Chapitre V.
Singularités du Théatre.
SELON l’Abbé Prevot, Manuel lexique,
suplement ; le mot persister, d’où sont venus persiffleur & persiflage, sont de termes
nouveaux que nous avons vû naître, qui se sont accredités tout d’un coup à
Paris, & delà dans tout le Royaume : ce mot est énergique & commode. Persifler est l’art ou l’action de railler agréablement
quelqu’un, sans qu’il s’en apperçoive, par des idées, des raisonnemens, des
termes, des figures, des gestes, des tons qu’il n’entend pas, qu’il prend dans
un autre sens, ou qu’il attribue à quelqu’autre. C’est un badinage qui donne
l’échange à quelqu’un, en se moquant de lui : on ne prétend pas lui faire tort,
ce ne sont pas des
injures grossieres ; on ne veut
que le tourner en ridicule, & se divertir à ses dépens, en le jouant. Les
crimes ne sont pas l’objet du persifflage, non plus que de la comédie ; ce sont
les défauts & les foiblesses qui rendent Ridicule.
Ce mot vient du théatre, ou la maniere de se moquer des auteurs & des
acteurs, c’est de les sifler. On se sert de siflets ; tout le monde ne fait pas sifler de la bouche, & cette
maniere de sifler est fatiguante ; on a ajouté à sifler la
syllabe per : ce qui allonge le mot, & lui donne plus
d’énergie, il en ôte même l’équivoque. Sifler, dans le simple, a bien des
significations diférentes, on sifle les oiseaux, on sifle des airs, on sifle
pour appeller, les voleurs siflent pour s’avertir, &c. ; mais persifler ne s’applique qu’à la moquerie, il se prend toujours en
mauvaise part, on ne s’y sert pas de siflers, ce n’est pas un siflement
proprement dit, ce n’est qu’une expression figurée, qui exclut le vrai siflet :
c’est la définition, le vrai caractère du théatre. La comédie n’est qu’un persifflage, où sous les noms d’Eraste, de
Valere, &c. ; & sous l’écorce d’une fable, on joue
tout le monde, sans qu’il puisse se facher ; car si on joue à découvert ce n’est
plus persifflage, c’est insulte. C’est encore en général, le caractère français,
puisque tous les français sont persiffleurs. Les amateurs du
théatre le sont souverainement, on devient grand maître à cette école ; c’en est
l’esprit, le goût & l’enseignement.
Siffler pour se moquer, est une action naturelle, qui n’est ni
nouvelle ni particuliere à la France, quoiqu’elle y soit plus commune
qu’ailleurs, & que le germe en soit plus exalté. Dans Jéremie, dans Job,
dans vingt endroits de l’Ecriture, il est dit qu’en punition de leurs crimes
Dieu livre les impies, les villes, les nations aux
opprobres, aux sifflemens du monde :
In opprobrium, &
in sibilum sémpiternum.
Le sifflement est une espece de
rire moqueur. On a d’abord dit en Latin Siffiare, son
imitatif, ou les deux ff, forment un petit sifflement ; delà
est venu le mot François sifflet & siffler, par corruption on a changé les deux ff en
b, sibilare, sibilum,
ce qui est plus doux à prononcer, & peut s’appliquer plus aisément aux
différentes significations du mot siffler, au lieu que siffilare ne convient qu’à la moquerie, & forme une espece de ris
en le prononçant.
Dominique, fameux arlequin, qui a fait tant rire ; distingue,
1°. un rire excessif & imbecille, des gens qui rient
toujours, sans savoir pourquoi ; 2°. un rire sibarite &
efféminé, des gens qui craignent la peine d’ouvrir la bouche, & ne
sont que sourire du bout des levres ; 3°. un rire sardonien &
forcé, qui par malice ou par envie, ne se prête qu’à regret à
l’aplaudissement. 4°. Un rire Megarien & de
médisant pour se moquer de quelqu’un & le tourner eu ridicule. 5°.
Un rire de Cœur, quand quelque chose plait innocemment, &
amuse : c’est le rire des honnêtes gens. Les Dames dans les loges, & leurs
amans sont des sibarites. Les petits maîtres qui embarrassent
sur le théatre sont des Sardoniens, ainsi que les acteurs
jaloux, & les gens de cabales sont des Megariens qui
veulent faire tomber la piéce, qui se tiennent au fond du parterre, pour de là
donner le ton. On peut s’en rapporter à un homme si habile en l’art
de faire rire. Cet arlequin avoit d’ailleurs du mérite, des
connoissances, des sentimens : il se plaignoit que Dieu l’eut fait naître pour
être fou malgré lui Italien plutôt que Français, comédien & non pas
philosophe : il ne vouloit pas voir qu’il ne tenoit qu’à lui de tout reparer en
quittant le théatre, & menant une vie
chrétienne.
Plus coupable qu’un autre de ne pas suivre ses propres lumieres.
C’est un vrai caractère que de savoir & vouloir peindre tous les caractères
pour les ridiculiser. C’est un frondeur, un moqueur, un comédien qui joue tous
les rôles, contrefait tous les hommes, feint d’avoir tous les travers, dans
lesquels il vent faire tomber, pour s’en divertir : ici un miroir convexe ou
concave, qui represente tout en grotesque, un Cameleon qui prend toutes les
couleurs des objets qui l’environnent, un Scarron qui donne
une teinte de burlesque à tout ce qu’il traite. C’est un mauvais caractère
dangereux pour la société, dont il seroit utile de corriger les hommes ; mais
dont la comédie ne corrigera jamais personne, puisqu’elle le fortifie, &
l’enseigne :
Un persiffleur amuse & ne corrige
pas
, dit l’auteur avec raison.
Il y entre toujours de la malignité ; non pas, il est vrai, pour nuire ni à
l’honneur ni à la fortune ; mais pour son plaisir, auquel on a le malheur de
tout sacrifier. Un persiffleur est le plus souvent un mauvais plaisant, soit
parce que tout n’est pas ridicule, tout ne donne pas prise, soit parce qu’il est
beaucoup de mauvaises plaisanteries ; qu’il en est même peu de bonnes, même sur
des sujets vraiment ridicules, soit parce que l’homme le plus railleur n’est pas
assez fécond pour en trouver toujours de bonnes, à qui malgré ce dangereux
talent, l’art de la plaisanterie est très difficile ; il y a pourtant des
caractères tournés de ce mauvais côté, avec une liberté & une aisance qui
leur est propre : cet esprit mauvais déplaît dans la société, & ne merite
aucune confiance. Socrate avec son ironie continuelle donnoit
dans le persifflage, Diogene persiffloit
continuellement les Atheniens, nos agréables des deux sexes
sont de vrais persiffleurs,
& persiffleuses, la
plûpart de leurs conversations sont des persifflages ; c’est un Cinisme un peu mitigé par l’urbanité française, mais très dangéreux
pour les mœurs, & pour l’esprit, qu’il tourne à la frivolité ; ce qui est
très contraire à la réligion, à la vertu aux sciences, aux belles-lettres. Tout
cela demande un esprit solide, serieux, attentif, constant, l’antipode de la
scéne qui n’est qu’un persifflage reduit en art, dans un ouvrage régulier,
exercé par des gens qui s’en font un métier, & y passent toute leur vie.
On vient de donner la comédie du Persiffleur ; elle a paru
singuliere ; mais elle a du réussir. Il n’y a que le titre de nouveau, la chose
est très-ancienne : le nouveau Richelet qui rapporte ce mot,
lui donne beaucoup d’étendue, parce qu’il y fait revenir toutes les manieres de
se moquer des gens, ce ne sont que les branches du même arbre, le théatre en est
une forêt ; c’est le regne du Persifflage, l’étendue de son empire est sans
bornes, tout est persiffleur sur la scéne, & la scéne rend persiffleur tout
ce qui la fréquente. Moliere ni les autres comiques n’ont jamais osé traiter ce
sujet, ils se seroient joués eux-mêmes. Le ridicule qu’ils auroient donné au
caractère seroit retombé sur eux. L’art dramatique n’est que l’art du
persifflage. Auteur ou acteur comique, n’est qu’un persiffleur, & tout
persifflage n’est que comédie. C’est l’unique raison qui a fait négliger ce
sujet, très comique en lui même, & susceptible de tous les autres comique
qu’on peut y faire venir ; on a craint le revers du tableau :
Mutato nomine de te fabula narratur.
L’auteur des affiches, homme d’esprit, 27 Fév. 1771, doute qu’un persiffleur soit un caractère qui puisse faire
le sujet d’une comédie :
Il n’a
,
dit il,
aucune consistance, il prend tous les caractères qu’il imagine
pour se divertir aux dépens de
tout le monde,
& l’immoler à la risée
; (n’est-ce pas le caractère du
comédien. Il prend tous les caractères dans les divers rôles qu’il joue, pour
immoler à la risée tous ceux qu’il représente.) En faire un drame, ajoute-il,
c’est donner un corps à un être ideal, (cet être n’est que trop réel & trop
commun,) c’est tout ce qu’il y a de plus volatil ; (cela est vrai ; mais le
volatil est un être réel ; un caractère volage, frivole, un petit maître, un
comédien, sont très-réels ;) c’est peindre un masque par une figure naturelle.
Toutes les comédies sont des masques qu’on prend pour rendre un caractère
personnel. Grand nombre de piéces, le Grondeur, le Distrait, l’Etourdi, le
Négligent, l’Hypocrite, le
Misantrope, le Méchant, le
Medisant, &c. sont aussi volatils que le Persiffleur,
prennent toutes sortes de masques, s’accommodent à tous les caractères, aux
circonstances, aux événemens ; sont-ils moins propres à la comédie ? Le fonds du
caractère est très-décidé, très-constant ; mais il se plie, il s’accommode à
tout, pour jouer tout. Vrai calot, qui faisit tous les grotesques, ce n’est pas
moins un genre de peinture, que les paysages, les marines, les foires, les
batailles, &c.
Je ne puis m’accoutumer à un jargon théatral ; devenu si fort à la mode, qu’il a
passé jusques dans la chaire, j’entendis, le Vendredi Saint, la Passion d’un
Abbé plus petit maître qu’Apôtre, qui prêchoit le couronnement d’épines avec des
cheveux parfumés poudrés & frisés à quatre étages. Son style n’étoit pas
moins théatral, que sa chevelure ; selon lui la passion est une tragédie, la
mort de Jesus-Christ un événement tragique, ses souffrances des scénes
pathétiques, le Calvaire un théatre ; Pilate, Hérode, Caïphe des acteurs. Cette
décoration, ce langage, tous tragiques qu’ils sont, n’exciterent ni terreur ni
pitié,
ni ne firent pleurer personne, jamais, je ne
dis pas l’Evangile qui est fort éloigné de cette élégance, mais aucun des Saints
Peres, ni Grecs ni Latins, quoique le théatre fût fort en vogue de leur tems,
n’ont employé ces expressions prophanes, n’ont eu recours à ces métaphores, ni
comparé ses souffrances divines avec les folies & les infamies de la scéne ;
mais aujourd’hui on en est si enivré qu’on ne pense, qu’on ne parle, qu’on ne
respire que théatre, comme tout l’étoit autrefois du burlesque & des
pointes, & l’
Orateur en chaire en seme
l’Evangile
. Le théatre a pris la place du burlesque, & ne vaut pas mieux : c’est l’ordinaire en France, les
goûts forment le langage, les conversations ne sont tissues que d’anecdotes du
théatre. Les feuilles périodiques en sont pleines, début d’une actrice,
déclamation d’un acteur, ariettes, pas de trois, décoration, c’est la nouvelle
de chaque jour ; les affaires de l’Etat intéressent moins. L’idiome se forme
la-dessus, un Avocat est un grand acteur, un champ de bataille est un théatre,
le Conseil d’Etat une scéne, le Prédicateur un Corneille ou un Racine, & on
croit l’avoir bien loué, &c. ces mots sont devenus des termes Techniques, tous les Etats se forment de même leurs Ergots. Tout est procédure au Palais, combat chez les militaires, tout
est parure ou galanterie chez les femmes, &c. C’est une suite naturelle de
l’habitude à envisager les mêmes objets, par les prétendues richesses de la
langue. On pourroit suivre à la piste, les goûts qui ont dominé, en divers
tems ; & en faire l’histoire. Celle du dix septieme siécle est bien facile,
c’est l’histoire de l’irréligion & du théatre, leur langage est devenu
familier, vrai persifflage ; mais qui suppose & qui
entretient une dépravation de mœurs déplorable.
Varieté d’un Philosophe, Chap. 4, de
l’éducation.
Les anciens étoient si délicats sur l’éducation de
leurs enfans, qu’ils craignoient pour eux jusqu’à la tendresse des peres &
des meres, ils consioient l’éducation au plus honnête homme de la famille, ils
vouloient qu’il ne se passât rien d’indécent sous leurs yeux ; dans les repas
même & les recréations, on tâchoit de cultiver leur ame pour la porter à la
vertu. Hieron fit punir sévérement un comédien pour avoir
récité devant sa fille, des vers qui respiroient la molesse. Caton le censeur, chassa Manlius du Sénat parce
qu’en présence de sa fille, il avoit pris des libertés avec sa femme. Il semble
qu’aujourd’hui on ne puisse acquerir assez-tôt la science du mal, bien loin que
ce soit une honte de paroître instruit, on l’exige comme une partie de
l’éducation, il faut dans le monde, se faire à voir & à entendre
tranquillement, & sans rougir, ce qui devroit être enseveli dans les
ténébres. La pudeur est devenue une petitesse d’esprit & un ridicule, nos
maisons sont des écoles de lubricité, le vice y regne, & parle aux yeux dans
mille chefs-d’œuvres de peinture & de sculpture ; il invite par les exemples
des Dieux, & les foiblesses des hommes, la poésie & la musique y dictent
leurs coupables leçons, les embelissens de leurs graces, & répétent sur tous
les tons, leurs audacieuses maximes, & y célébrent les honteux triomphes.
Les meres pour former le cœur de leurs filles, mettent entre leurs mains,
l’histoire & l’art du libertinage, & les exposent elles-mêmes à
l’incendie des spectacles ; qui le croiroit ? Le grand principe de nos jours est
d’éloigner les enfans du vice en le leur rendant familier, & en inspirant le
goût de la volupté, en guerir la passion ; & nos sages y applaudissent. O
Socrate ! ô Platon ! ô Caton vous étiez pourtant des idolâtres, & nous
sommes chrétiens ! la raison vous
apprenoit qu’il
faut fuir le danger, si on ne veux périr, & l’Evangile ne peut nous
persuader cette vérité : voilà l’esprit, le langage, la conduite du théatre.
C’est-là qu’on apprend le libertinage, qu’on y trouve tous les dangers : de-là
on le porte dans la société, & par un reflux inévitable, ce même libertinage
entraîne au théatre, pour y trouver son aliment & se donner des
complices.
Mr. l’Abbé Schrone, auteur de l’Apothéose de Moliere, est un
Ecclésiastique plein de zèle, qui se prepare à faire dans la chaire de vérité,
l’apothéose des Saints, par des savans & dévots panégyriques : celui de
Moliere sur le théatre en est le prélude & l’essai. Cet Abbé Schrone, est de l’Academie de Nimes ; ville célébre par M. Flechier son Evêque, fameux panegyriste des saints ; ce n’est
pas sans doute dans les œuvres du Prêlat, qui jamais ne canonisa Moliere, qu’il
en apprit le Panegyrique. Si jamais il monte en chaire, on comparera les deux
apothéoses de Moliere & de St. Augustin, par le même Orateur : quelle des
deux lui fera le plus d’honneur ? Voici quelqu’un de ses vers à l’honneur de St.
Moliere. On lui pardonneroit le galimathias & la mauvaise prose ; mais les
loix de la vertu ne lui pardonneront pas d’avoir oublié la décence de son état,
& l’intérêt des bonnes mœurs. Une bouche consacrée à l’Evangile doit elle
s’ouvrir pour un comédien, un débauché, un corrupteur du siécle, qui n’a employé
ses talens qu’à tourner en ridicule la Réligion & la vertu : voici le debut
de son Ode au tems.
Le tems & l’espace sont deux choses
très-differentes, qui n’ont aucun droit l’une sur l’autre. Quel rapport entre un
jour & une lieuë, entre l’espace où est le monde, & l’éternité qui a
précedé sa création, & qui suivra sa destruction après laquelle il n’y aura
plus de tems ?
Tempus non erit ampliùs.
Le tems
ne peut étendre ni resserrer l’espace, non plus que l’espace ne peut ni
prolonger ni abreger le tems ? L’immensité peut-elle être limitée ? Sa
nature-même est d’être sans limites. Depuis quand le tems qui n’est qu’une
portion de l’éternité, est-il plus grand qu’elle ? Et a-t-il un sein assez vaste
pour embrasser l’éternité ? Embrasser le moment est encore une étrange idée : le
moment est indivisible, le passé n’est plus, l’avenir n’est pas encore, le
present ne fait que passer. On ne peut le prendre à la volée ; desqu’on croiroit
le saisir, il n’est plus, on embrasseroit le néant. Le tems n’est lui-même que
des momens qui se suivent : le moment s’embrasse-t il ? Ils ne sont jamais deux
ensemble : le tems embrasser des momens, c’est s’embrasser lui-même. Tous les
tems, c’est-à-dire, tous les momens sont engloutis dans l’éternité, comme une
goutte d’eau dans l’Occéan. Peut-on dire quand on ne reve pas, un verre d’eau
embrasse dans son vaste sein la goutte & l’Occean ? L’auteur a fait son
cours de métaphysique dans les coulisses.
Je prie tous les Saumaises de me dire ce que s’est que la demeure du sort, comment on peut
forcer le destin ? Comment l’histoire peut se forcer,
puisqu’elle ne raconte que ce qui est passé, & qui ne peut ne pas être.
Qu’est ce que la rive du séjour de la mort ? Parle-t-il des
tombeaux, parle t-il des enfers ? Ils n’ont point de rive. Le Stix, le Phlegeton ont un rivage mais ils ne sont
pas le séjour de la mort : les morts n’y font que passer, il
n’y a plus de tems dans l’enfer : c’est l’éternité. Comment le tems plane-t-il sur les lieux ? Il est autant dessus, que dessous, & à
côté. Le tems n’est ni dessus, ni dessous rien : le tems plane-t-il avec gloire ? Est-il susceptible ni de gloire ni de honte ? Il ne
plane pas plus sur les palais, que sur les deserts ; tout passe également dans
le même tems. Le tems ne partage pas sa course ; il est burlesque de dire qu’il
coule, tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre : je doute que Moliere doive être
fort flatté d’être chanté si mal, d’avoir de pareils admirateurs, & d’avoir
formé de pareils éleves.
La tendresse pour Moliere est plaisante. L’Auteur en a t-il fait se maîtresse
Moliere Auguste ! l’image d’un Comédien Auguste ! c’est précisément le contraire. Un Comédien n’est fait que
pour faire rire. L’Auguste Scapin ! l’Auguste Pourceaugnac ! l’Auguste
Tartusse ! il a voulu faire une parodie de Moliere, en traitant un Tabarin
d’Auguste. Il est vrai que les Comédiens s’aviserent, il y a quelque tems, de
faire frapper une médaille, où l’on représentoit le buste de Moliere, avec tous
les ornemens
impériaux, & tous les attributs de
l’Empereur Auguste. Je défie tous les antiquaires passés, présens, & à
venir, d’y deviner Moliere. On eut soin de mettre son nom dans l’exerque avec
toutes ses qualités. Divus Cæsar Augustus, Molierius Divi filius, Victor felix, Imperator, Pater Patriæ, Consul,
Tribunitiæ potestas : car il n’y a point de titres que les
amateurs ne lui donnent, & il n’y a point d’homme qui l’egale : on auroit pu
faire une suite de douze Cesar Augustes. Cornellius, Racinius, Regnardus, Arouëtius, Quinaldus, &c., ce
qui auroit fait les douze Cesars de l’Empire de Thalie. Un Suetone auroit fait
une jolie histoire des exploits, & de la vie domestique de ces Princes &
des Princesses de la même vertu : on croit que que’que malin a joué ce tour aux
comediens & à Moliere, pour se moquer d’eux & de lui : quoiqu’il en
soit, c’est dans cette source que l’auguste Abbé de Schrone a
puisé les traits augustes de Moliere. Ce digne Ecclésiastique a mis aussi au
frontispice sa qualité d’Abbé ; il a bien fait, chacun doit
étaler ses qualités ; car qui auroit déviné un Ecclésiastique dans ces
éloges ?
Moliere est un grand comédien si l’on veut ; mais jamais un homme sage ne
l’appellera grand homme : ces deux choses se contredisent : un
grand homme ne sera jamais comedien ; il cesseroit d’être grand homme, en se
dégradant jusques-là. Jamais on n’a vu de grands hommes sur le théatre. Un
comedien ne sera jamais grand homme ; il auroit honte du
théatre, s’il commençoit à agir, à penser en grand homme. Jamais on ne vit de
comédien dans la liste des héros, on n’en voit
pas même parmi les honnêtes gens, parmi les gens distingués d’une ville, non
plus qu’une honnête femme parmi les actrices, ni une actrice parmi les honnêtes
femmes. Qu’est-ce que
couronner les mœurs
de la
nation ? De quelle couronne le grand Moliere a-t-il ceint le front des vertus,
des mœurs de la nation ? Veut-on dire qu’il en a fait l’éloge ? au contraire il
les a tournées en ridicule. Qu’il les a reformées par les armes du ridicule ?
Mais reformer n’est pas couronner ; c’est au contraire blâmer ou appliquer le
reméde. Un Médecin qui guérit ùn malade, le couronne-t-il ? Hélas ! plutôt
Moliere a corrompu les mœurs, allumé les passions, nourri les vices, donné de
fausses couleurs au désordre, des excuses au libertinage, du ridicule à la
vertu. Il a brisé les liens de la soumission des enfans, de la fidélité des
épouses, de la déférence des jeunes gens : ainsi il a, en effet, couronné les
mauvaises mœurs. Sont-ce là les couronnes dont l’Abbé Schrone
s’applaudit ? On a raison d’appeller la poésie un délire, celle du théatre l’est
dans tous les sens.
On composa, & on fit jouer pour la même fête seculaire, une
autre piéce intitulée l’Assemblée, où il y a aussi des vers :
c’est une chanson que chanterent Momus & Mde. Pernelle. Cette chanson vaut mieux que l’Ode au tems
de l’Abbé Schrone prononcée par la Prêtresse d’Apollon. Cette chanson est du
moins dans l’esprit de la fête, dans le caractère du héros, j’
aime mieux Moliere, ou que j’aime mieux Moliere
;
ce refrain est assurément plus convenable que tous les traits
augustes, que la couronne des mœurs, que l’immensité, que l’éternité, que l’espace attendus, que l’immensité resserrée,
l’aîle du tems qui plane, la demeure du sort, & tout ce fatras où
l’auteur
ne s’entend pas lui-même, & dont Moliere
seroit bien étonné de se voir offrir le burlesque hommage :
De telles apothéoses, rendent un très mediocre service au héros, & un
très-mauvais à l’auteur, elles ne seront pas adorer l’un, elles seront mépriser
l’autre.
Le Mercure fait l’analise & la justification de la mere
jalouse, du sieur Barthe, avec tant d’affectation
& de zèle, qu’on ne peut guere douter que ce ne soit l’ouvrage de son
auteur, cette comédie méritoit de réussir, elle est pleine d’esprit & de
vérité, & très bien faite ; elle échoua pourtant, tandis que dans le même
tems Azor & Zemire, piéce très médiocre, malgré les deux
Z. Z. qui sont si fort à la mode, eût un grand succès
qu’elle ne méritoit pas. Mon dessein n’est pas de faire l’apologie du sieur
Barthe contre la bizarrerie de ses critiques, ce qui m’a frappé, & dont je
veux faire usage, c’est l’idée trop juste que l’auteur donne des mœurs du tems,
auxquelles il attribue la chûte de sa pièce, trop vraie & trop décente pour
être au goût du monde.
L’amour des femmes est le goût dominant, & il n’y est pas épargné, ce crime
est irremissible : qu’on ne soit pas, dit-il, la dupe des apparences ;
aujourd’hui les vices & les vertus se cachent, on voile des propos honnêtes,
des sentimens qui le sont le moins, la liberté de la société est portée au plus
haut degré. La loi générale de la tolérance apprend & accoutume à paroître
tout différent de ce que l’on est ; le rôle de l’amant dans ma piéce, (car les
actrices peuvent-elles s’en passer dans la représentation, non plus que dans la
réalité ?)
Ce rôle est ce qu’il doit être, vif &
ardent ; sont intérêt est celui de son amour, il n’a point de nuance
particuliere, tous les amans de Térence & de Moliere sont les mêmes, (il est
vrai que ces deux grands maîtres sont très-monotones, il n’y a que l’aveuglement
de l’entousiasme qui leur trouve du génie.) Les amours ont le caractère de leurs
passions : cela suffit, l’ame n’en a jamais presque d’autre ; cette assertion
n’est que l’excuse & la fanfaronade de la sterilité des auteurs. Ce n’est
donc ni le besoin de la fable, ni l’instruction des spectateurs, encore moins
l’intérêt de la vertu, qui fait mettre de la galanterie ; c’est le besoin du
vice (affreuse verité) on ne met l’amour que pour l’amour, le
vice seul le rend nécessaire au spectateur libertin :
Trahit
sua quemque voluptas.
Le libertinage & le théatre sont
donc mutuellement leur principe, leur fin, leur aliment, leur appui. Sans vice
plus d’auteur, d’acteur, de spectateur, encore moins d’actrice & de
spectatrice, sans ces assaisonnemens plus de théatre.
Cet homme est trop sincere, quelle imprudence ! aussi n’a t-il pas réussi. Les
femmes dont il a si peu ménagé le goût & les graces, ont été très
mécontentes, elles se sont liguées contre lui ; les hommes, leurs adorateurs, ne
penient que d’après elles, & pour se ménager leurs saveurs, qui sont pour
eux le souverain bien, ils ne voient que par leurs yeux, ils n’ont que leur
esprit, ils ne parlent que leur langage, ne suivent que leur mode, ne pensent
qu’à leurs charmes. Le monde est si effeminé, qu’elles y regnent souverainement,
elles dictent bien les arrêts des Tribunaux, ne dicteroient-elles pas ceux du
parterre ? Elles y ont même voix délibérative, elles en font une grande partie,
& même décisive, elles y président du haut de leur loge,
un coup d’œil, un souris, un mot, un pompon, font pencher la
balance.
Plusieurs d’entr’elles s’y sont trouvées personnellement intéressées, d’après
plusieurs vers malheureusement trop agréables, elles se sont imaginées que
l’auteur en leur attribuant le desir de plaire toute leur vie, leur a interdit
la beauté à trante ans, elles lui auroient pardonné beaucoup de défauts ; elles
ne peuvent lui pardonner cette erreur. Trop de femmes étoient intéressées dans
cette cruelle affaire, la piéce entiere a été punie du crime de quelques vers ;
il est vrai que c’étoit fort imprudemment parlé contre ses juges, & le
procès n’en a pas été mieux jugé. Pouvoit-il l’être, cette moitié de Paris
entraîne l’autre : voici quelques uns de ces vers, ou plutôt de ces blaphêmes,
malheureusement trop beaux.
Peut-on lancer trop d’anathême contre un poëte si véridique ? A quoi a-t-il tenu
que nous ne l’ayons déchiré comme les Bacchantes dechirerent Orphée ?
Autre raison, dit le sieur Barthe, nous ne sommes point assez
accoutumés sur notre théatre, à voir les vices & les ridicules des femmes,
nous n’y voyons que leurs graces, & c’est ce qui affermit leur empire. Tous
nos poëtes comiques ont eu pour elles le respect, (le foible, le vice de la
Nation ;) on le prouve par l’exemple de Moliere, Regnard, Dufreni, Destouches,
& de tous en un mot ; ils ont ; sans exception,
respecté (flatté, idolâtré) le sexe ; il n’ont mis sur la scéne que des défauts
legers, qu’elles-mêmes condamnent, ou s’ils en ont mis de considérables, ils les
ont excusés ; témoins l’Ecole des Femmes, George-Dandin ; mais ils ont toujours loué, exagéré, adoré, leur
beauté, prêché leur liberté, leur indépendance, dévoué au ridicule les peres,
les maris, les tuteurs difficiles, pouvoient ils manquer d’obtenir leurs
suffrages ? La Joueuse de Dufreni n’a pas réussi ; elle
inspire du dégoût pour les femmes. Une passion ou un vice quel qu’il soit, qui
dévélope les graces de la beauté, la tendresse des sentimens se fait toujours
pardonner ; celui qui les cache, ou en écarte l’idée, ne peut réussir. Comment
plaire à quelqu’un, en lui cachant ou en laidissant sa maîtresse, lorsqu’il
vient la voir ? On aime ce qui nourrit la corruption du cœur, pardonne t-on ce
qui la combat, quoiqu’on sache dans le fonds à quoi s’en tenir ? (Sur les vices
trop réels & trop nombreux des femmes.) Nous avons besoin au théatre, qui
est l’aliment de la passion, de leur trouver du mérite & des vertus ; du
moins de ne rien voir qui suppose qu’elles n’en ont pas. c’est-à dire de nous
tromper, pour nous mieux séduire, & de cacher le piége, pour nous y prendre.
Cette apologie est très juste, mais mal adroite elle fait des ennemis à
l’auteur, en le justifiant, & arme contre lui l’actrice & la
spectatrice.
La Chaussée, est sur-tout le poëte, ou plutôt l’adulateur,
l’idolâtre des femmes ; ses sujets, ses plans, ses scénes, son langage, tout
chez lui leur est subordonné, tout leur rend hommage ; elles plaisent, regnent,
instruisent, réunissent tout l’intérêt, toutes sont vertueuses, tendres, pleines
de graces & de beauté, toutes spirituelles, courageuses, élevées, enfin des
modeles de
perfections. C’est décréditer soi même ses
Panégyriques : voilà l’ancienne chevalerie, dans laquelle on se battoit à
outrance, pour la beauté de sa Dulcinée. Ces idées se retrouvent, & sont
comme fondues, non dans nos mœurs, qui leur font bien contraires ; car on ne
sauroit plus mépriser les femmes, que d’aspirer à en abuser, que de les croire
capables de s’abandonner à la passion ; mais dans nos complimens, notre
politesse, nos usages, c’est-à-dire, dans la superficie, ces portraits si
flattés comme ceux de la plupart des peintres, qui embellissent pour se faire
mieux payer, accoutument les femmes à régarder le théatre comme leur empire,
& les hommes leurs sujets ; c’est leur empire en effet, & par conséquent
celui du vice ; & les hommes sont des idolâtres, jusqu’à prendre hautement
parti pour les femmes ; chacun est un Dom Quichotte, heureux d’être leur
victime, pourvu que la nuit suivante il soit couronné de leurs mains ; Car aucun
n’a le désintéressement de Dom Quichotte, auprès de Dulcinée. Les petits défauts
de la femme, critiqués sur le théatre, sont eux-mêmes des graces, ou sont plus
que réparés par celles de la jeunesse & de la beauté, sur-tout par l’amour.
Peut-elle ne pas en obtenir le pardon, devant des spectateurs Français, si fort
indulgens pour le sexe, par une suite de la galanterie nationnale. Les hommes en
voyant une femme humiliée par la critique, doivent souffrir pour elle, &
protéger, contre le poëte, leur Reine, leur Divinité. La critique d’une belle
femme est un sacrilége ; ce forfait est cent fois plus énorme que toutes les
hérésies. Le foible pour le sexe est à Paris plus général, plus vif qu’ailleurs,
il est délayé dans des complimens & des airs de respect, qui sont le style
de la France. Cette décence superficielle, & de convention, qui sert de
voile
à la corruption du cœur, forcera toujours le
théatre Français à un vernis de décence, & à une dépravation réelle, le
spectateur se brisera contre l’écueil que lui-même y a fait naître, comment s’en
s’auveroit-il ? Il désire de s’y briser, il y dirige sa manœuvre, il y cingle à
toutes voiles, faisant semblant de l’éviter, l’actrice qui s’y connoît, qui ne
le désire pas moins, l’y attire, le courant de l’action l’y entraîne, le
naufrage commun est inévitable & complet.
La Réligion Chrétienne est de toutes les Réligions la plus favorable aux femmes,
par-tout ailleurs elles sont esclaves, victimes de la jalousie des hommes, ou
plutôt de leurs sages précautions ; voilées, enfermées & liées par les
chaînes d’une bienséance très gênante. Le Christianisme leur donne la même
liberté qu’aux hommes, les traite aussi favorablement, quelquefois même passe
les bornes de l’égalité, par des privileges qui leur sont propres. La politesse
des derniers siécles, & la galanterie de la France y ajoutent une
supériorité ; une sorte d’empire qui a fait inventer, & qui justifie trop
bien les noms inconnus à l’antiquité de Maîtresse, de Reine, de Déesse, prodigués à toutes les
femmes qu’on aime, ou qu’on fait semblant d’aimer.
1°. La Loi chrétienne ne leur interdit que le ministere Sacerdotal, qu’elles ne
voudroient, ni ne pourroient remplir ; encore les en approchet il, par l’ordre
des Diaconesses, & par l’état réligieux, & il en souffre comme à Fonterraut, à Jouarre, qui gouvernent des
hommes ; il leur laisse le gouvernement des Etats, la guerre, le commerce, les
sciences, où quelques-unes se sont signalées, & dont leur foiblesse, leur
goût, leur frivolité, leurs infirmités, leurs occupations les éloignent : elles
auroient tort de s’en plaindre, elles seules s’en excluent, & avec raison.
C’est
sur-tout sur la loi de Moyse, que la loi
nouvelle leur donne les plus grands avantages, & je m’étonne que les
Jansenistes, qui sont tant valoir les prérogatives de la nouvelle alliance,
aient oublié les prérogatives des femmes.
2°. Le caractère de douceur, de tendresse, de miséricorde, d’humilité, de
modestie, de soumission, de foi, de chasteté, qui sont l’esprit du
Christianisme, est plus analogue à celui des femmes qu’à celui des hommes ;
aussi sont-elles en général plus dévotes, elles en ont le nom de sexe dévot, quoique ce ne soit souvent qu’une dévotion de tempérament,
qui fait la moitié des frais de leur vertu ; elle coute plus à acquerir à
l’homme naturellement violent, impétueux, impatient, &c. qui abuse de son
autorité.
3°. Elles sont dispensées de plusieurs loix Judaïques, très-gênantes. Une fille
qui trompoit son mari, en entrant dans le mariage sans être Vierge, devoit être
lapidée, si son mari ne lui pardonnoit. Assurément il n’y avoit pas alors de
théatre : quelle actrice, quelle amatrice eût pu aspirer au lien conjugal, si
l’Evangile étoit aussi sévere ? Est-il besoin de dire que les filles du beau
monde seroient long-tems célibataires ?
La pluralité des femmes n’est plus permise : quel est la rage qu’une multitude de
femmes enfermées dans une maison, jalouses les unes des autres, toujours aux
prises avec leurs compagnes, toujours en guerre pour se disputer le cœur d’un
mari, servilement assujetties à ses caprices, nécessairement maltraitées, si
elles ne plaisent pas, & dans l’impuissance de plaire également toutes ?
l’Evangile prévient ces troubles, en défendant tout partage de cœur au mari,
même à la femme, n’en faisant qu’une même chair.
La loi qui permettoit le divorse ne subsiste plus ; le mariage n’est pas moins
indissoluble pour
l’homme que pour la femme : la
fidélité ne lui est pas moins ordonnée, & son adultere moins criminel. Les
Apôtres en furent surpris, & en conclurent que le mariage étoit un joug bien
pesant, quoiqu’adouci par la grace. Ce n’est pas au théatre qu’il faut demander
du secours, il plaisante de ces séparations, il y applaudit, il les conseille.
La Chaussée a voulu censurer ce désordre, dans une piece
bien faite, & dans les bonnes mœurs : combien a-t il été frondé lui même,
pour un drame qui combat le préjugé à la mode ? Il en est cent
sur tous les théatres qui l’autorisent. Quoique ces séparations ne soient point
du goût de l’Evangile, il les tolere quand les excès des mauvais traitemens les
rendent nécessaires ; mais pour peu de tems, dit l’Apôtre
iterum revertimini
. Mais le monde ne garde aucune mesure,
& le théatre aucune décence. Peu de maisons brillantes, où il n’y ait deux
appartemens, deux ménages des mariés, plus éloignés d’esprit, de cœur, d’interêt
que s’ils étoient libres. L’infidélité partout condamnée, n’est qu’un jeu au
théatre, un honneur dans Amphitrion, un tour d’adresse dans
George Dandin, par-tout un goût pardonnable : le chagrin
des maris trompés, leur vigilance, & leur zèle un vrai ridicule ; le grand
Moliere en a été la victime, & le modéle ; il n’a pû
vivre avec sa femme, malgré les plus basses satisfactions, & il le méritoit
aussi peu qu’elle, quoiqu’à tous égards actrice complette. L’auteur des
caractères, dit fort plaisamment de ces deux ménages, qui sont aujourd’hui du
bon ton pour le bon ordre ; Monsieur garde la maison toute la nuit avec beaucoup
d’inquiétude, & Madame pendant le jour fort en repos. Il blâme aussi les
femmes qui ne nourrissent pas leurs enfans ; mais c’est la loi de la nature
qu’on viole : la religion n’en dit pas davantage.
Pour la satisfaction des hommes, Dieu avoit établi
chez les Juifs une eau de jalousie, qu’une femme soupçonnée
étoit obligée de prendre ; épreuve délicate si elle n’étoit pas innocente : sa
mort honteuse étoit certaine. Le Sauveur ne leur laisse pas courir un si grand
risque ; heureusement les eaux fatales n’existent plus, un mari sage n’a garde
de les désirer, ni de faire éclater ses soupçons, il se contente de livrer sa
femme à ses remors, & de travailler à sa conversion. Si le théatre
n’enseignoit que ce silence prudent, on devroit le louer de ses leçons ; mais
est-il excusable, d’affliger par le ridicule un mari trop à plaindre, &
d’encourager, d’excuser, de justifier, par ses plaisanteries, une femme qu’on ne
peut trop blâmer ?
Les adoucissemens de la loi de grace devroient par reconnoissance rendre les
femmes plus sages, & plus circonspectes. La bonté, la confiance devroient
toucher un cœur noble, l’espérance de l’impunité ne les rend au contraire que
plus libres, & plus hardies ; & dans les païs comme la France, où la
politesse, la mode, ou plutôt la foiblesse pour le sexe leur donne un plus grand
empire, la licence & la hauteur sont sans bornes. Qu’on jette les yeux sur
les portraits sans nombre des mœurs de siécle, qui remplissent les livres les
plus frivoles, comme les plus sérieux, qu’on écoute, à ce qu’en disent les gens
du monde, qui ne parlent que d’après leur expérience. Je dis plus, qu’on s’en
rapporte au théatre même, qui prétend ne faire que jouer, representer ce qui se
passe dans la société, & l’on aura du sexe français des idées plus justes,
qu’avantageuses : le mariage, dit-on, est le terme de tous les désirs. Comment y
parvient-on ? Comment y vit on ? Comment le termine-t-on ? Quelle est, de l’aveu
de tous ses témoins, trop
bien instruits,
l’immodestie des femmes, l’indécence de la parure, la mollesse de leur conduite,
l’obscénité de leurs lectures, & de leurs entretiens ; le désordre a passé
jusques dans le service qu’elles se font rendre par un valet de chambre, un
accoucheur, un baigneur, & c. Substitution d’hommes aux femmes inconnue
jusqu’à ce siécle, & dans tout le reste du monde.
Le même auteur des caractères trouve dans les comédies, le plus fidel portrait
des femmes, & il prétend que pour ne pas blesser leur délicatesse, on
emprunte les noms des femmes Grecques & Romaines les plus décriées, pour
faire passer tout ce qu’on veut : le théatre Italien, dit-il, s’enrichit tous
les jours des pertes que la nation fait dans l’honnêteté des mœurs. Il veut que
la raison de cet empressement soit le plaisir de voir en même tems deux
comédies, deux sortes d’acteurs & d’actrices pour une seule action, l’une
très véritable dans les loges, l’autre imaginaire sur le théatre : la comédie
réelle & la comédie représentée. Il est vrai que ces deux troupes se
ressemblent, & se font mutuellement peu d’honneur : quels modéles ! quels
imitateurs ! Est-il plus honteux de les donner ou de les suivre ?
Les femmes, dit-on, ne sont ni élevées à la magistrature, ni instruites dans le
droit : on se trompe, qui sait mieux le droit, qui est plus véritablement
magistrat, que l’actrice qui forme les magistrats, dicte leurs Arrêts : On se
louoit autrefois de la chasteté de la langue française, grace à la Comédie,
& aux Femmes qui vont y apprendre à parler ; leur nouveau Dictionnaire
feroit rougir les hommes les moins devots, s’ils ne devenoient femmes avec
elles. Jeu & luxe, mouches & fard, coëffures bizarres, nudités de gorge,
Bal, comédie, opéra, sujets usés
de la morale des
Prédicateurs, on vous traite sort inutilement dans la Chaire : Les femmes ne
vous écoutent plus ; mais si les Ministres se taisent, s’ils sont forcés de se
taire, la Providence a permis que la liberté Satirique du théatre, y supplée. Le
Théatre devenu Prédicateur consurs plus vivement en leur montrant la dépravation
des mœurs du siécle. Concluons qu’on doit dire de la Dévotion des Femmes, comme
de la Religion Protestante, le prétendu Sexe devot, comme les prétendus Réformés, mais comment espérer sa conversion,
tandis qu’il fréquentera le théatre bien loin d’y devenir sincerement dévot, il
cesseroit bientôt de l’être.
Dans un poëme voluptueux de M. Dorat, dont un Abbé Journaliste pouvoit se dispenser de donner l’ & de
faire l’éloge, on voit à la Preface un portrait des acteurs qui n’est que trop
fidéle.
On ne trouve plus dans la Société cette politesse,
ce respect pour le sexe, cette délicatesse Française qui annoblissoit
l’amour, & faisoit naître, du besoin des sens, la noble émulation de
la vertu ; tout se reduit à payer cher des courtisannes, qui font grâce
à nos merveilleux de l’honnête, qui formeroient avec elles un contraste
incommode ; elles le debarrassent lestement de leur santé, de leur
argent, de leur conscience ; ils font leurs dupes, & le savent
bien ; mais qu’importe ? Il faut être au courant ; passionner le vice,
le jetter aux pieds de l’idôle, & la couvrir de diamants, pour être
cité comme un homme essentiel, dans les coulisses de l’Opéra. Les maris
accoutumés à mépriser leurs maîtresses, ne savent comment s’y prendre,
pour estimer leurs épouses ; & l’estime est le premier frein, pour
un être qui a quelque idée de la vertu.
Pour excuser l’obscénité qui regne dans les écrits, l’auteur avance un principe
que l’Evangile n’enseigne pas.
Il n’est pas inutile de
reveiller les idées d’une volupté vraie, qui
naît de la nature, se developpe par l’estime, se nourrit dans l’ame, la
concentre, & ne l’isole que pour la faire jouir avec plus de
recueillement & de vivacité. On a beau par des stampes & des
vignettes analogues à l’esprit de l’ouvrage, mettre à 24 liv. le prix
d’un petit Poëme qui seroit payé à dix sols, on ne le rendra pas plus
précieux à la piété. Tout ce luxe typographique si dangereux, & si
mal employé, augmente au contraire ses justes allarmes.
Le
Journaliste a une crainte singulière, il apprehende qu’on ne lui reproche de
n’avoir pas rapporté les endroits les plus voluptueux ; ce n’est pas sans doute
de la part des gens de bien qu’il le redoute, il devroit bien plus craindre les
reproches qu’ils lui auroient fait s’il les avoit rapportés ; il en mérite pour
en avoir rapporté le titre, & avoir montré de l’estime pour une production
licencieuse.
Le ton de galanterie qui y regne
, dit-il,
quelque motif qu’ait eu l’auteur
(comme s’il pouvoit en avoir eu de bon)
tranche trop avec le caractère de certains journaux
, (le mot de trancher est bien
adouci ;) pour pouvoir desapprouver leur silence sur
les endroits où ce ton domine davantage.
Ce silence, &
cet entortillage sont très reprehensibles ; on ne doit pas être neutre, on doit
condamner hautement des choses si contraires aux bonnes mœurs. Cette
indifférence & ces ménagemens tranchent avec le caractère
Ecclésiastique, & avec celui de la vertu. Voici une idée des ouvrages
modernes & un portrait du siécle.
Cette regle est très-bien observée, les sens,
les baisers, Zelis au
bain, les saisons. &c. Ces
stampes, cette multitude de livres frivoles qui tous les jours déclarent la
guerre à la vertu, font ouvrir & petiller l’œil du lecteur. Pour rassurer un auteur scrupuleux, on
ajoûte,
Comme il n’a plus de
mœurs, qu’il soit aussi sans
goût.
L’auteur fait pourtant le philosophe, & joue le sage sur la comédie.
Il a paru presque en même tems deux ouvrages qui, par des routes différentes,
tendent à peu près au même but, le Palais de la frivolité,
& la Parisaïde. On veut dans l’un & dans l’autre se
moquer de la frivolité française, que la galanterie, & le théatre, qui en
est le centre, ont porté jusqu’au comble. Cent fois on a attaqué ce défaut, qui
en entraîne mille autres ; on n’en a jamais corrigé. C’est un vice de climat :
vraisemblablement il durera toujours, à moins que quelque heureuse révolution
dans la mode, ne fasse abolir la comédie, que la frivolité & le vice sont
parvenus à faire croire nécessaire.
Le Palais de la frivolité est dédié aux Dames : c’est un acte
de justice, & de reconnoissance ;
elles ont élevé
ce Palais, elles l’habitent : la frivolité leur doit son empire & presque
son existence, dans la république française, dont elles composent-le sénat :
elles en font mouvoir les ressorts, & en donnent les modèles. La description
de son Palais, de sa cour, de son cortège, de ses jeux, de ses habits, de sa
toilette, de ses équipages, des hommages qu’elle reçoit, des audiences qu’elle
donne, des loix qu’elle porte, des jugemens qu’elle prononce, &c. forment
une suite de tableaux amusans, ingénieux, très-vrais & instructifs, si la
frivolité étoit capable d’instruction. Ses tapisseries sont des Pantins de toute espèce, sa bibliothéque un recueil de brochures, de
comédies, d’héroïdes, &c. & ses plus sublimes auteurs, Panard, Vadé, Boissi, &c.
tiennent un rang distingué : autour d’elles sont rangés ses officiers, ses
ministres, ses conseillers les soutiens de son empire, marchands de mode,
coëffeurs, parfumeurs, danseurs, sauteurs, baladins & tous ceux dont le
cerveau timbré a donné des preuves d’ ; ou s’ils ne sont point
encore connus par quelque délire, donnent du moins des espérances pour l’avenir.
On entre dans quelque détail des petits chapeaux qui ne sont qu’une calotte, des
grands chapeaux qui, comme un toit, mettent à l’ombre des innombrables formes de
coëffures, en Clocher, en Calèche, en Bergère, en Chat, en Elephant, en Cilindre, en Rinoceros, en Doux sommeil, en Dannemarc, en Persienne, à la Grecque, &c. on se lasse de les compter. On passe du rouge au
blanc, dont on se barbouille, & qu’on a grand soin de forcer &
d’épaissir ; tant on craint que l’artifice n’en soit pas découvert : quoiqu’il
fasse paroître jaune, donne un air de famille, &
vieillesse avant le tems, &c.
Dans la Parisaïde, une infinité de fictions &
de portraits, la plupart ingénieux, donnent en peu de mots,
le caractère des habitans des Provinces de France ; l’abrégé de l’histoire de
plusieurs Rois, enfin, après en long voyage on arrive à Paris, où le héros
établit son séjour. C’est un pays singulier où les femmes ont usurpé les droits
de la divinité, & regnent impérieusement, quoique dans un Etat Monarchique.
Le héros est obligé de faire le siége de la Capitale : voici quelques articles
de la capitulation. Les femmes n’auront plus d’Autel & de Temple ;
la toilette & les loges de la comédie leur en
fourniront
: il n’est pas permis de les adorer en effet ;
mais on continuera de le leur dire ;
ce langage est
établi
, &
la folie de l’amour est
un vrai culte
. La femme sera fidelle à son mari ;
s’entend s’il est aimable, si elle ne l’en trouve
pas, on verra
, on consultera les acteurs & les
actrices ;
elles en savent plus que les cent sages de la
Grece
; les coulisses, les romans, les spectacles
occuperont toute la vie de ce peuple
,
&c. Ces tableaux piquans des mœurs, annoncent un honnête homme, qui aime la
vérité & la vertu. Ces deux ouvrages mériteroient un plus grand ,
peut-être quelque jour le donnerons-nous. Le petit livre des amusemens sérieux & comiques est dans ce goût ; on fait parcourrir
l’opéra, le caffé, la comédie, le jeu, la promenade, en un mot, tout Paris, à un
Voyageur Siamois, pour qui tout est nouveau, & à qui on
fait dire bien de jolies choses. Les Lettres Persannes, l’Espion Turc, les Péruviennes & grand
nombre d’autres, ne sont que des images & des satyres des mœurs du siécle,
sous des noms empruntés ; il n’en est aucune où le théatre ne joue un grand
rôle, & avec raison, puisque aujourd’hui en France le théatre est la moitié
de la vie.
Dans des vers de Voltaire, au Roi de Prusse,
les
adorateurs de ce poëte donnent pour ingénieuses, & vantent beaucoup des
antithèses impies & fausses ; il ose dire, parlant de
Dieu,
Ce tissu aussi ridicule qu’infâme, de fautes & de blasphêmes, fait horreur
& pitié, a-t-on osé le composer ? A-t-on pu le louer ? Ose-t-on le
produire ?
1°. Ce d’autant est faux & inintelligible. Dieu peut-il
augmenter ou diminuer, selon qu’il agit plus ou moins ?
2°. Peut-on, pour louer quelqu’un, lui comparer Dieu ? Ainsi que
vous, c’est plutôt pour louer l’homme, qu’on le compare à Dieu, quoique toujours très-imparfaitement ; il eût été mieux de dire
toujours ainsi que Dieu vous faites quelque ouvrage.
3°. Ce ton de mépris & d’ironie qui met Dieu au-dessous du Roi de Prusse, est
un blasphême. Le répentir que l’écriture attribue à Dieu ;
pœnitet me fecisse hominem
, n’est point un défaut.
Voltaire qui fait tout, ignore-t-il l’explication de ce terme ?
4. Ce n’est point dans le sable que
le Caffé croit & murit, c’est dans une bonne terre : la ville de Moka est dans l’Arabie heureuse, très-bon païs : c’est un bon
port à l’entrée de la mer rouge.
5. Ce fruit n’est pas nécessaire au païs des frimats : il n’y a pas un siécle
qu’on y en a usé : on en a usé de tout tems, & on en consomme
incomparablement plus au midi qu’au nord, où
ce n’est qu’une liqueur de fantaisie.
6. La fievre est de tous les païs, en Amérique comme en France : elle est de tous
les tems. Voltaire n’est ni Medecin, ni Géographe ; au moins devroit il être
Chrétien & raisonnable.
7. Il y a partout des remedes à la fievre, autre que le Qunquina, & en Amérique on a besoin du Quinquina
comme en France ; avant sa découverte, Galien, Celse savoient guérir de la fievre.
8. L’albâtre n’est point une couleur, c’est une espece de marbre qui jamais ne se
petrit avec quoi que ce soit.
9. Qu’est-ce que les charmes arrondis du tein : le tein n’est
ni rond, ni quarré, ni d’aucune figure : aucune figure n’a du tein : le tein
& le contour sont très-différens, & souvent séparés.
10. Ces trois derniers vers sont de la prose la plus bourgeoise. vous ètend : ètendre un noir ; quel tour ! quelles expressions !
11. Le nez d’une face, le noir d’ébene
n’est-il que sur le nez ? Le nez est écrasé, est enfoncé, il
n’est pas aplati.
12. Jamais un visage n’a ressemblé ni à la nuit, ni au jour.
Ce n’est qu’un ramas mis en mauvais vers, des idées des impies, qui osent
combattre la providence par les contradictions pretendues de sa conduite. Dieu
permet en punition qu’ils
tombent eux-même dans les
erreurs, les contradictions, les absurdités les plus ridicules. De si
méprisables égaremens sont une tache sur Voltaire, que cent Henriades ne racheteront jamais. Qu’est-ce qu’un ver de terre, qui
s’éleve contre le Tout-puissant, & ose condamner la sagesse infinie ? Je
crois, pour l’honneur du Roi de Prusse, que ces vers à lui adressés, & bien
d’autres de ce caractère, ont été mal accueillis, & ont contribué à faire
chasser le Poëte.
Les apologies du théatre ne roulent, & ne peuvent rouler que sur le besoin
qu’a le peuple de quelque amusement ; besoin dont la coutume a fait une
nécessité ; faute de quoi il tombera, dit-on, dans les plus grands désordres.
C’est, dit-on, le principe de St. Augustin sur la tolérance des femmes
prostituées,
tolle meretrices, & omnia replebuntur
libidinibus
. C’est le motif qui engage le Chef de l’Eglise
à tolérer à Rome les lieux de prostitution, qu’il n’approuve pas assurément,
& dont la tolérance n’excuse de péché, ni ne sauve de l’infamie, ni les
femmes qui s’y livrent, ni les hommes qui s’y abandonnent ; ce désordre &
cette tolérance ont précédé, de plusieurs siécles, la souveraineté temporelle
des Papes : sur quoi le Pape Gelase disoit fort sagement :
Prædecessorum meorum negligentiam accusare. non audeo magis credam eos
tentasse ut hæc pravitas tolleretur, & quasdam extitisse causas quæ
eorum bonam intentionem impedire.
Il est vrai que les Parlements, & sur-tout celui de Paris, comme nous l’avons
vu dans le second Livre, se sont souvent élevés contre le théatre ; ils l’ont
défendu, ils ont puni les comédiens, ils ont réfusé d’enregistrer les Edits
favorables ; ils ont chassé du Barreau un Avocat téméraire, qui s’étoit dégradé
jusqu’à prendre la défense de la comédie, & à combattre les fletrissures
dont
l’Eglise & l’Etat ont justement chargé les
comédiens. Abus des Ministres qui méritoient d’être sévérement punis ; mais il
faut convenir que ces digues opposées au torrent du vice, ont été bien foibles,
& n’en ont pas arrêté le rapide cours. Les Magistrats même n’ont pas
respecté ces digues qu’ils avoient opposées, après avoir le matin, fait parler
les loix de la Réligion & de l’Etat, ils alloient le soit à la comédie
qu’ils avoient proscrite, y mênoient leurs femmes & leurs enfants :
Unâ manu ædificans, & alterâ
destruens.
L’exemple détruit la loi, ils sont beaucoup plus de
mal en le donnant, qu’ils n’ont fait de bien par leur arrêt. Le théatre en
profite, & n’en est que plus accrédité, par une conduite bizarre &
scandaleuse, qui pratique ce qu’elle condamne.
Les raisons de la tolérance sont fausses, nous l’avons vu ailleurs ; le danger
prétendu des désordres que pourroit occasionner la cessation des spectacles,
n’est pas à beaucoup près aussi grand que le danger du vice que donne leur
représentation. Danger pour danger, il n’y auroit pas à balancer sur le choix :
Frigidus ô pueri fugite hinc latet anguis in
herbâ.
Quoiqu’il en soit de ces raisons, du moins est-il évident qu’elles ne peuvent
tout au plus excuser que le Magistrat qui tolére un mal qu’il ne peut, ou qu’il
croit ne pouvoir empêcher ; mais jamais ni l’acteur qui joue la comédie, ni le
spectateur qui s’y rend ; ils se livrent volontairement au mal que rien ne
l’oblige de commettre. Le Prince tolére la vente des poisons, est-on excusable
de le servir ou de le prendre ? Le Prince tolére une mauvaise réligion ; est-on
excusable de l’enseigner ou de l’embrasser ? Le Prince tolére les lieux de
débauche, peut-on excuser la courtisanne qui s’abandonne au public, le libertin
qui a commerce avec elle ? On auroit
donc beau dire
le public a besoin de spectacle, la coutume lui en fait une nécessité, le Prince
est forcé de le tolérer. Qui force le particulier de monter sur le théatre, ou
d’aller au parterre ? N’est-il pas maître de ses actions ?
N’en rendra-t-il pas compte au jugement de Dieu ? Et Dieu recevra-t-il ses
frivoles excuses ? Ne confondons pas deux choses très-différentes : le Prince
peut n’être pas coupable dans la tolérance des dangers & des crimes ; le
particulier ne peut être innocent dans sa témérité, à s’exposer à l’un & à
l’autre. Les apologistes qui concluent de l’un à l’autre, ne font qu’un vain
sophisme, dont un esprit raisonnable ne se dissimulera point le faux, & un
vrai chrétien craindra toujours le poison.
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