pour amuser la bonne compagnie,
qui n’avoient encore que débité de l’orviatan sur des théatres ; mais reçus avec
enthousiasme, ils se sont évertués, ils ont pris, l’essor, par une noble
émulation, & ont essayé des piéces régulieres ; on a dit qu’ils
réussissoient, & la recette a été bonne,
quoique
la Ville soit déserte, misérable, chargée d’impositions, qu’elle ait souffert
depuis bien des années, de grandes calamités, les bourses fermées aux pauvres,
se sont ouvertes pour des charlatans, qui ne savent pas même leur métier, tant
l’amour du théatre est une aveugle ivresse.
Des nouveautés si contraires aux mœurs antiques, & à l’acienne Réligion, ont
rémué les esprits, & fait dans la Ville une espece de schisme, le cri de la
foi s’est fait entendre, la vertu à pris l’allarme, les vieillards, les gens
sages, les gens de bien ont condamné le théatre ; les jeunes gens, les scenomanes, les merveilleux, les femmes galantes, ceux qui se
piquent d’être le monde, ont pris hautement sa défense. Les Prédicateurs ont
tonné dans la chaire, les Confesseurs ont proscrit dans le confessionnal ; on a
fait craindre le danger, le scandale, le crime qui résulteroit du danger &
du scandale seul, quand même on n’auroit point à se réprocher des fautes
personnelles : fautes pourtant inévitables. L’expérience apprend qu’on ne
revient jamais aussi innocent qu’on y est allé, au contraire, cette doctrine a
été traitée d’attentat sur l’autorité Royale, de Leze-Majesté,
de bisarrerie, de ridicule. Les passions exagerent tout en bien & en mal,
les passions de tous les tems se répetent, & le monde est son propre écho.
Le Clergé frisé à la Greque, a traité les gens rigides de
Jansénistes, & mêlant Saint Augustin, dont ils savoient le
nom, avec le roi de cœur, qu’ils connoissoient parfaitement,
ont proscrit par leur décision, la morale sévere qu’ils avoient déjà proscrit
dans leurs actions. Le public étoit étonné qu’on mît en problême ce qui
jusqu’ici étoit le sentiment unanime de toute l’Eglise, sur la comédie. Tout
fait événement dans une petite Ville. Quelques ex-Jésuites qui vivent à Cahors
où la Société étoit très-puissante, ont
cru se
manquer à eux-mêmes, s’ils ne se déclaroient pour le théatre, ils ont crié plus
haut que les autres, & décidé que le comédie étoit permise. Un entr’autres y
a fait aller toute sa paranté, & a payé pour plusieurs, il n’a pourtant pas
osé y paroître lui-même ; il donne sa Société pour garant, il se trompe. Les
Jésuites ont fait jouer chez eux bien de piéces, en quoi ils avoient tort, mais
n’ont pas approuvé le théatre public ; ils se sont défendus sur les précautions
qu’ils prenoient chez eux, pour épurer la scéne, mais ils n’ont jamais justifié
la licence & le danger des spectacles ; ils ont toujours prêché comme Bourdaloue, Massillon, Bossuet, le Prince de Conti, & c. Je crois que
ce n’est pas raisonner & agir conséquemment ; mais enfin, il faut rendre
justice à la vérité.
Nos réflexions, dont les premiers volumes parvenus à Cahors, ont fourni une ample
matiere, par la multitude des raisons, des autorités, des anecdotes qu’on y
trouve. On y a opposé la Lettre du P. Caffaro, Théatin, qui
est à la tête du théatre de Boursaut, quoique condamnée par
l’Archevêque de Paris, & rétractée par son auteur ; & l’Oraison du
P. Porée, qui est plutôt une condamnation qu’une approbation du théatre.
Mais tout ces petits combats n’ont rien de décisif, la vraie, la grande victoire
fut remportée par l’un des premiers & des plus riches Bénéficiers, qui a
prononcé l’oracle le plus tranchant ; & du plus grand poids ; il a assuré
que la comédie est si bien permise en Italie, & en Espagne, que tous les
Réligieux, & jusqu’aux Capucins, y vont habituellement, & même déguisés
en femmes, mascarade fort inutile, s’il leur est permis d’y aller ; il a chez
lui un concert où l’on chante les airs d’opéra, les arriettes Italiennes, où les
Dames sont très-bien reçues, & plusieurs y tiennent leur partie d’une
maniere brillante ;
enfin ce pieux Ecclésiastique
s’étoit chargé de former les actrices de la comédie
bourgeoise ; il les exerçoit avec soin, & tenoit pour elles, école de
déclamation, & ne manquoit pas aux représentations d’aller juger du fruit de
ses leçons. Ainsi Moliere forma Baron,
Racine forma la Chammélé ; ainsi les grands maîtres
se sont rendus doublement utiles. Le goût de la musique semble attaché à ce
bénéfice, le dernier possesseur l’aimoit beaucoup aussi ; mais il étoit moins
élégant, il n’aimoit que la musique sainte, il avoit composé & fait imprimer
des cantiques, pour les missions, des livres d’Eglise pour le chant ; il en
donnoit des leçons aux enfans & aux jeunes chantres. L’opéra,
la comédie Italienne ont succédé aux chants tristes, ennuyeux,
monotones, qui n’attiroient pas les Dames. Qui peut tenir contre de si graves
décisions, & de si grands exemples ?
Saint François de Sales, Introd. Liv. 1, c. 23, dit,
la comédie ést une chose indifférente,
régardée en elle même, dans la speculation, comme une simple
représentation d’une action humaine : elle seroit toutefois
très-dangereuse, par les circonstances
, (choix
de l’action réprésentée, maniere de la représenter, caractères des
représentans, dispositions des spectateurs ;)
mais il seroit bien plus dangereux de les affectionner. c’est
dommage de semer dans votre cœur des affections si vaines, si sottes, à
la place des bonnes impressions ; on ne trouve pas mauvais que les
enfans courent après des papillons ; mais n’est-ce pas une chose
ridicule & lamentable, de voir des hommes faits
(à plus forte raison des Ecclésiastiques)
s’affectionner à de si indignes bagatelles qui outre
l’inutilité, nous mettent en danger de nous perdre
! Voilà
notre comédie, amusement frivole. Spectacle dangereux, objet d’une passion
excessive récusation à Cahors, l’oracle de Saint François de Sales.
Tous vos pas sont des
sentimens.
Cet éloge de la danse adressé à Terpsicore, dans l’opera des fêtes Greques, est
juste, & peint parfaitement le danger de la danse tous ses pas, ses
mouvemens, ses attributs, ses regards, ses figures peignant & excitent des
sentimens, des mouvemens, des rentations d’impureté. Les sentimens ne sont que
l’ébranlement des organes, la danse les produit, & les communique aux
spectateurs, qui sont montés à l’unisson. Cet effort met en mouvement toute la
machine ; beaucoup de danses ne sont précisément que le tableau, l’expression du
désordre, & de la satisfaction du vice. On peut l’appliquer à la musique du
théatre ; l’inflexion, l’élévation des voix, la cadence, les consonances, tous vos sons sont des sentimens. On peut en dire autant de la
déclamation théatrale : tous vos gestes sont des sentimens ;
on le peut dire des ornemens, des parures, mouches, fard, boucles de cheveux,
draperie, de tout l’appareil de la scéne : ce sont des
sentimens ; c’est un scandale de les ramasser, les combiner, les étaler
pour produire cet effet dans le cœur ; c’est un péché de s’y exposer : peut-on
mieux faire le procès au théatre, & détruire toutes ses apologies, que par
l’éloge qu’en font les amateurs même.
Tous vos sons, vos gestes, vos parures aussi bien que vos paroles, tout est
sentiment.
Ce Diocèse est fertile en scénes comiques. Dans la petite ville de Figeac, où se trouve une riche Abbaye, un Chapitre fort pauvre, &
un petit Sénéchal ; on s’est avisé de dresser un théatre de société, dont cinq
ou six Dames, autant de Chanoines & autant de Magistrats, qui font à peu
près toute la Ville, ont fait les honneurs, & joué quelque rôle ;
entr’autres le Procureur
du Roi, premier acteur, a
donné ses conclusions sur la scéne, en habit d’arlequin ; on auroit bien
souhaité jouer quelque piéce de Sophocle ou d’Aristophane, ce théatre se seroit rendu célebre par un air
d’érudition, & on auroit fait honneur aux Lascaris pour
qui on y a beaucoup de vénération, ce fameux savant, qui, lors de la prise de
Constantinoble par Mahomet, apporta en Occident, parmi bien d’autres, les
manuscrits Grecs de ces poëtes ; cette fête a duré trois ouquatre mois, à la
grande satisfaction des graces qui y ont étalé le chef-d’œuvre de la toilette ;
mais hélas, il s’y est mêlé du tragique, dont le funeste dénoument a dispersé
les acteurs, & interrompu le spectacle ! Le théatre eût bientôt monté les
esprits à la satyre, à la licence & la méchanceté. On rimailla des chansons
injurieuses contre ces Dames & leurs amans ; ces chansons furent répandues,
peut-être par jalousie, & par des rivaux malheureux, affichées aux
carrefours, & chantées de tous côtés.
Il n’y eut jamais d’Imprimeur à Figeac, il falut écrire ; mais malgré le soin
qu’on prit de déguiser l’écriture, on crut connoître la main, peu exercée, qui
avoit tracé ces caractères. La découverte ne fut pas difficile à faire, à peine
y a-t-il vingt personnes qui sachent écrire ; on dépista bientôt la jeune main
qui s’étoit prêtée. Peu aguerri avec les manœuvres théatrales, le jeune écrivain
a tout confessé, nommé les auteurs qui l’avoient mis en œuvre : un Dignitaire du
Chapitre, Grand. Vicaire de l’Abbé, & le Procureur du Roi au Sénéchal. Le
crime étoit énorme ; c’étoient les principales & presque uniques Dames de la
ville, la plus jeune en est la beauté. Les amans qu’on leur donne ne sont pas
moins distingués, ce sont les conquêtes les plus brillantes. La beauté, comme de
raison, regne sur le cœur d’un riche Abbé, & grand Prélat ;
les autres se bornent à la Magistrature. C’étoit offenser la
naissance, la fortune, la prudente, les graces, la Robe & le Clergé ; &
c’est le Clergé & la Robe qui portent ces funestes coups, par rivalité ; ni
l’un ni l’autre ne s’en embarrassoient guere, mais les Dames poussoient les
hauts cris : dévoiler les ridicules mysteres d’une vieillesse galante, & les
mysteres sacrés d’une Justice Ecclésiastique, ces forfaits de leze
coquetterie ne se pardonnent pas. Ce sont les mysteres d’Elusis, qu’on ne pouvoient divulguer sous peine de la vie.
Les autres Dames de la Ville entrent dans la querelle, on forma un tribunal de
femmes pour juger ce grave procès, comme Héliogabale créa un
sénat de femmes pour prononcer sur les affaires importantes de la galanterie
& de la toilette ; on instruisit la cause en regle, on porte plainte, on
ouit des témoins, on cite, on décrete les prévenus, on recole, on confronte ;
enfin on prononce. Quelque Procureur dirigea la procédure, & servoit de
Greffier, il le faloit bien, les Dames sont peu faites au jargon de la chicane ;
il y a bien loin d’une information criminelle aux billets doux ; enfin tout bien
considéré, & murement pesé, après plusieurs séances, le Procureur du Roi
& le Dignitaire du Chapitre furent déclarés atteints & convaincus
d’avoir composé, fait écrire, affiché & répandu dans la Ville des chansons
diffamatoires, contre un grand Prélat & plusieurs Dames distinguées par leur
naissance, leur beauté, leur mérite : pour réparation de quoi le Dignitaire fut
interdit de l’entrée au chœur, & aux assemblées
du Chapitre, condamné à demeurer trois mois dans un Seminaire, jeûnant
& prenant la discipline le vendredi de chaque semaine, de quoi il
rapportera un certificat en bonne forme, signé du Supérieur. Le
Procureur du Roi
ne pourra paroître sur le
theatre, ni assister à la comédie, & il ira passer trois mois à
planter des choux, & mener la vie pastorale avec ses chevres &
ses moutons, de quoi il portera un certificat en bonne & due forme,
signé du Curé & du Juge de la Paroisse, après quoi ils pourront
revenir chez eux, mais non pas se trouver dans les compagnies avec
Lesdites Dames offensées, & seront tenus de se retirer quand elles
entreront, & défense à eux sous des plus grieves peines, de faire ni
de chanter jamais de pareilles chansons, contraires à l’honneur des
Dames & des Evéques.
La sentence leur fut bien &
duement signifiée, parlant à leur personne, & ils l’ont aussi tôt exécutée,
chacun en ce qui les concerne, & gardé exactement leur ban.
Chez toutes les nations de la terre, de Pekin à Gibraltar ces femmes auroient été prises pour des foles, on les
auroient enfermées ; mais en France les folies des Dames sont des graces, leurs
sortises des gentillesses, qu’on se fait un devoir d’admirer, on les traite
comme des enfans, leurs adorateurs ne sont-ils pas des enfans aussi, que le hochet de l’amour amuse ? Qui des deux l’est d’avantage,
d’elles ou de leurs amans ? Dans le siécle passé, où le hochet
des actrices n’étoit pas encore devenu un sceptre, on en eût badiné, cette
imagination burlesque eût fait rire, elle eût été prise pour une scéne à ajouter
aux Plaideurs
de Racine, ou à la Femme juge &
partie, de Montfleuri. Tel autrefois le Sénat des femmes, créé par Héliogabale, avec la haute jurisdiction sur les affaires de
galanterie ou de toilette ; mais depuis que le théatre est devenu le sage mentor
& le souverain des François, l’autorité des femmes est devenue souveraine :
elles donnent des loix, prononcent des arrêts & des oracles, & sont des
Divinités, à qui tout rend un culte réligieux. Il est vrai que c’étoit par la
bouche de leurs adorateurs, dont un coup d’œil faisoit
pencher la balance ; leur noble ambition a franchi cette barriere, elles ont
dressé un tribunal, se sont assises sur les lys ; leur belle bouche s’est
ouverte pour faire entendre les oracles des loix. Le théatre n’eût il fait
d’autre bien que la création de ce nouveau Parlement, il faudroit le conserver ;
n’en soyons point en peine, la protection des Dames assure son immortalité :
elles sont comme Pithagore, dont les disciples juroient sur la
parole de leur maitre, ipse dixit. Le François jure sur la
parole des Dames, cet Empire est gouverné par une loi antisalique. En France les femmes toujours sujettes, sont exclues de
la Couronne ; au théatre François, les hommes toujours soumis, sont exclus du
gouvernement ; ils ont mis la couronne sur la tête des Dames, ils ont pris la
quenouille.
On craignoit d’abord que le Chapitre & le Sénéchal, jaloux de l’honneur de
leur configre, ne fissent quelque mouvement, quelque apologie, quelque réclamation, & ne donnassent une nouvelle scéne, qui, sans
justifier ni l’Abbé ni les Dames, n’auroit servi qu’à apprendre & à
accréditer les chansons & l’arrêt ; mais le Chapitre & le Sénéchal qui
venoient de prendre les leçons de Thatie, ont baisé humblement la belle main qui
les frappoit. Tout a été soumis, la Magistrature a respecté en silence, les
coupables ont obéi, le Seminaire même a reçu l’ordre des Dames, leur triomphe a
été complet ; jamais encore un Supérieur de Seminaire n’avoit reçu d’ordre d’un
tel Evêque, ni donné de certificat de séjour pour un tel sujet ; mais les
Seminaires se soustraisent ils à la jurisdiction des Dames ? Elles regnent sur
tous les cœurs, le portier du Seminaire ne ferme pas la porte aux graces, &
les Seminaristes ni sont pas insensibles.
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