Sermon sur les spectacles
Pour le Jeudi de la III. Semaine de
Caresme.
Socrus Simonis tenebatur magnis Febribus, & rogaverunt illum
pro eâ, & stans super illam imperavit febri, & dimisit
illam.
La belle-mere de Simon avoit une fievre violente, on pria Jesus de la
secourir ; s’approchant d’elle, il commanda à la fievre, & la fievre
la quitta.
LA belle-mère de Pierre brûlée des ardeurs d’une fievre
violente, c’etoit, dit Saint Ambroise, la figure de notre nature agitée par les
transports des passions. Hélas ! mes Freres, qu’est-ce
même que l’incendie, qu’une fievre la plus ardente allume
dans un corps, en comparaison des feux dont la bouillante cupidité brûle nos
cœurs ? Feux d’autant plus dangereux que nous ne voulons point les
éteindre. Coupables frénétiques, nous ne cessons de repousser la main charitable
qui voudroit nous guérir ; & bien loin de recevoir le remede qu’elle
nous offre, nous saisissons avec fureur, nous buvons à longs traits avec délices
le poison subtil qui nous donne la mort. Eh ! comment voudroit-on s’en
défier & le craindre ? On s’obstine toujours à le méconnoître.
Peut-être même en vain en le nommerai-je aujourd’hui, en vain en découvrirai-je
le danger. Esprit-Saint, donnez force & efficace à mon Discours ! Vos
théâtres, mes Freres, vos théâtres, c’est-là le funeste foyer où s’allume,
s’attise & se nourrit habituellement le feu des passions qui vous dévorent.
Honorez-moi, je vous supplie, de votre attention ; & vous détachant de
tout préjugé, comme je proteste de m’en détacher moi-même, raisonnons ensemble
de bonne foi, guidés par le seul amour de la vérité & de notre salut.
Saint Jean Chrysostome commençant
à traiter
expressément ce sujet, disoit à son Peuple : Je pense, mes Freres, que
plusieurs de ceux qui sont aujourd’hui présents en ce lieu assisterent ces jours
derniers aux spectacles. (Messieurs, crainte que vous ne me soupçonniez
d’exagérer la pensée du S. Docteur, permettez que je cite ici ses propres
expressions : )
Equidem arbitror multos ex iis qui ad
spectacula discesserant bodie prasentes esse.
Je voudrois les
connoître, ajoutoit-il :
Optarim autem istas qui sint palam
nosse.
Si je les eusse connus, je les eusse connus, je les aurois
empêché d’entrer dans l’Eglise :
Ut eos à sacris vestibulis
arceam
; non pas cependant pour les en tenir toujours
exclus ; mais pour leur faire sentir la griéveté de leur faute, les faire
rentrer en eux-mêmes, & les recevoir ensuite, après qu’ils se seront
corrigés :
Non ut perpetuò soris maneant, sed tu correcti
denuò redeant.
Avouez, Messieurs, que ce zele austere vous étonne. Ah ! c’est qu’en effet
vous ne connoissez le théâtre que par l’idée qu’un préjugé trop soutenu de vos
passions vous en donne. Examinons donc aujourd’hui ce que le monde pense
ordinairement des spectacles. Il les regarde comme un amusement indifférent en
foi,
honnête même par le motif qu’on s’y propose,
& qui tout au plus deviendroit criminel par le danger qu’on pourroit y
courir ; mais danger à présent, dit-on, chimérique, le théâtre étant épuré
comme il l’est de nos jours.
Là-dessus, Messieurs, je forme le plan de ce Discours, en proposant simplement
deux questions. Le théâtre est-il, comme on le prétend, indifférent en
foi ? Je l’examinerai dans la premiere Partie. Et quand même on pourroit le
regarder comme indifférent en lui-même, est-il vrai que l’innocence n’y court
aucun risque ? Nous le verrons dans la seconde Partie. Ave,
Maria.
POur qu’une chose puisse être regardée comme indifférente
en elle-même, il faut, Messieurs, en premier lieu, qu’elle ne soit défendue
par aucune loi ; secondement qu’on puisse, en lui donnant un motif
honnête, la déterminer à quelque espece de vertu. C’est la regle que donnoit
Saint Augustin, & que suit après lui le torrent des Docteurs. Avant que
de décider sur les spectacles, il s’agit
donc,
d’examiner ; 1°. Si aucune loi ne les défend ; 2°. S’ils peuvent
être rapportés à quelque fin véritablement honnête. Aussi est-ce bien là ce
que prétend le monde.
Une loi qui défende les spectacles ! Où est-elle, nous dit-on, cette
loi ? Est-ce dans l’Ecriture ancienne ou dans la nouvelle ? Est-ce
dans les saints Peres ou dans les Conciles ? Oui, Messieurs, c’est dans
les Conciles, c’est dans les saints Docteurs ; qui tous ont prétendu
qu’ils étoient véritablement condamnés dans l’Ecriture.
Mais je sais que vous opposez d’abord à tous les traits d’autorité un
bouclier que vous croyez impénétrable : c’est la différence prétendue,
que vous affectez d’exagérer, entre les spectacles anciens & les
spectacles de nos jours. Autrefois, dites-vous… Oui, j’avoue qu’il étoit
autrefois des spectacles infames par eux-même, spectacles même d’une infamie
groffrere, spectacles qui eussent fait rougir les fronts les plus endurcis
au crime, spectacles crimes plutôt eux-mêmes que représentations de
crimes ; les ai-je peint de couleurs assez noires ? Mais vous
pensez que ce n’étoit que
contre ces abominations
grossieres que les saints Peres déclamoient. Ces abominations grossieres, ce
n’étoit pas apparemment ce que les Chrétiens d’Antioche regardoient comme
des divertissements permis ; car vous supposerez bien, sans doute, ces
Chrétiens d’Antioche aussi réservés, aussi chastes qu’on peut l’être dans
notre siecle ; or ce sont ces divertissements, qu’ils croyoient permis,
que S. Jean Chrysostôme assure & prouve être péchés. Ces abominations
grossieres, ce n’étoient pas, sans doute, ces chef-d’œuvres de l’Antiquité,
dont notre siecle a emprunté ce qui a paru de plus merveilleux sur nos
théâtres ; & ce sont ces chef-d’œuvres de l’antiquité, que
Tertullien, Saint Augustin, Saint Clément d’Alexandrie nomment dans le
détail, & dont les représentations sont traitées par Tertullien
d’inventions diaboliques, auxquelles Saint Augustin s’accuse d’avoir
assisté, comme d’un des plus grands péchés & de la source même de tous
les péchés de la jeunesse, & que Saint Clément d’Alexandrie défend à
tout Chrétien sans réserve & sans exception.
Sans doute, il étoit autrefois d’autres spectacles
que les abominations grossieres du Cirque & de l’Arêne ; &
jamais cependant les Docteurs & les Conciles en ont-ils fait la
distinction, pour permettre les uns & réprouver les autres ? Ce
sont tous les spectacles en général qui sont interdis aux Chrétiens par deux
Conciles d’Arles, & plus récemment encore, presque de nos jours, par un
Concile de Milan sous Saint Charles. Ce sont tous les spectacles en général,
dont Saint Thomas décide qu’ils ne peuvent produire à ceux qui les
représentent qu’un gain honteux, illicite & criminel. C’est, Messieurs,
que les raisons qui engagerent de tout temps les Conciles & les Docteurs
à les proscrire avec tant de sévérité, conviennent à tous également &
sans exception. Or ces raisons les voici : rien en général de plus
contraire que les spectacles à l’esprit du Christianisme, à la profession du
Christianisme, aux exercice du Christianisme.
L’esprit du Christianisme, en premier lieu, est un esprit de recueillement
& de mortification, dit Saint Ambroise. Que mes yeux, s’écrioit le
Prophete,
se ferment à la vanité ! C’est-là,
poursuit Saint Amboise, la premiere devise du Chrétien : & vous,
mes Freres, ajoutoit-il ensuite, refuserez-vous du moins à vos spectacles le
nom de vanité ? Le monde, en effet, a-t-il rien nulle part de plus
attrayant pour les sens par la pompe & la magnificence qui les
décorent ? Le monde a-t-il rien nulle part de plus amusant pour
l’esprit par l’ordre & l’économie qui les soutient ? Le monde
a-t-il rien nulle part de plus ébranlant pour le. cœur par le combat des
passions qui en fait l’ame ? Et ce sont des Chrétiens, concluoit Saint
Ambroise, des Chrétiens qui adorent un Dieu crucifié, crucifiant dans sa
chair tous les plaisirs du monde, ce sont des Chrétiens qui veulent les
accorder avec l’esprit de leur Religion. Or cette premiere preuve de S.
Ambroise convient-elle, Messieurs, aux spectacles de nos jours ?
L’esprit du Christianisme est un esprit de sainteté. Ah ! si les anciens
Apologistes de la Religion revivoient parmi nous, que diroient-ils à mes
Freres ? Un Saint Théophile, par exemple, qui prouvoit aux Payens la
pureté de
notre morale par l’horreur que les
Chrétiens avoient pour les spectales, que diroit-il de nous ?
Sommes-nous, disoit-il aux Idolâtres de son siecle, des ambitieux, des
séditieux, des avares, des ennemis irréconciliables, nous qui ne pouvons
souffrir, même sur vos théâtres, la seule représentation de ces vices ?
Le théâtre est-il donc changé de nos jours, reprenoit un Docteur plus
moderne ? Qu’y voit-on du moins que des haines forcenées, des jalousies
furieuses, des révoltes sanguinaires ; & le plus souvent qu’y
entend-on dans nos Auteurs les plus célebres que des impiétés & des
blasphêmes : sous ce prétexte si commun, mais aussi dangereux que
sophistique & frivole, qu’on représente des scélérats & des
impies ? Ah ! Messieurs, nos anciens Peres savoient ce que nous
affectons aujourd’hui de paroître ignorer : que la morale du
Christianisme est si austere qu’elle proscrit jusqu’à l’ombre du crime,
& qu’en amuser volontairement son imagination seule, c’est en rendre son
cœur complice. Or cette seconde preuve encore tirée de Théophile
convient-elle, Messieurs, aux théatres de nos
jours ? A les peindre avec les couleurs les plus adoucies, que
peut-on donc en dire autre chose, sinon ce qu’en disoit un grand Docteur,
que l’on y fait du moins un jeu du vice, & un pur amusement de la
vertu ?
Mais la profession du Christianisme, en second lieu, s’accorde-t-elle avec
les spectacles ? Heureux Initiés, s’écrioit Saint Jean Chrysostome,
ignorez-vous à quelle condition le Seigneur vous adopta pour fils ?
Nous vous demandâmes, quand nous vous reçumes au saint Baptême :
renoncez-vous aux pompes de Satan ? Vous répondites : j’y renonce.
Or dites-vous quelles sont les pompes de Satan. Montrez-nous-en, si le
théâtre n’en est point une ; & si vous osez nier qu’il en soit
une ; j’en appelle aux Idolâtres, reprend Tertullien. Je leur demande
s’il est permis aux Chrétiens d’assister aux spectacles ; ils sont
persuadés que vous y avez renoncé ; ils répondront en nous citant les
premiers écrits de nos Docteurs à leurs Césars. Nos peres y protestoient
qu’on les trouveroit par tout les premiers pour le service de l’Etat &
de l’Empire : sur la terre, sur la mer, dans le commerce de la société,
sur les tribunaux,
dans les armées ; qu’il
n’y a que deux endroits où ils sont profession de ne jamais paroître ;
que, quoiqu’on fasse pour les y forcer, on ne les y verra jamais : dans
les temples des Idoles & sur les théâtres. Remarquez, mes Freres,
continuoit Tertullien : les temples des Idoles & les théâtres,
c’est donc pour les Chrétiens presque la même chose ; aussi toutes les
fois qu’on vous voit aux spectacles, on vous croit Apostats.
Et que cette pensée ne vous paroisse point outrée. Pourquoi, en effet, dans
les principes du monde même, cesser de fréquenter le théâtre, est-ce faire
profession d’une vie plus réguliere ? Pourquoi retourner au théâtre
après y avoir renoncé, est-ce un signe de retour au monde ? Pourquoi
aller au théâtre seroit-ce un scandale pour vous-mêmes dans des personnes de
certain état & de certain rang ? Ah ! l’Evangile est le même
pour tous, mes Freres : & tout l’Evangile concourt à démontrer que
dévotion, Christianisme & sainteté, c’est même chose. Selon vous-mêmes,
ainsi que selon Tertullien, suivant la maniere de penser du monde
d’aujourd’hui, comme suivant celle des anciens Idolâtres, la fréquentation
du
théâtre est donc une espece d’apostasie pour
des Chrétiens.
Que dirai-je enfin des exercices du Christianisme ! Le premier, le
principal de tous, c’est la priere. Or dites-nous encore, reprenoit Saint
Jean Chrysostome, comment au sortir du théâtre vous vous trouvez disposés à
prier ? Hélas ! nous-mêmes, mes Freres, nous vous l’avouons,
poursuit ce sage Archevêque, au centre du recueillement où nous vivons, à
peine pouvons-nous captiver devant Dieu notre esprit, notre cœur & nos
sens. Et vous, qui vous plaignez sans cesse de vos distractions, de vos
dégoûts, de vos froideurs dans la priere ; vous que les affaires les
plus indispensables troublent toujours dans ce saint exercice, comment vous
y appliquerez-vous ? Mais oserez-vous même venir vous présenter devant
Dieu ? Quoi, Chrétiens, reprend Tertullien de concert avec Saint Jean
Chrysostome, vous oserez lever au Ciel ces mains que vous venez de fatiquer
en applaudissant à un Acteur ? Vous oserez fixer sur l’auguste
Tabernacle, sur la Victime sans tache, ces yeux tout éblouis de la pompe du
spectacle, & tout pleins peut-être de l’action
d’un Déclamateur passionné ? Et ces oreilles, auxquelles retentit
encore l’accord enchanteur d’une symphonie molle & séduisante, comment
écouteront-elles le chant modeste des Pseaumes ? Or ces deux preuves
enfin de Tertullien & de S. Jean Chrysostome, conviennent-elles,
Messieurs, au théâtre de nos jours ?
Avouez donc du moins que ce sont tous les spectacles en général, ceux de nos
jours comme ceux de leur siecle, que condamnent les saints Docteurs ;
puisque les mêmes raisons, qui les ont engagés à condamner les uns,
conviennent également aux autres : & puisqu’ils ont trouvé ceux de
leur siecle contraires à l’esprit, à la profession, aux exercices du
Christianisme, convenez que ceux-ci le sont encore.
Ne nous dites donc plus, poursuit Tertullien, que les spectacles ne sont
point défendus dans l’Ecriture. Non, répond ce Docteur, ils n’y sont pas
expressément nommés ; mais toute l’Ecriture ne tend-elle pas à les
défendre ?
Cependant ne raisonnons pas davantage, concluoit-il enfin. Voulez-vous
indépendamment de toute autorité, & de celle de l’Ecriture même, une
preuve
sans réplique, que le théâtre est illicite
en soit : Argumentum mala rei ? C’est la maniere
dont on en a toujours regardé les Acteurs. Dans le Paganisme, demandez aux
Auteurs de Rome ce qu’on y pensoit d’eux. Vous trouverez une loi expresse de
ce sage Sénat qui note d’infamie tous ceux qui entretiendroient avec eux
aucun commerce : Loi qui fut véritablement abolie dans la suite par
l’usage ; mais remarquez que ce fut au temps de la décadence de
Rome : Loi que Charlemagne depuis renouvella le plus sévérement au
rétablissement du goût, des mœurs & de l’Empire. Vous mêmes, Messieurs,
quel rang leur donnez-vous dans la société ? Nous le savons, à vos
amusements voluptueux, sur-tout à vos plaisirs secrets, vous ne les associez
que trop ; mais voudriez-vous les associer à vos affaires & à vos
familles ? L’Eglise sur-tout enfin qu’en pense-t-elle ? L’Eglise
qui les rejette de son sein, qui, lors même qu’ils se convertissent, leur
laisse un lien qui les rend pour toujours incapables du Ministere
Sacré ; l’Eglise, qui, même après leur mort, les exclut de la
participation de ses prieres : hélas ! sans qu’aucune
considération ait pu faire excepter de cette sévere loi
ce prodige du siecle dernier, dont pour faire en deux mots le portrait, on
pourroit dire ce que disoit un sage Payen d’un auteur tout semblable :
qu’étant presque le seul qui pût mériter d’être vu & d’être écouté sur
le théâtre, il étoit, d’autre part, le seul de tous ceux qu’on y voit, qui
méritât de n’y jamais paroître : homme, en effet, qui, dans tout autre
état que celui où son génie l’avoit jetté, eût été non-seulement l’honneur
de sa patrie par la beauté de son esprit, non-seulement l’amour & les
délices de la société par la bonté de son cœur, mais un modele de
Christianisme même par l’austere probité & l’intégrité de ses mœurs. O
Ciel ! que lui servit & que lui sert sur-tout à présent tant de
réputation & tant de gloire ? Triste preuve que le théâtre est
illicite en soi : Argumentum mala rei !
Car enfin seroit-il innocent d’autoriser par sa présence des jeux si
solemnellement proscrits ? Seroit-il innocent d’entretenir dans un état
tellement abhorré par l’Eglise des ames rachetées du Sang de
Jesus-Christ ?
Vous dites cependant qu’on les
tolere. Eh
quoi ! répondoit Saint Thomas en traitant ce sujet même, tout ce qu’on
ne punit pas le tolere-t-on ; & permet-on tout ce qu’on
tolere ? on les tolere, dites-vous cependant. O temps malheureux, ô
mœurs des Chrétiens ! Que n’est-on pas forcé de tolérer
aujourd’hui ? Mais c’est à l’Eglise, à ses Ministres d’imiter dans ces
circonstances les Augustins, les Chrysostomes & les Ambroises, de
réclamer les droits de l’Evangile, de crier au scandale.
Par où donc enfin prétend-on se justifier ? C’est, dit-on, le motif qui
décide toujours de la nature d’une action morale.
Premiérement, Messieurs, il est certain, c’est un principe qui ne fut jamais
contesté, qu’aucun motif, quel qu’il soit, ne peut excuser une action qui
est mauvaise en soi. Mais j’abandonne tout l’avantage que je pourrois tirer
de ce principe, & je veux bien examiner en eux-mêmes les motifs par où
l’on prétend rendre le théâtre licite. Ces motifs sont de se former l’esprit
en le délassant des occupations sérieuses, & même de prendre, dit-on,
des leçons de vertu.
Le théâtre forme donc, il délasse l’esprit.
D’abord, j’en conviendrai, Messieurs, si c’est former l’esprit de le
repaître de vanité, de mensonge & de fable, de remplir le cœur de
sentiments outrés qui sont de l’héroïsme une chimere, enflent les passions
jusqu’à rendre l’homme méconnoissable à l’homme même, & défigurent
jusqu’à travestir en romans toute l’Histoire ; & je défie que
personne méconnoisse le théâtre le plus châtié à ces traits.
Il forme cependant, il délasse l’esprit. Encore une fois, j’en conviendrai,
si c’est former & délasser l’esprit de lui rendre insipide toute lecture
utile, de le distraire par je ne fais quel charme secret de toute occupation
grave & sérieuse, de le dégoûter de la simplicité, en ne lui laissant de
goût que pour le merveilleux, de plaisir que dans les ébranlements violents
de l’ame ; & je défie que personne méconnoisse le théâtre le plus
châtié à ces effets.
Il forme cependant, il délasse l’esprit. Oui, Messieur, enfin, j’en
conviendrai, si vous pouvez me citer, je ne dis pas un seul Docteur de
l’Eglise, mais
un seul Sage du Paganisme même,
qui veuille en convenir avec moi. Mais ce ne sera pas certainement ce grand
Législateur, qui regardoit la seule liberté de fiction autorisée sur le
théâtre comme une source intarissable de perfidie & de mauvaise foi dans
la société ; ce ne sera pas cet illustre Philosophe qui, traçant le
plan d’une République parfaite, en excluoit non-seulement tout acteur, mais
aussi tout auteur de théâtre ; & pourquoi ? Précisément, parce
que rien, dit-il, n’est plus contraire à l’honnêteté publique &
particuliere que d’imiter, soit par représentation, soit par fiction, ce
qu’il ne peut jamais être permis de faire. Ce n’étoit donc pas que le
théâtre fût alors, comme vous voulez le supposer toujours, une école de
dissolution. Alors, les Magistrats de la Grece punissoient un auteur comme
un empoisonneur public pour avoir seulement altéré le caractere d’un héros
par une intrigue de passion ; alors on vit le plus célebre Auteur
d’Athènes condamné par un jugement solemnel pour avoir mis sur la scene un
personnage d’impie qui parloit avec trop peu de respect de la Religion. Je
ne demande pas si on agit aussi
sévérement ;
mais pense-t-on aussi chastement, aussi religieusement de nos jours ?
Ajoutons : si quelqu’un approuve le théâtre, ce ne sera pas ce fameux
Orateur de Rome, homme d’une prudence si profonde & d’un discernement si
exquis, qui citant nommément les auteurs les plus graves de la Grece &
leurs pieces les plus sérieuses, attribuoit au plaisir qu’on prenoit à les
voir représenter & à les lire, tous les déréglements de l’esprit &
tous les désordres du cœur.
Ainsi pensoient des Philosophes ; & les Ministres de l’Evangile que
diront-ils ? Car après tout, former & délasser l’esprit, est-ce là
précisément un motif qui doive conduire des Chrétiens ? Des Chrétiens
qui savent qu’un Juge exact & rigoureux doit un jour leur demander
compte d’une action, d’un geste, d’un seul mot inutile ; des Chrétiens
qui savent que toutes leurs actions & toutes leurs pensées, tous les
mouvements de leur cœur sont achetés par tout le Sang d’un Dieu.
Chrétiens, disoit à ce sujet le saint
& savant
Prêtre de Marseille, réjouissez-vous, délassez-vous l’esprit à la bonne
heure. Mais quoi ? le divertissement innocent d’une joie pure &
simple ne peut-il vous suffire ? Quelle fureur ! l’excès seul
a-t-il des charmes pour vous ? Oui, l’on ne trouve plus de plaisir
aujourd’hui nulle part, qu’où le Seigneur est offensé, que dans ce qui va
jusqu’au crime.
Dites donc, il faut le dire pour vous justifier, que si vous allez au
théâtre, c’est pour y prendre des leçons de vertu. Le théâtre une école de
vertu : le beau paradoxe, Messieurs ! Véritablement, il n’est pas
nouveau ; depuis que le théâtre est établi, on eut toujours grand soin
de nous le dire ; & depuis qu’on le dit, on a répondu, je le
réponds encore, que si le théâtre purge les passions, forme les mœurs, c’est
dans la spéculation, non pas certainement dans la pratique ; c’est dans
les écrits de ceux qui nous en ont donné les regles, non pas dans les
ouvrages de ceux qui les ont prétendu suivre.
Depuis combien de temps, en effet, fréquentez-vous le théâtre ? Et
depuis ce temps, quel vice a-t-il corrigé en vous,
quelle vertu y a-t-il formée, quelle passion réprimée ? Ce seroit, en
vérité, dans le Christianisme chose bien nouvelle, qu’on nous montrât les
auteurs, les acteurs & les partisans du spectacle de venus les plus
vertueux & les plus Chrétiens d’entre nous. Renversons à présent,
détruisons nos chaires, fermons nos Eglises, Ministres du Seigneur,
taisons-nous ! Dans un spectacle on trouve plus de profit à faire pour
la vertu que dans tous nos discours. Hélas ! mes Freres, combien de
fois n’ai-je pas eu la douleur de l’entendre dire ? J’en appelle à
vous, ô mon Dieu, je vous en prends pour Juge ! Quoi ? dans les
sentiments, dans les pensées d’un auteur tout profane que la passion seul
inspire, on puise plus de leçons de vertu que dans cette parole que vous
nous mettez à la bouche, que dans les sentiments & les pensées des
Peres, que dans notre Evangile ! Quoi ? l’action d’un pur
déclamateur peut davantage pour imprimer la vertu dans les cœurs que le zele
saint qui nous enflamme ? On le prétend, on nous le dit ;
Seigneur, décidez entre nous.
Mais enfin, Messieurs, dites-moi donc, reprend un Saint Docteur, sur ce
théâtre, où vous n’allez que pour vous former à
la vertu, voudriez-vous être subitement frappés de mort ? Ah !
j’en suis sûr, quelque disposés que vous fussiez d’ailleurs, vous craindriez
que la mort ne vous y surprît. Et un Chrétien, qui sait que le glaive
suspendu sur sa tête ne tient qu’à un fil, un simple fil prêt à se rompre,
un Chrétien qui sait que son Juge l’épie comme un voleur pour le surprendre,
ce Chrétien s’expose de sang froid sur un endroit où il craint de
mourir ! Seulement, que quelque accident imprévu vous y surprenne,
disoit encore Tertullien : qu’un coup de foudre, par exemple, vous y
avertisse des vengeances du Seigneur ; aussi-tôt on vous voit
effrayés ; vous vous empressez à porter la main sur votre front pour y
tracer le signe du salut. Ah ! que faites-vous, mes Freres, continue
Tertullien ? Ce signe de sainteté & de recueillement, ce signe de
pénitence & de mortification vous condamne ; certainement vous ne
seriez point là, si vous l’aviez dans votre cœur ce signe que vous osez
marquer sur votre front : Gestant in fronte unde discederent, si
haberent in corde.
Mais quelle rigidité de morale, me
direz-vous sans
doute ! Il faudra donc sur les même regles condamner de même &
proscrire tous les amusements, tous les plaisirs du monde ?
Hélas ! il n’est peut-être que trop vrai de la plupart ; oui
jugez-les sur les mêmes regles. Pour moi, en condamnant aujourd’hui vos
spectacles, je ne prétends justifier ni la mollesse & l’inutilité de
votre vie, ni la dissolution de vos cercles, ni le libertinage caché de vos
assemblées nocturnes, ni l’excès de vos jeux, ni la somptuosité pour ne pas
dire la débauche de vos tables. Quelle rigidité de morale ! J’en
conviens, elle est rigide cette morale. Aussi Tertullien supposoit-il, comme
un principe incontestable, que la Religion chrétienne est dure, difficile à
pratiquer, qu’elle contrarie en tout la mollesse & la lâcheté de la
nature :
Ignava non est & mollis nostra Religio.
Aussi Jesus-Christ nous a-t-il expressément averti que, pour gagner le Ciel,
il faut se faire une grande violence. Toute austere que soit cette morale,
elle ne peut donc paroître outrée qu’à ceux qui ont oublié qu’être Chrétien
& crucifier sa chair, mortifier tous ses sens ; être Chrétien &
porter l’esprit de recueillement & de retraite jusqu’au
milieu du monde ; être Chrétien & penser sans
cesse à l’éternité, soupirer jours & nuit après le Ciel ; être
Chrétien & conformer toute sa vie au modèle d’un Dieu crucifié, c’est
essentiellement la même chose.
Et c’est, Messieurs, sur cette notion même du Christianisme, que je décide
après tous les saints Docteurs que le théâtre est criminel en soi. J’ajoute
que quand même on pourrott le regarder comme indifférent en lui-même, encore
ne pourroit-on sans crime y assister, à raison seulement du risque où s’y
trouve toujours l’innocence. Renouvellez votre attention, Messieurs ;
la matiere devient plus intéressante, & le préjugé plus difficile encore
à détruire.
VOus aimez le péril ; malheureux, vous y périrez.
L’oracle est ancien, confirmé mille fois par une triste expérience ;
& cependant personne n’en convient. Je me trompe, on en convient en
général ; mais on ne croit plus trouver du danger nulle part ;
& jusques sur le sein de sa cruelle Philistine Samson repose, il
dort, & croit dormir en fûreté. Ah !
Samson, le Philistin va te saisir ! Tu as brisé déjà trois fois ses
chaînes ; tu comptes sur son ancienne force ; & c’est ta
sécurité présomptueuse qui va te perdre.
Voilà, Messieurs, une image fidele du Mondain dans les spectacles ; il
ne croit jamais y courir le moindre danger. J’enrasserois en vain autorités
sur autorités, pour le détromper. On prétexte toujours la modestie du
théâtre de nos jours ; & moi, je dis, en premier lieu, que ce
spectacle si chaste, si honnête en apparence, est le plus sûr écueil de
l’innocence. On prétexte l’expérience commune, sa propre expérience ;
& moi je dis, en second lieu, que l’expérience commune & générale,
c’est que le théâtre a perdu de tout temps, & perd encore aujourd’hui
toutes les mœurs.
Premiérement, le théâtre est le plus sûr écueil de l’innocence ; à
moins, Messieurs, que vous ne prétendiez que l’innocence peut compatir avec
la mollesse d’un cœur attendri, & les égarements d’une imagination
corrompue. Mais si ce que nous nommons passion est véritablement un crime,
il faut avouer que, selon la belle expression de Salvien,
sur le théâtre, tout est crime ; parce que tout y
tend à autoriser la passion, à insinuer agréablement, à imprimer fortement
la passion. Suivez-moi, Messieurs ; il ne faut ici que du détail.
Que voit-on maintenant sur le théâtre, qu’un héroïsme corrompu par les
égarements d’un fol amour, l’amour devenu la passion des belles ames ?
Et plût à Dieu que des plumes hardies & téméraires n’eussent pas même
osé nous peindre la sainteté sous ces traits ; faire languir &
soupirer (Seigneur, où étoit votre foudre ?) aux pieds d’une idole de
chair les destructeurs du Paganisme & les Martyrs de la Religion !
En vérité, quelles impressions peuvent se faire dans des cœurs, quand ils
verront les inclinations les plus terrestres, les attaches les plus
Charnelles autorisées par tout ce que l’Antiquité a jamais eu de plus
fameux, & la Religion même de plus saint ! Or ne sont-ce point là
cependant les mœurs de tout théâtre ?
Ensuite, quand vous entendrez les saintes Loix de l’Evangile, la pureté,
l’austérité de sa morale combattues par tout ce que les maximes du monde ont
de plus séducteur : vous entendrez ces
héros
de l’Antiquité, ces héros mêmes de la Religion traiter tout penchant de
nécessité, de destinée invincible ; nommer devoir, appeler vertu, le
désordre des sens & l’yvresse d’une ame qui s’y livre ; ce que la
morale appelle crime, l’ériger en bonheur ! Or ne sont-ce pas là les
sentiments & le langage de tout théâtre ?
Sur-tout, quand on vous fera remarquer la passion qui regle & conduit
toutes les affaires ; vous la verrez représentée comme le principe de
toutes les vertus, l’ame de tous les événements, le ressort secret de toutes
les grandes actions, le mobile de toutes les fortunes ! Or n’est-ce pas
là l’intrigue de tout théâtre ?
Enfin, quand par mille sentiments divers & mille mouvements contraires,
qu’on aura eu l’art d’exciter ; même malgré vous, dans votre cœur, on
aura su vous intéresser pour le héros le plus passionné ; sous prétexte
de punir le vice & de récompenser la vertu, quand vous verrez enfin
couronner à vos yeux la passion la plus ardente & la plus vive, rien de
puni que l’insensibilité & le défaut d’ardeur ! Or n’est-ce pas là
le dénouement de tout théâtre ?
Ah ! concluoit Lactance, n’est-ce donc point
aussi un avertissement trop persuasif de ce que vous pouvez faire ? Admonentur quid facere possint ; quand les exemples
des héros, leurs sentiments, leurs discours, leurs actions, leur bonheur,
jusqu’à leur infortune, tout autorise la passion :
Admonentur quid facere possint, & inflammantur libidine.
Prétextez à présent encore la modestie & la retenue du théâtre. Oh !
qu’il seroit à souhaiter qu’il fût, en effet, de nos jours ce que vous
pensez qu’il étoit autrefois ! Un siecle aussi délicat que le nôtre sur
les dehors en auroit de l’horreur, on n’y pourroit aller sans se flétrir.
Mais le malheur de notre siecle est d’avoir été trop habile à déguiser le
crime, en lui donnant un masque de vertu.
Il est vrai, comme vous le dites, que le théâtre aujourd’hui purifie l’amour
profane, & ne forme que de légitimes nœuds. Mais, Messieurs, vous
tournerez, vous ornerez en vain la passion ; c’est toujours cette
malheureuse concupiscence, que Saint Jean défend de rendre aimable,
puisqu’il défend de l’aimer ; c’est toujours cette concupiscence, qui
enflammée une fois ne souffre jamais ou
presque jamais de regle. Le théâtre qui l’enflamme, en la représentant
réglée, la regle-t-il en vous ? L’auteur, d’un trait de plume, modere,
arrête un héros à son gré ; mais le cœur une fois ému ne reconnoît pas
si aisément des bornes. Un objet grossier l’eût rebuté, l’eût arrêté
d’abord ; mais vous l’autorisez à s’échapper, il en profite :
ensuite vous lui présentez une barriere, elle l’irrite ; il est déjà
bien loin.
Hélas ! Messieurs, notre théâtre, supposé même qu’il soit plus châtié,
n’en est donc qu’un plus sûr écueil à l’innocence ; & parce qu’il
autorise davantage, & parce qu’il insinue plus agréablement, imprime
plus fortement la passion.
Oui, je consens, disoit Tertullien, que tout soit dans vos spectacles simple,
charmant, même honnête. Remarquez que les Peres ne déclamoient pas contre
des théâtres de dissolution & d’infamie, comme vous vous obstinez
toujours à le prétendre & à le dire ;
Sint dulcia
libebit & grata, etiam honesta.
Mais, poursuit Tertullien,
celui qui veut préparer un breuvage ne détrempe pas le poison dans le fiel
& l’absynthe ; c’est
sous la douceur du
miel qu’il cache persidement la mort. De-là tous ces agréments, que l’ennemi
de la pudeur a pris soin de répandre sur les spectacles.
De-là, comme remarque l’ingénieux Lactance, cette beauté, cette noblesse de
sentiments, cette vivacité, cette diversité d’images, pour faire trouver les
crimes plus charmants & plus aimables ; de-là cette magnificence,
cette pompe de décorations, pour leur donner, plus d’appareil, un éclat plus
frappant ; de-là cette liberté de fiction, pour en dégager la
représentation de tout ce qu’ils eurent dans la réalité de rebutant & de
hideux ; de-là cette exactitude de proportions & de
vrai-semblances, pour exciter plus sûrement à l’imitation ; de-là cette
politesse de langage, ces vers nombreux composés avec art, pour aider à les
retenir plus aisément.
Que dirai-je de ces artifices étudiés d’un déclamateur d’autant plus propre à
porter dans les cœurs le trait de la volupté, qu’il fait mieux s’en feindre
blessé ? Et ces danses animées, ces symphonies molles &
séduisantes :
His tripiduis Diabolus Saltat
;
n’est-ce pas Satan lui-même, dit Saint Jérôme, qui vient danser à ces
accords ? Et quand il n’y auroit,
ajoute
Saint Augustin, que la rencontre de l’un & de l’autre sexe, sans parler
de ces criminelles afféteries de femmes sans pudeur, qui par leurs airs
languissants, leurs voix pénétrantes, leur action empoisonnée ne cherchent,
selon l’expression de Saint Basile, qu’à vous percer, vous déchirer des
traits des passions qu’elles représentent : sans tout cela, dis-je,
quand il n’y auroit que la vue d’un sexe toujours dangereux, qui affecte de
venir y montrer une beauté relevée par-tout ce que le faste & le luxe
ont imaginé de plus enchanteur : ah ! quelle vertu pourra se
sauver de tant d’écueils !
L’Eglise même, conclut Saint Jean Chrysostôme, après une description presque
semblable à celle-ci, l’Eglise n’est pas toujours un asyle assuré contre les
surprises & les insultes de la concupiscence. Vous le dites vous-mêmes,
vous vous en plaignez tous les jours ; cependant tout y tend à calmer
les passions. Dans un lieu où tout les excite & les enflamme, que
deviendront des cœurs amollis & attendris au milieu des assauts violents
qu’ils auront à essuyer de toute part ?
En effet, n’est-ce pas là que l’on remue
tous les
plus grands ressorts de l’ame ; tantôt ces terreurs, qui préparent aux
joies inopinées ; tantôt ces suspensions dans l’attente des grands
événement ; tantôt ces tristesses que produisent les éclatants
revers ? Qu’est-ce que sensibilité, si tout cela ne rend pas
sensible ? Et tout cela sur-tout mis en usage pour intéresser le
spectateur à l’intrigue d’une passion, pour faire entrer dans l’ame du
spectateur la folle passion du héros prétendu que l’on feint enflammé ;
& tout cela mis sous les yeux, celui de tous les sens qui fait toujours
les plus fortes impressions dans l’ame. Assailli de tant de côtés, tantôt
par adresse & tantôt par force, je défie le cœur le plus dur de ne pas
se rendre à l’impression de la passion qui est représentée. C’est bien aussi
ce qu’on prétend. On réussit trop bien. Ici la joie éclate, ailleurs les
larmes coulent ; & dans ces pieces qu’on nomme saintes, dans ces
pieces où l’on ne cherche qu’à s’édifier & à s’instruire, Seigneur, vous
le savez, si ces pleurs sont pour vous !
Allez donc maintenant, Peres & Meres, allez conduire vos enfants à cette
école prétendue de vertu, mais ne soyez
pas
surpris s’ils en rapportent dans le cœur une incendie qui n’éclatera
peut-être qu’à votre désespoir, à votre honte, & quand il ne sera plus
temps de l’éteindre. Allez cependant leur faire apprendre, à cette école de
vertu, l’art de vous cacher les secrets de leur cœur, l’art de nourrir &
d’entretenir une passion que toutes les bienséances condamnent. C’est là,
Messieurs, l’héroïsme du théâtre de nos jours, c’est la grande science qu’on
y enseigne, sous le beau prétexte de purger les passions & de former les
mœurs. Ils en reviendront, dites-vous, plus propres à la société, pleins
d’horreur pour ces vices qui déshonorent l’homme, pleins d’amour pour ces
vertus qui font la douceur du commerce du monde. Je le souhaite, je souhaite
que tous les saints Peres se soient trompés ; car tous les saints Peres
assurent tous le contraire ; mais laissez-nous cependant déplorer la
corruption de leurs cœurs, le déshonneur de la Religion & de l’Etat,
& peut-être le déshonneur prochain de vos propres familles.
Allez à présent, sur-tout, allez dans
vos sociétés
particulieres les donner devant vous, & pour peut-être vous donner
vous-mêmes devant eux en spectacle : amusement nouveau, nouvel artifice
mis à la mode dans notre siecle ; sans doute pour arracher tout-à-fait
un reste de répugnance qu’on avoit jusqu’à présent conservé pour le théâtre
& ses acteurs ; mais sur-tout, infaillible moyen de rendre la
séduction plus certaine encore & plus prompte, en imprimant plus
fortement des passions, dans lesquelles on est obligé de mieux entrer pour
les représenter soi-même ; en donnant plus de liberté & de
hardiesse à parler le langage de la volupté ; en mettant dans
l’occasion la plus prochaine d’inspirer & de prendre des sentiments,
mieux réglés peut-être dans leur objet, mais aussi déréglés dans leur
principe ; & communément plus dangereux encore dans leurs
suites : désordre contre lequel nous ne voyons pas que se soient élevés
les saints Docteurs, sans doute parce que les Chrétiens de leur siecle en
étoient incapables ; mais désordre que nous avons la douleur de voir
déploré par des sages du Paganisme, comme le présage le plus certain
de le prochaine & de l’entiere décadence des
bonnes mœurs.
Mais c’est assez raisonner ; le monde ne se rend guere à de pareils
raisonnements ; sans rien répondre, il se retranche sur son expérience.
J’y consens, oui, paroissons au Tribunal où il nous cite. J’ai dit, en
second lieu, que l’expérience commune & générale est que le théâtre a
perdu de tout temps, & perd encore aujourd’hui toutes les mœurs.
Une preuve d’abord bien sensible, c’est, Messieurs l’expérience de toutes les
nations dans tous les siecles & dans tous les pays de l’univers. C’est
un fait constant dans les histoires, un fait que les auteurs ont pris soin
de remarquer : que l’époque du libertinage, qui a perdu tous les
Empires, est l’établissement des spectacles, & sur-tout le rafinement de
goût & de somptuosité dans les spectacles.
Qu’est-ce qui perdit les florissantes Républiques de la Grece ?
Demandez-le à leurs Sages ; voici ce qu’en dit le plus éloquent de
leurs Orateurs : Les spectacles firent naître l’amour du merveilleux
& dégoûterent de la modeste simplicité ; on se plaigoit alors que
les Magistrats
& le peuple négligeoient le
soin des affaires publiques ; la jeunesse quitta ses anciens exercices
pour courir au théâtre ; l’oisiveté & le mollesse d’un sexe
produisit la délicatesse & la sensibilité dans l’autre. Bientôt la
débauche de la Grece passa en proverbe dans les histoires.
Rome fut long-temps vertueuse ; ce fut tant qu’elle ignora les
spectacles, selon la belle remarque de Saint Augustin :
Theatricas artes virtus Romana non noverat.
Mais, comme parle un
Auteur Romain même, dès que la Grece conquise lui eût fait présent de cet
art funeste, elle lui fit présent en même tems de tous ses vices. Ainsi
l’avoit prévu le plus sage des Romains. Il s’étoit fortement opposé à
l’établissement d’un théâtre fixe, assurant que ce seroit pour Rome une
Cartage plus redoutable que celle qu’on venoit de détruire. Il réussit alors
à le persuader ; malheureusement ce fut pour trop peu de temps ;
& l’événement a fait voir si Caton s’étoit trompé. Voulez-vous donc,
Messieurs, soutenir encore que le théâtre n’est point la cause nécessaire de
la corruption des mœurs ? Effacez toutes les histoires, & traitez
les Auteurs profanes,
ainsi que les saints Peres,
de gens austeres, ennemis des divertissements & des plaisirs.
Des exemples généraux si je passe aux particuliers ; parmi les Auteurs
sacrés, j’entends un Augustin qui se cite lui-même en témoignage ;
& avec cette noble franchise, si digne d’un vrai Pénitent, avoue que
c’est sur le théâtre qu’il respira par les oreilles & par les yeux tout
le venin qui corrompit son cœur. Entre les Auteurs profanes même, j’entends
un Philosophe Payen qui, avouant, dit-il, sa foiblesse, reconnoît de bonne
foi qu’il est allé plusieurs fois au théâtre, & que jamais il n’en est
revenu que moins homme de bien. Un Auteur plus moderne, Courtisan célebre,
l’un des plus beaux génies de son siecle, s’exprime à-peu-près dans les
mêmes termes ; & que de mondains nous le disent encore tous les
jours au lit de la mort !
Mais voulez-vous que je remonte jusques aux premies siecles & dans
l’Histoire Sainte ? Ah ! dites-nous, infortunée Dina, combien les
fêtes de Sichem coûterent de regrets & de larmes à votre cœur, de honte
& de crimes à votre famille, de sang à Sichem même.
Consultez encore les derniers Livres Saints, &
recherchez quelle fut du temps des Machabées la cause & l’origine de la
perversion presque générale du peuple Juif. Ce que toute la fureur, toutes
les persécutions des Rois de Syrie n’avoient pu faire, par quelle adresse un
Apostat sut-il y réussir ? Ce fut en introduisant à Jérusalem les jeux,
les fêtes & les spectacles de la Grece.
Et vous, Messieurs, avant que de prétendre contre-balancer le poids de ces
exemples par l’expérience de notre siecle, commencez par me prouver que
notre siecle est innocent. Brûlez donc auparavant tous ces écrits
licentieux, sur-tout ces poésies libertines, tous ces ouvrages qui ne
respirent que l’irréligion & l’athéïsme : opprobre (hélas !)
trop subsistant de notre patrie. Renversez ces lieux publiquement voués à la
prostitution ; alors je verrai si je vous recevrai en témoignage.
Car n’est-il pas étonnant que pour nous prouver que le théâtre n’est point
dangereux, on ose se donner pour exemple ? J’assiste à tous les
spectacles, dit-on, & j’en sors toujours innocent. Qui parle donc
ainsi ? Est-ce un Chrétien, soit
de l’un
soit de l’autre sexe, qui vertueux sans affectation, pénétré de sa foi, fait
son unique affaire de se sanctifier par le recueillement, par la réception
fréquente des sacremens, par l’ordre qu’il établit dans sa famille ? On
en voit encore quelques-uns de ce caractere ; mais ce ne sont point eux
qui le diront : j’assiste tous les jours au spectacle & j’en sors
toujours innocent. Non, non, ils n’y paroissent pas.
Qui parle donc ainsi ? C’est quelque-fois un jeune dissolu plongé dans
le désordre ; c’est un vieux Mondain qui va y rechercher l’image de ses
anciennes miseres & tâcher d’y rallumer les étincelles du feu qui l’a
brûlé ; c’est une femme livrée aux plaisirs, esclave de ses sens,
idolâtre d’elle-même.
Qui parle ainsi ? Ce sont tous les prétendus honnêtes gens du
monde : bons peres, fideles amis, magistrats équitables, hommes de cœur
& de parole ; mais qui, du reste, dans les passions ne savent rien
craindre que l’éclat, rien sauver que les dehors, se rien reprocher que la
consommation même du crime.
Je ne suis pas surpris qu’ils nous le disent : J’assiste tous les jours
au
spectacle, & j’en sors toujours innocent.
Hélas ! mes Freres, permettez-moi de le dire, vous ne savez pas même ce
que c’est que l’innocence. L’intrigue n’est pour vous qu’un amusement ;
vous regardez les rendez-vous les plus concertés comme un délassement
d’esprit ; vous traitez la liberté, la licence des conversations de
gaiété, de sel & d’enjouement aimable ; & tout ce que les
saints Peres ont appellé voie du péché, occasion du péché, avant-coureur du
péché, tout cela passe parmi vous pour politesse, belles manieres ;
voilà votre innocence. On n’a pas le moindre scrupule sur les pensées ;
les soupirs ne se comptent pour rien. Je conçois maintenant comment vous
prétendez sortir innocent du spectacle.
J’assiste tous les jours au spectacle, & j’en sors toujours innocent. Le
peuple de C. P. le disoit de même autrefois à son sage Archevêque ; que
répondoit le divin Chrysostôme ? Ah ! mes chers Freres, rendez
grace à Dieu, que vous êtes heureux ! La grande merveille ! Vous
marchez tous les jours sur le feu sans vous brûler. Tandis que nous par une
simple lecture de ce que vous voyez représenter, malgré toute la pureté de
nos
intentions, nous nous trouvons presque
toujours coupables ; tandis qu’une simple lecture encore plus innocente
fit trouver au grand Jérôme dans le fond de son cœur un sujet continuel de
regrets & de larmes ; que vous, mes Freres, que vous êtes
heureux !
Mais que vous changerez un jour, au Tribunal de Jesus-Christ, de sentiment
& de langage ! Et quand il seroit vrai, ce que vous dites à
présent, que vous êtes toujours sortis innocents du spectacle, encore
faudroit-il conclure avec un grand Docteur : Premiérement, qu’à raison
du scandale, autorisant par votre exemple des personnes qui peut-être y
périront, & dont Dieu vous redemandera les ames ; secondement à
raison du danger auquel vous vous exposez, danger moindre si vous voulez,
pour vous que pour d’autres, mais toujours vrai danger pour vous, c’est
toujours un vrai péché, un péché grief pour vous, qui que vous soyez, d’y
assister.
Est-ce donc, Messieurs, une perte si légere que la perte de votre innocence,
pour que vous ne trembliez pas au plus petit danger ? La grace,
dites-vous, & je veux le croire, vous l’a conservée
jusqu’ici dans les lieux mêmes où elle couroit le plus de
risque. Quelle reconnoissance marquez-vous à Dieu de ses faveurs ;
quels motifs lui fournissez-vous pour l’engager à vous les continuer, que de
vous obstiner à en abuser ainsi ?
Ah ! Chrétiens, s’écrioit Tertullien, en finissant le beau traité qu’il
a écrit sur cette matiere, Chrétiens, si vous aimez les spectacles, si vous
ne pouvez vous en passer, nous en avons à vous donner. Regardez, Chrétiens,
le cours précipité des siecles, les temps qui s’écoulent ;
réveillez-vous à la pensée du Royaume de Dieu, il approche. Si le
merveilleux, l’ vous plaît, les Mysteres de la Religion vous
en fournissent. Aimez-vous à être attendri, à voir des objets qui frappent,
des morts, du sang versé ? Ah ! voilà le Sang de Jesus-Christ qui
coule ; quel spectacle plus touchant & plus beau pouvez-vous
desirer ! Quel amour ! Un Dieu en croix ! Quel amour a jamais
fourni une si surprenante scene ! Retour inopiné, dénouement
admirable ; le voilà triomphant dans les Cieux, il vous y montre votre
place, il vous appelle.
N’est-ce point assez de ce spectacle ? Nous
vous en montrerons d’autres encore. Ce monde, tout cet Univers enflammé,
réduit en poudre ; l’étonnement, l’effroi des nations ; un Juge
rayonnant de gloire, porté sur les nues, les Anges qui lui sont
cortege ! Dites-nous quelle place alors vous voulez occuper. Voilà
certainement le grand spectacle qui doit vous dégoûter de tous les
autres.
Le théâtre, poursuit Tertullien, est l’Empire de l’ennemi de Jesus-Christ,
mes Freres, & vous quittez, vous désertez l’Eglise où Jesus regne, pour
courir au théâtre ! Savez-vous donc que celui qui quitte son Prince
pour s’attacher à son ennemi, doit se résoudre à périr avec lui ?
Malheureux ! Ah ! voulez-vous périr avec l’ennemi de
Jesus-Christ ?
Mais je raisonne en vain, je tâche en vain à émouvoir ; je suis presque
certain que je n’ai persuadé, changé personne. Du moins, mes Freres, je vous
prend à témoins devant Dieu, que je ne vous ai rien caché de tout ce qui
pouvoit vous inspirer de l’horreur des spectacles profanes. Allez donc à
présent, si vous êtes tout-à-fait obstinés à vous
perdre, allez, courez encore au théâtre. Autel, Eglise, murs de ce Temple,
vous m’en serez témoins ! Et vous innocente Victime qui reposez sur cet
Autel, je vous atteste, recevez les serments & la protestation que je
vous fais : je serai, je suis innocent de la perte de ces ames, vous ne
m’en demanderez point compte ?
Le théâtre est criminel en soi ; l’innocence y court toujours un
très-grand risque. Ames Chrétiennes qui vous souvenez que vous avez renoncé
au Démon & à ses pompes, & qui remplissez fidélement les conditions
de l’alliance que vous avez faite avec le Seigneur, vous du moins, vous nous
consolerez. Que ces deux réflexions vous animent à persévérer dans le bien
que vous avez commencé. Rien de commun entre vous & le monde, si vous
voulez vivre en Jesus-Christ, pour régner un jour avec Jesus-Christ. C’est à
cette seule condition que nous pouvons vous promettre la vie éternelle, à
laquelle vous aspirez, & que je vous souhaite. Ainsi soit-il.
▲