(1684) Epître sur la condemnation du théâtre pp. 3-8

[FRONTISPICE]

Epistre
sur
la
condamnation
du
theatre
a Monsieur Racine

a Paris,

Chez la veuve de Jean Baptiste Coignard Imprimeur ordinaire
du
Roy et de l’Académie Française, rue S. Jacques, devant la rue
des
Noyers, à la Bible d’or.
MDCLXXXIV.
avec permission

L’Eglise, sur ce point, commence à prononcer.
Contre le T***a, et son hardi volume
Je vois de toutes parts son zèle qui s’allume.
Le Prélat a fait bruitb ; et la chaire a tonné.
Sous le poids des écrits, dont il est condamné,
Déjà plus d’un Docteur a fait gémir la presse.
Ne sert qu’à réveiller le courroux du Censeur.

Et qui peut, parmi nous, approuver une Scène
Où l’on voit chaque jour les Démons encensés
Quelle école, en ces lieux, pour la faible jeunesse,
Que celle, où l’on enseigne à sentir la tendresse ?
, pour toucher d’exemple, et suborner un cœur,
Par les yeux d’une femme on enchaîne un vainqueur :
Où l’on fait aux héros un devoir ridicule
De se soumettre au Dieu qui fait filer Hercule.
Aux païens, il est vrai, l’on pardonne aisément
Leurs flammes n’étaient point honteuses, criminelles :
L’amour le plus indigne, et le plus vicieux
Avait, pour s’excuser, l’exemple de leurs Dieux.
Mais nous, que l’Evangile instruit de ses maximes,
Nous verra-t-on ainsi diviniser les crimes ?
Consacrer à l’amour des hymnes et des jeux ;
Sur la terre et le ciel lui donner la victoire,

Cet amour, nous dit-on, que l’on peint si puissant,
Dans ses plus grands transports n’a rien que d’innocent.
Du théâtre, aujourd’hui, les douces impostures
N’en font aux spectateurs que de sages peintures ;
Par l’austère devoir le crime est combattu ;
Et l’on y voit toujours triompher la vertu.

RACINE, c’est ainsi que tes doctes ouvrages
N’offrirent de ton cœur que de nobles images.
Mais toi-même, bientôt, en te rendant justice,
N’as-tu pas du Démon reconnu l’artifice,
Qui pour mieux préparer son funeste poison,
Sait donner à l’erreur un faux air de raison :
Content que l’on affecte un dehors de sagesse,
Et fait du fol amour de si charmants portraits,
Qu’on cesse d’éviter et de craindre ses traits ?
Tu voulus dans les vers d’Esther et d’Athalie,
Et par toi, dans saint Cyr, le théâtre ennobli

On ne voit pas régner, dans ce nouveau tragique,
Tes héros ne sont pas de ces audacieux
Ici, l’amour masqué d’une sage apparence,
Ne tend point en secret de piège à l’innocence.
De plus grands intérêts, de plus beaux sentiments
N’excitent dans l’esprit que d’heureux mouvements.
On y voit, dès l’abord, s’emparer de la Scène
Mon âme, qui se sent de sa grandeur première,
Vole vers cet objet, s’y livre toute entière ;
Mieux que dans les écrits du savant paganisme,
Tu m’y fais admirer le parfait héroïsme.
Une vertu sublime, ou n’entre point l’orgueil,
Si de la belle Esther un Prince est enchanté,
C’est sa vertu qu’il vante et non pas sa beauté,
Rien du profane amour n’y ressent la licence ;
Tout respire en Esther la paix et l’innocence.
Celui qui de son Dieu tendait à s’éloigner,
Tu prends entre tes mains la harpe du prophète ;
Est-il quelque démon, dans l’âme des méchants,
Qui puisse résister à des sons si touchants ?

C’est là que la vertu peut tenir son école.
, mettant à profit les heures du loisir,
C’est dans ces vers sacrez, mêlés de symphonie,
Qu’il sied bien aux auteurs d’exercer leur génie.
S’ils ont de leurs talents autrement disposé,
C’est un présent du Ciel dont ils ont abusé.
Pour donner à son culte un air plus magnifique,
Dieu sans doute inspira les vers et la musique.
Faut-il que pour la fable il se soit consumé,
Tout ce beau feu d’esprit parmi nous allumé !
Méritiez-vous d’user nos plumes les plus belles !
Fallait-il, pour chanter l’amour, et ses erreurs,

Loin de nous, l’appareil de tous ces vains spectacles,
Qui doivent leur éclat aux fabuleux miracles ;
Et dont tout l’art consiste à savoir ranimer
D’aveugles passions qu’il nous faut réprimer.
Ou, s’il est à pleurer certaine volupté,
Qu’on vienne, à ton exemple, en de savantes veilles,
De Joseph, dans les fers, partageons les douleurs ;
Allons, avec Jephté, soupirer à l’autel,
Dieu qui verra nos cœurs touchés par ces images,
Jusque dans nos plaisirs recevra nos hommages.
Mais, qu’il rentre à jamais dans l’éternelle nuit,
Ce fantôme d’amour, que la Scène a produit !
Qui sait presque toujours allumer dans nos veines
Le feu dont il brûla les Phèdres, les Chimènes.
Malheur à notre esprit, s’il goûte des plaisirs
Qui peuvent contre Dieu révolter nos désirs !

Mais je le vois tomber ce dangereux théâtre,
Qu’anima si longtemps un génie idolâtre.
Pour charmer dans ses jeux, l’esprit avec l’oreille,
Il n’a plus son Molière, il a perdu Corneille.
Et lorsque par toi seul soutenu, rassuré,
Il voit monter sa gloire au suprême degré ;
Tu disparais, tu veux faire un plus noble usage
Des talents que le ciel t’a donnés en partage.
RACINE, c’en est fait. Tout son lustre a passé,
Depuis qu’à l’embellir ta muse a renoncé.
Et ta sage retraite est un coup qui l’étonne
Plus que tous les Censeurs que lui fait la Sorbonne.