La vraie philosophie
Sur les Spectacles.
Il est bien dur de voir anéantir l’autorité des livres saints, de l’Eglise, des
Peres, des Païens mêmes, pour défendre les spectacles. Il seroit bien plus
prudent d’imposer silence aux passions, d’écouter la raison, & de réfléchir
un peu sur les choses. Les Grecs, inventeurs de cet art
diabolique, raisonnoient plus solidement que nos Philosophes. Les plus sages
parmi eux portoient le même jugement que les grands hommes qui les combattent.
Ils regardoient les Comédiens comme les plus vils de tous les hommes, & les
corrupteurs de la terre. Callipides, fameux Acteur de la
Grece, croyant qu’Agésilaüs, Roi de Lacédémone, lui feroit un accueil distingué, se présente à lui en
habit de courtisan ; surpris de ne recevoir du Roi que des regards dédaigneux :
Peut-être ne connoissez-vous pas votre serviteur ?
Agésilaüs (Plutar. in Agesil.), lui dit, n’êtes-vous pas
le Comédien Callipides ? Il continue son chemin & laisse le
Comédien à ses réflexions. Solon s’étant rendu à un spectacle
par complaisance, pour tout applaudissement frappe la terre avec son bâton, en
s’écriant avec indignation : si vous approuvez ces propos libres & indécens,
cet air évaporé sur vos théatres ; vos Comédiens donneront le
ton, on commencera par les contrefaire, & on finira par les imiter ; &
bien-tôt la société ne sera plus qu’un amas de Comédiens. Puis se tournant vers
Thespis, premier Acteur : un homme à talent
comme vous, lui dit-il, ne devroit-il pas rougir de
prononcer toutes ces bouffonneries devant tant de monde ? Avec quelle
force Démosthene ne déclamoit-il pas contre les Histrions !
quelle honte pour nous, disoit-il, quand on
dira de notre nation, qui veut passer pour sage, que nous souffrons que des
hommes aient pour toute occupation de se mettre sur un charriot
barbouillé de lie, autour d’un tonneau, imitant les ridicules des uns, &
insultant aux autres par leurs satyres ! Parmi les Romains, Cicéron (2 tusc.) en portoit le même jugement : examinez vos Comédiens, disoit-il, ils énervent le
courage, en nous représentant toujours les grands hommes ! soupirans après
une beauté ; ils ne cherchent qu’à attendrir nos cœurs par les attraits de
la molesse. O la belle école pour la réforme des mœurs ! Les Comédiens,
dit Tite-Live, liv. 39, ayant été appellés dans les premieres
sociétés de Rome, perdirent les mœurs. Plutarque avoue que le théatre avoit fait tomber les Grecs dans la servitude. L’Empereur Lucius-Verus se
corrompit avec les Comédiens, si bien, que Marc-Aurele, pour
arrêter leurs désordres, modéra leurs appointemens, & les remit à leur rang
d’Histrions. Platon chassa de sa République les Comédiens,
comme les corrupteurs de l’esprit & du cœur. Cicéron, pour
défendre Roscius, est obligé de dire qu’il est le seul qui
mérite de paroître sur le théatre, parce qu’il est le seul qui par ses talens
& ses mœurs, mérite d’être admis au nombre des honnêtes
gens.
Quelqu’efforts que fissent les libertins de Rome, comme ils
font parmi nous, pour accréditer les spectacles, en montant eux mêmes sur les
treteaux, le sénat proscrivit les Comédiens, & déclara infames ceux qui
auroient quelques liaisons avec eux. Ces Comédiens de la Grece que
nous venons de conquérir, disoit Caton, sont plus à
craindre par la corruption qu’ils répandent dans Rome, que toutes les femmes
des Carthaginois. Il parloit en homme sensé, aussi ne fut-il pas
écouté. Mais les événemens ne tarderent pas à démontrer qu’il avoit raison. Ils
répandirent bientôt une corruption si générale, que Juvénal
disoit1 : Ces Grecs sont naturellement Comédiens, ils nous
surpassent malgré cet avantage qu’ils ont sur nous ; que Rome
est à plaindre de renfermer dans son sein des hommes avec lesquels rien n’est en
sûreté ! Ils n’ont aucun respect pour les femmes de leurs amis, ni pour leurs
filles, ni pour un jeune époux, ni pour un jeune homme jusqu’alors vertueux. Les
Romains ouvrirent les yeux à la vue des effets malheureux des spectacles.
L’Empereur Tibere chassa tous les Comédiens. Le goût des
spectacles reparut-il ? l’Empereur Justinien les chassa une
seconde fois. Ils virent par la plus triste expérience, ce que dit Séneque : qu’il n’y a rien de plus contraire aux bonnes
mœurs que d’assister aux spectacles2. Tel est le sentiment unanime de tous les
sages de l’antiquité sur les spectacles. Examinons sans préjugé le mal qu’ils
ont causé, & qu’ils peuvent causer dans les cœurs mêmes qui se vantent
d’être les plus insensibles.
Supposons un jeune homme au sortir du college, qui entre dans un monde où les
bons principes qu’il a reçus sont déjà mal accueillis ; ne croit-il pas devoir
se procurer une nouvelle éducation ? ne s’imagine-t-il point, & ne lui
dit-on pas, qu’en fréquentant les spectacles il se polira, il apprendra les
belles manieres & les grands sentimens ? Qu’on examine de près ce nouveau
disciple du théatre, même avec les dispositions les plus éloignées du vice ; ses
vertus disparoissent bientôt, ses mœurs se corrompent, ses manieres décentes
& naturelles se métamorphosent en affections ridicules, en complimens
frivoles, en jargon théatral, qui annoncent un petit-maître, c’est-à-dire
l’espece la plus ridicule qui rampe avec orgueil sur la surface de la terre.
Combien de femmes qui entrent Pénélope, & qui en sortent
Hélene !
« Communément jusqu’à l’age de dix ans, dit Riccoboni (Traité de la réformat. du théatr.), les enfans sont bien
élevés ; depuis dix jusqu’à quinze l’éducation foiblit, & les enfans
commencent à être gâtés souvent par leurs peres & meres ; depuis quinze ans
jusqu’à vingt, les jeunes gens, maîtres de leurs actions, achevent eux-mêmes de
se corrompre. Les parens sont pour
l’ordinaire plus occupés de
l’apparence de l’extérieur que du fonds & de l’essentiel de l’éducation de
leurs enfans. On ne s’attache qu’à leur apprendre la politesse, les belles
manieres & l’usage du monde ; en sorte qu’à dix ans ils sont en état de
paroître dans ce qu’on appelle les meilleures compagnies, où on a grand soin de
les présenter. C’est là qu’ils entendent parler de toutes sortes de matieres, ou
qui peuvent exciter leur curiosité, ou développer les germes de leurs passions ;
& c’est là que dans un âge encore tendre, & si susceptible des
impressions du vice, ils commencent à le connoître & à se familiariser avec
lui. Ces principes de corruption reçoivent une nouvelle force des spectacles
publics, où les peres & meres ont malheureusement l’imprudence de
s’empresser de conduire leurs enfans de l’un & de l’autre sexe. Or quelles
atteintes mortelles ne doivent pas donner à leur innocence le nombre infini de
maximes empestées qui se débitent dans les Tragédies, dans les
Opéras, & les expressions & les images
licentieuses que présentent les Comédies ! Ils ne les effacent
jamais de leur mémoire ; … ils y voient des Grands, des personnes élevées en
dignité, des vieillards, &c. y applaudir ; ils s’imaginent que tout ce qu’on
leur expose est à retenir ; … ils agissent en conséquence, lorsqu’ils jouissent
de leur liberté, & les voilà corrompus dans le cœur & dans l’esprit pour
le reste de leur vie ; … ils perdent leur innocence sans en connoître le prix ;
& néanmoins les parens qui ignorent eux-mêmes combien cette perte est
affreuse & irréparable, sont ensuite au désespoir,
quand leurs
enfans donnent dans des désordres si préjudiciables à leur fortune, & dont
ils sont cause, & qui leur fera bien verser de trop justes larmes ! Loin
donc que ce jeune homme apprenne au spectacle à mettre dans ses vertus une
certaine noblesse, dans ses mœurs une certaine régularité, dans ses manieres une
politesse aisée, les effets redoutables qui en résultent toujours, doivent
accréditer dans l’esprit des honnêtes gens, le danger des spectacles ». Tous ces grands divertissemens (dit M. le Duc de
la Rochefoucauld, qui avoit beaucoup fréquenté le Théatre) sont dangereux. On sort du spectacle le cœur si rempli des douceurs
d’amour, & l’esprit si persuadé de son innocence, qu’on est tout préparé à
recevoir ses premieres impressions, ou plutôt à chercher l’occasion de les faire
naître dans le cœur de quelqu’un, pour recevoir les mêmes plaisirs & les
mêmes sacrifices que l’on a vus si bien représentés sur le théatre. Les
meilleures Pieces laissent toujours de vives impressions de quelque vice. Rien
n’est plus dangereux que toutes nos représentations théatrales, elles mettent du
faux dans l’esprit, elles échauffent l’imagination, affoiblissent la pudeur,
mettent le désordre dans le cœur ; & pour peu qu’on ait de la disposition à
la tendresse, on en hâte & on précipite le penchant ; on augmente le charme,
& l’illusion de l’amour est d’autant plus dangereux, qu’il est plus adouci
& plus modeste. Le péril le plus à craindre, est celui qu’on ne craint pas.
Comme on ne représente sur les théatres que des galanteries, des
aventures romanesques & licentieuses, les femmes sont
flattées des adorations qu’on y rend à leur
sexe ; elles
s’habituent à être traitées en Nymphes ; de là le dédain
qu’elles ont de s’occuper du soin de leur ménage ; elles abandonnent au peuple
ces connoissances de détail réservées aux meres de famille, & elles
préferent d’exercer tous les talens séducteurs qui ne conviennent point à une
femme honnête. Les jours ne sont pas assez longs pour orner & embellir leurs
cadavres, afin d’attirer le plus d’hommages & le plus d’encens. La gloire
d’avoir une cour qui flatte leurs passions, est le seul objet qui fixe leur
esprit ; & les maris sont négligés, méprisés, & presque toujours
déshonorés, ou deviennent eux-mêmes les adorateurs des héroïnes des coulisses,
qu’une affaire de cœur n’effarouche point, & qui sont ordinairement femmes
de tous les maris. Les écarts amoureux de tous nos jeunes gens, tous leurs
sacrifices ruineux, ne sont ils pas des résultats de tout ce qu’ils ont vu sur
le théatre, où le spectateur voit au grand jour ce qui ne s’opere que
mystérieusement dans le monde ?
J’ai encore pour garant de ce que j’avance le fameux Riccoboni.
Cet Auteur, après être convenu que dès la premiere année qu’il monta sur le
théatre, il ne cessa de l’envisager du mauvais côté, déclare qu’après une
épreuve de cinquante années, il ne pouvoit s’empêcher d’avouer que rien ne
seroit plus utile que la suppression entiere des spectacles. « Je crois,
dit-il3, que c’étoit précisément à un homme tel que moi,
qu’il convenoit d’écrire sur cette matiere. Et cela par la même raison que celui
qui s’est trouvé au milieu de la contagion, & qui a eu le
bonheur de s’en sauver, est plus en état d’en faire une description exacte….
Je l’avoue donc avec sincérité ; je sens dans toute son étendue le grand bien
que produiroit la suppression entiere du théatre, & je conviens sans peine
de tout ce que tant de personnes graves & d’un génie supérieur ont écrit sur
cet objet ». Le théatre, selon lui, étoit dans son commencement le triomphe du
libertinage & de l’impiété, & il est depuis sa correction l’école des
mauvaises mœurs & de la corruption. Il déclame contre l’Opéra. Ce spectacle si dangereux, qu’il renferme tous les périls, une
musique molle, des danses lascives, des expressions passionnées ; enfin tout ce
que l’imagination frappée d’une illusion la plus agréable, peut joindre à
l’ivresse des sens, lui paroissent des écueils où la modestie & la pudeur
sont forcées d’échouer4. Nos coureurs de spectacles amollis
par ces charmes apparens, ne sont occupés qu’à y rencontrer leurs dulcinées, ou qu’à en choisir une à qui ils puissent dire avec
succès : vous êtes la seule qui me plaisez. Est-il facile de sauver sa vertu au
milieu de ce tourbillon ? Aussi que de jeunes sujets en qui l’on avoit admiré
les germes des talens les plus intéressans pour la patrie, ne sont devenus que
des citoyens inutiles & dangereux, immolés à l’oisiveté & au
libertinage ; que pour
avoir été respirer imprudemment aux théatres
cet air de frivolité & de corruption qui pervertit le jugement, & fait
perdre le goût de toute espece d’application, C’est l’aveu que faisoit le Prince
de Conty, en écrivant contre les spectacles. Que se passe-t-il
dans le cœur d’un jeune libertin quand il voit une amante soupirer après son
amant, & se rendre enfin à ses desirs ? dans le cœur d’une jeune fille,
quand elle voit par les intrigues d’une Soubrette, & les
aveux d’une beauté ce qu’elle pouvoit faire en secret, en gardant certains
ménagemens ? Combien de molles rêveries, de desirs abominables quelle
satisferoit bientôt, si un reste de bienséance ne la retenoit ! Quelle
révolution dans le cœur d’une jeune veuve, d’une femme dégoûtée de son mari,
quand on retrace à leur mémoire des plaisirs qu’elles voudroient encore goûter !
sous les apparences d’une modestie simulée, ne sont-elles pas les martyres d’un
cœur de Messaline ? Ne sont-ce pas là les impressions que font
les spectacles ? On n’y parle que de plaisirs, on n’y inspire que l’amour des
plaisirs, on n’y chante que les plaisirs ; l’amour des plaisirs a causé la perte
des Grecs & des Romains. Depuis long
temps il épuise nos provinces, amollit la nation, & fait oublier
les premiers devoirs de la société.
Malgré toutes les preuves qui démontrent évidemment le danger des spectacles, les
partisans de la Comédie osent avancer, avec un ton d’assurance, que les Saints
Peres ne l’ont jamais condamnée, & que le Chef de l’Eglise la tolere à Rome. A cette objection, je réponds qu’il y avoit à Rome des spectacles avant que la Souveraineté temporelle fût
unie à la puissance spirituelle :
les Papes, pour
maintenir la tranquillitem dans l’ordre civil & politique, tolérerent ce
qu’ils desiroient supprimer. Ce n’est point par négligence, ni relâchement,
disoit le Pape Gélase, que mes prédécesseurs ont usé de
tolérance, à l’égard de ce scandale que je desire abolir. Je sais qu’ils ont
fait les plus sinceres tentatives pour le détruire, & que leurs bonnes
intentions furent alors toujours traversées. Innocent XI
défendit aux femmes de monter sur le Théatre. Innocent XII
rejeta la Requête que les Comédiens de France lui firent présenter en 1696, pour
être relevés de la rigueur des Canons ; il les renvoya à l’Archevêque de Paris.
Clément XI en fit de même en 1701, sur la nouvelle Requête
qu’ils oserent lui adresser à l’occasion d’un Jubilé auquel ils prétendoient
participer, sans renoncer à leur infame profession.5
Benoît XIV donna une déclaration le premier Janvier 1748, par
laquelle il protesta le regret qu’il avoit de ne pouvoir abolir tous les
spectacles. Il en diminua, autant qu’il put, le nombre à Rome ; il combattit les
partisans dans plusieurs de ses
Ouvrages ; il engagea le célebre Pere Concina, Dominicain, à
composer un Traité latin contre les spectacles, qui fut imprimé à Rome en 1752. C’est avec le même zele que Clément XIII renouvella la défense faite aux Ecclésiastiques
d’assister aux représentations scandaleuses des Théatres. Parmi les Ecrivains
ecclésiastiques, on n’en peut citer aucun qui se soit exprimé d’une maniere
équivoque sur ce sujet ; pas un seul qui n’ait condamné les spectacles. Saint Chrysostôme appelle les spectacles l’école du démon ;
Saint Augustin celle des passions ; & Saint Cyprien, comme un lieu d’apostasie. Tertulien a fait un Traité contre tous les Spectacles.
Dans presque tous les Conciles l’Eglise a dit anathême aux
spectacles, comme à des lieux infames ; elle a excommunié les Comédiens. Avec
quelle force Saint Charles Borromée n’exhorte-t-il pas les
Princes & les Magistrats à chasser les Comédiens, les Baladins, les Joueurs de farces, &
autres pestes publiques, comme gens perdus & corrupteurs des bonnes mœurs,
& punir ceux qui les logent dans les hôtelleries ! Tous les Rois Chrétiens,
à l’exemple de Charlemagne, n’ont-ils pas abandonné les Comédiens au mépris du Public & aux anathêmes de la
Religion ? Saint Thomas, à qui les partisans du Théatre font
regarder, comme un acte de vertu, d’assister à la Comédie, parle simplement des
plaisirs que les Histrions donnent au Public, tels que sont
parmi nous les Joueurs de Gobelet, de Pantomimes, les Sauteurs. Ce savant Docteur suppose
comme certain, ce qu’il a déjà prouvé dans la Question 87, art. 2, que ce sont
des gens méprisables par leur état, la bassesse de leurs sentimens, &
souvent par la
corruption de leurs mœurs, qu’on peut regarder avec
autant de mépris que les filles prostituées ; & que ce
qu’ils ont gagné par leurs farces est un bien mal acquis. Saint
Thomas n’a donc jamais approuvé les Comédies de son
tems, puisqu’il n’y en avoit point, il n’en a pas même parlé. Il faut qu’une
cause soit bien désespérée, quand on cite à faux pour la défendre. Que des ignorans, disoit le grand Bossuet, viennent
maintenant nous opposer Saint Thomas, & faire d’un si grand Docteur, un
souteneur de la Comédie ! Quelle mauvaise foi d’attribuer à des hommes
dont la sainteté est si bien établie, des opinions qui n’ont jamais pu être
soutenues que par ceux qui appellent bon ce qui est mauvais, & mauvais ce
qui est bon ! En supposant même qu’il eût échappé, dans des siecles d’ignorance,
quelque chose à reprocher à des Auteurs respectables, leur autorité ne feroit
pas plus loi que l’exemple des Ecclésiastiques qu’on dit rencontrer tous les
jours aux spectacles, ne doit en imposer : c’est peut-être le plus grand
scandale qui puisse arriver dans un Pays Catholique. Il ne faut pas s’appuyer
par l’exemple de ces Ecclésiastiques, dont la conduite est si équivoque, leur
foiblesse n’est pas une autorité. Canone regitur Ecclesia, non
exemplo. C’est la réponse que fit à ce sujet M. de Clermont-Tonnere, Evêque de Noyon, à Louis XIV.
Les sophismes, dit Gresset, les noms sacrés6
& vénérables dont on abuse pour justifier les spectacles, les
textes prétendus favorables, les
anecdotes fabriquées, tout cela
n’est que du bruit, & un bruit bien foible pour ceux qui ne refusent point
d’écouter les réclamations de la Religion, & qui reconnoissent que lorsqu’on
est réduit à disputer avec la conscience, on a toujours tort. Tous les suffrages
de l’opinion, de la bienséance & de la vertu purement humaine, fussent-ils
réunis en faveur de nos Théatres publics, on aura toujours
à leur
opposer la loi de Dieu qui les défend. On ne pourra jamais acquérir de
prescription contre cette loi. Les partisans des spectacles manqueront toujours
de la possession de bonne foi ; le Christianisme foudroiera toujours contre un
amusement dont l’effet est de nuire aux mœurs, en donnant des idées de crimes,
opposées à celles que donnent la raison & la Religion. Il est, par exemple,
défendu sur le Théatre d’ensanglanter la scene, même en le faisant suivant les
regles de la justice & de l’honneur, & il est permis néanmoins de s’ôter
la vie à soi-même, ce qui, hors du Théatre, feroit horreur. La raison nous dit
que c’est une vraie foiblesse de ne pouvoir survivre à son malheur, & qu’il
est bien plus noble de braver la fortune & de ne jamais s’abandonner
lorsqu’elle nous abandonne. D’ailleurs notre Religion nous présente cette action
de désespoir comme le plus grand & le plus funeste des crimes. Il est donc
réservé au Théatre de contredire la morale de la raison & de la Religion ?
Parmi les Spectateurs ne peut-il pas se trouver un de ces malheureux réduit au
désespoir ? L’exemple de tant de prétendus héros qu’il a vus représentés sur le
Théatre, & s’élancer au-delà des barrieres de la vie, ne se retrace-t-elle
pas dans son imagination, & ne le portera-t-elle pas à cette fatale
extrêmité ? Par quel renversement de bon-sens peut-on regarder comme glorieuse
sur le Théatre, une action à laquelle toutes les loix ont attaché des peines
infamantes ? Les victoires du vice sont assurées sur les Théatres : ses attraits
y sont toujours efficaces, parce que le cœur de l’homme, combustible par sa
nature, est toujours disposé à s’enflammer à la moindre
étincelle
des passions, dont il possede tous les germes. Attacher son cœur sur la scene,
c’est annoncer qu’il est mal à son aise. On croit s’assembler au spectacle,
& chacun s’isole ; chacun oublie ses parens, ses amis, ses voisins, pour
s’intéresser à des fables, pleurer sur des malheurs, des morts, & rire aux
dépens des vivans. N’ont-ils donc ni femmes, ni enfans, ni amis, ni
pauvres, répondit un barbare, à qui l’on vantoit les jeux publics de
Rome ?
Mais que dire des spectacles, en les regardant comme une école intéressée à
flatter une jeunesse débauchée & des femmes prostituées ? L’indépendance, le
libertinage, le vol, la fourberie, le mensonge, l’inhumanité, tout y est
applaudi. Peres & meres, quelle instruction pour vos enfans, où les hommes
faits ont bien de la peine à se défendre de la séduction du vice ! Quel jugement
porteront-ils d’une Tragédie, où le criminel est représenté sous un aspect
favorable, où un Catilina, bouleversant sa patrie, est
triomphant au milieu de ses forfaits ; tandis que le paisible Cicéron, sauveur de la République, est montré comme un vil Rhéteur
& un lâche ? N’est-ce pas encourager les Catilina, &
donner aux méchans le prix de l’estime qui n’est dû qu’à la vertu ? Atrée & Mahomet n’ont pas même la foible
ressource du dénouement. Le monstre qui sert de héros, acheve ses forfaits, en
jouit paisiblement : on ne rougit pas de lui faire dire, & je
jouis en paix du prix de mes forfaits. Comment des Chrétiens
peuvent-ils entendre de pareilles horreurs ? Quoi ! on me représente, comme un
héros, le plus grand scélérat ? L’art du Théatre ne consiste plus aujourd’hui
qu’à donner une
nouvelle énergie & un nouveau coloris à la
passion de l’amour. On n’y voit plus réussir que des Romans,
sous le nom de Pieces dramatiques. Comme l’amour est le regne des femmes,
l’effet naturel de ces Pieces est d’étendre leur empire, & donner des femmes
pour les précepteurs du genre humain. Aussi depuis que les jeunes gens vont à
leur école, ils perdent bientôt, comme leurs maîtresses, la probité &
l’honneur. Enfin un libertin, une coquette, une prostituée, voilà les
personnages qui triomphent sur les Théatres. Par-tout on n’y voit que des héros
qui soupirent pour une jeune beauté, comme Rodrigue pour sa
Chimène, Titus pour sa Bérénice ; qu’impudicité, que fornication, qu’adultere, qu’inceste,
&c.
Comment penser, sans indignation, à cet esprit de fourberie & de mensonge, de
dissimulation & d’intrigue ; à cet esprit de rivalité & de jalousie,
d’animosité & de vengeance, de fureur & de cruauté, qu’on applaudit sur
le Théatre ? Un Oreste qui égorge sa mere, Rodrigue dans le Cid qui plonge le poignard dans le
sein du pere de sa maîtresse ; Agamemnon qui immole sa fille à
ses Dieux. L’un tue son pere, épouse sa mere, & se trouve frere de ses
enfans. Un autre force son fils d’égorger son pere : un autre fait boire le sang
de son fils. On frissonne à la seule pensée des horreurs représentées sur nos
Théatres. Quel cri contre les Spectateurs ! ce cri armé de tous les traits de
l’éloquence, n’est-il pas le cri de la patrie, qui venge l’honneur & les
bonnes mœurs sacrifiées aux licences de telles scenes, qui accoutument les yeux
du Peuple à des horreurs qu’il ne devroit pas même connoître,
&
à des forfaits qu’il devroit regarder comme impossibles ?
O familles infortunées ! qui redemandez à la mort ce fils qui a péri dans les
fureurs d’un duel, voilà l’école où il a puisé les sentimens qui l’ont conduit
au tombeau ! De là ces effets déplorables des Tragédies &
des Comédies qui devroient suffire pour en inspirer de
l’horreur, si on étoit assez sincere pour convenir qu’ils sont la véritable
cause des désordres de notre siecle. L’esprit, le cœur, la conduite, les
discours, tout annonce à quel degré de corruption les spectacles conduisent
naturellement.
La ville de Geneve, instruite de ces principes, n’a jamais
voulu souffrir de spectacle. Le Dictionnaire Encyclopédique a
blâmé la sévérité des Genevois, & leur a conseillé
d’appeller des troupes de Comédiens, pour être dans leur ville les prédicateurs,
les modeles de sainteté. J.-J. Rousseau, quoiqu’amateur &
compositeur, a pris la défense de sa patrie contre les Encyclopédistes ; &
quoiqu’il fût de leur nombre, il a sait contre les spectacles un ouvrage digne
de la plume la plus éloquente. Un Ecrivain pour lui répondre a rempli plusieurs
Mercures de l’éloge, des graces, des talens, & sur-tout de l’héroïque
chasteté des actrices. En a-t-il convaincu les gens de bien ? En a-t-il persuadé
les coureurs de spectacles ? le croit-il lui-même ? Scarron
répond pour lui, oh, non !
Quelle idée peut-on se former des spectacles, si l’on en juge par les personnes
qui les fréquentent ? ne sont-ce pas des intriguans désœuvrés, dont
l’imagination dépravée par l’oisiveté, la fainéantise & l’amour du plaisir,
n’engendre que
des monstres, & n’inspire que des forfaits ? Ne
sont-ce pas des hommes qu’il faut empêcher de mal faire ? D’où l’on ose conclure
que deux heures par jour, données à l’activité du vice, sauvent une partie des
crimes qui se commettroient ; & tout ce que les spectacles causent
d’entretiens dans les cafés & autres refuges de fainéans & de libertins
est encore autant de gagné pour les peres de famille, soit sur l’honneur de
leurs filles ou de leurs femmes, soit sur leurs bourses & celle de leurs
enfans. Or sied-il bien à des personnes honnêtes, d’aller se confondre avec des
êtres qu’on amuse, de peur qu’ils ne deviennent aussi malfaicteurs dans leurs
actions, qu’ils le sont dans leurs plaisirs ? est-il possible que dans une
République Chrétienne on n’arrête le crime que par un autre crime ?
La magie des spectacles, dit M. Nougaret, la vue des actrices,
les femmes qui remplissent les loges, tout porte assez à l’amour, sans qu’il
soit nécessaire de composer des drames dont l’intrigue agréable & galante,
le style léger & délicat nous invitent à nous livrer à cette passion. Je
fais une remarque : je suis un des premiers Poëtes qui en parlant des drames,
ait averti d’en bannir la licence. Il faudroit que les Auteurs, sur-tout ceux
qui travaillent pour le Théatre, n’eussent rien à voiler. La comédie & la
tragedie mettent toujours l’amour en jeu : mais le spectacle moderne, c’est
à-dire le Théatre Italien7, met dans ses
Opéra-bouffons, dans ses Comédies en ariettes, l’indécence en action. Tout dans les drames de ce
Théatre conspire à faire rougir la pudeur : le sujet est contre la décence.
L’intrigue & l’action forment des images révoltantes : les détails respirent
la passion même ; en un mot, tout peint & célebre la volupté. On la fait
pénétrer & par les yeux & par les oreilles, jusques dans le fond de
l’ame. L’harmonie d’une musique voluptueuse acheve de porter l’ivresse dans les
sens des Spectateurs. Je doute que les Sibarites aient eu des
spectacles plus dignes de leur mollesse, & des passions auxquelles ils
s’abandonnoient…. On met dans les scenes ces petits airs qui, dit Voltaire, interrompent l’action, & font valoir les fredons d’une
voix efféminée, mais brillante aux dépens de l’intérêt & du bon-sens. On y
multiplie ces ariettes qui, comme dit J.-J. Rousseau, ne font
qu’un misérable jargon criminel, qu’on est bien heureux de ne pas entendre, une
collection faite au hasard, d’un très-petit nombre de mots sonores que notre
langue peut fournir, tournés & retournés en toutes les manieres, excepté de
celles qui pourroient lui donner du feu. C’est sur ces impertinens amphigouris que nos Musiciens épuisent leur goût & leur savoir,
& nos Acteurs leurs gestes & leurs poulmons. C’est sur ces morceaux
que nos femmes se pâment d’admiration : voilà quel est ce Théatre
qu’on fréquente chaque jour, qu’on applaudit, qu’on éleve jusqu’aux nues…
puisqu’on tolere de telles licences, que ne devons-nous pas attendre à voir
représenter ? Quels funestes effets de débauche & de dépravation ne doivent
point produire des spectacles dans lesquels tout conspire à nourrir, ou à faite
éclore des
passions amoureuses, qui sont toujours
une source intarissable de peines ? Que n’ont pas à craindre les gouvernemens,
qui non seulement tolerent, mais encore donnent ouvertement leur protection à
des amusemens qui sont ordinairement pour la jeunesse les écoles du vice, des
lieux privilégiés destinés à irriter les passions, des écueils où l’innocence
attaquée par les yeux & les oreilles, séduite par les maximes d’une morale
lubrique, réchauffée par la musique & des danses lascives, s’expose à des
naufrages continuels ? On nous dit chaque jour que le théatre épuré par le goût
& la décence, est devenu pour les modernes, une école de mœurs. Ne suffit-il
pas d’ouvrir les yeux pour se détromper de cette idée ? L’objet de la plupart
des drames même les plus estimés, n’est-il pas de nous peindre sans cesse des
intrigues amoureuses, des vices que l’on s’efforce de rendre aimables, des
désordres faits pour séduire la jeunesse inconsidérée, des fourberies capables
de suggérer les moyens de mal faire ? Le ridicule destiné à corriger les hommes
de leurs , n’est-il pas souvent jeté sur la droiture, l’innocence,
la raison, la vertu même pour lesquelles tout devroit inspirer le plus grand
respect ? Enfin peut-on prétendre de bonne foi que ce seroit pour prendre des
leçons de sagesse, que tant de désœuvrés vont journellement courir aux
spectacles, où peu attentifs à la Piece, nous les voyons perpétuellement
voltiger autour d’une troupe de Syrenes, qui vivent du trafic
de leurs charmes, & qui mettent tout en usage pour entraîner dans leurs
pieges ceux dont elles ont irrité les desirs ? Après avoir vu la tendresse
conjugale tournée au ridicule, une
femme rentre-t-elle bien
pénétrée des devoirs de son état & des sentimens qu’elle doit à son époux ?
Quelles impressions peuvent faire sur le cœur novice & tendre d’une jeune
fille les exemples séducteurs que lui montrent tant de drames, à la
représentation desquels ses parens ont eux-mêmes la folie de la conduire ? A
combien d’écueils une ame sensible n’est-elle pas continuellement exposée, par
l’imprudence de ceux qui devroient la garantir des dangers ? Les Comédies & les Tragédies ne sont donc qu’un
recueil de stratagêmes pour faire réussir tous les crimes, favoriser toutes les
passions, ménager toutes les intrigues, traverser & inquiéter tous les
peres, les maris, les maîtres, & goûter librement tous les plaisirs. Les
valets, les soubrettes, les confidens des Théatres ne sont que des fourbes
vendus à toutes sortes de vices, dont on emploie l’industrie : on suit les
conseils, & on récompense les honteux services. J.-J.
Rousseau prétend que l’Acteur qui joue si bien le rôle de
frippon sur le Théatre pourroit ailleurs mettre à profit son adresse, &
prendre la bourse de son maître pour celle de Valere : il a
malheureusement raison. Qui voudroit être en effet servi par des valets de
Théatre ? La Tragédie est également pleine de scélérats du haut rang, il n’y a
presque point de scene où il ne soit question de quelque forfait. Un cœur
vertueux a-t-il besoin de ces horribles leçons ? Quant aux scélérats, le Théatre
est plus capable de les enhardir que de les corriger.
Il est démontré que l’Ecriture-Sainte, l’Eglise & les Peres, la raison &
les païens mêmes, ont toujours condamné les spectacles. On ne peut
disconvenir que l’oubli de Dieu, le libertinage, la fornication, l’adultere,
la jalousie, la vengeance, l’homicide, en un mot, tous les crimes qui
déshonorent l’humanité, y sont représentés : désobéissance des enfans, dépenses
inutiles & ruineuses, esprit de dissipation & d’irréligion qui y
regnent ; tout d’une voix unanime dit anathême aux Théatres.
Les mondains seront ils donc toujours comme nos discoureurs orgueilleux, qui ne
cessent d’inonder nos Villes de brochures impies, & à qui les sots
prodiguent le nom de Philosophes ? On a démontré combien il
étoit aisé de lutter contre ces tourbillons d’esprits follets, qui ne débitent
que des fables ridicules & grossieres, dignes de ces petits romans à papier
bleu, que leur adeptes vantent & colportent dans nos
villages ; je m’attends qu’en élevant la voix contre les spectacles, ils
déclameront contre moi, effrayés par la perte qu’éprouveroit la caisse
philosophique, dont les Opéra & les Comédies font les plus clairs revenus, & dont les derniers ne sont
accordés qu’à des forbans de littérature : n’importe, je proteste contre tout ce
que la cohorte pourra dire ou écrire. Je sais qu’il n’y a point de cause si
mauvaise qu’on ne puisse défendre. Je connois les héros du parti, ils sont comme
les femmes irritées qui veulent toujours avoir le dernier mot, je trouve dans la
vérité confirmée par l’expérience de quoi me consoler ; pour avoir raison, il
n’est pas nécessaire de crier le plus haut, & de forcer les autres à se
taire.
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