Cela estant, comme nul n’en doit douter, la consequence que l’on en tire, c’est qu’il n’y a point d’homme en qui la Nature n’ait fait naistre l’action qui luy est la mieux seante, et la plus utile. […] D’ailleurs, estant vray ce que dit Aristote, que nulle action naturelle n’est sans volupté, il semble que là où nous reüssissons le mieux, nous y prenons aussi plus de plaisir, et par consequent que nous y sommes portez avec plus d’envie. […] Puis je ne crois pas qu’il soit necessaire d’en alleguer d’avantage, pour prouver une verité si reçeuë, à sçavoir, que nous tenons de la naissance un certain instinct, qui nous porte ordinairement aux actions où nous sommes le plus propres, qui se fortifient par l’exercice, et par le raisonnement. Il est donc bon que nous suivions cét instinct, si nous voulons reüssir agreablement en nos actions ; comme au contraire, c’est une chose peu judicieuse de le forcer, et de s’appliquer à une estude contraire à son Genie. Ce que l’experience nous fait voir évidemment en la Bouffonnerie, plus qu’en toute autre action.
Est-il bien possible que nous ayons oublié nos actions jusques-là, que de ne nous souvenir plus du sujet que nous pouvons avoir donné à un homme, de se plaindre de nous ? […] Mais quand mesme il y auroit des hommes assez heroïques pour une semblable action, nous ne pourrions les employer, sans chocquer la bien-seance. Car nous devons avoir en l’ame un secret souvenir du tort que nous leur avons fait, qui nous deffend de nous en servir, de peur de les aigrir davantage, et de leur remettre en memoire les déplaisirs du passé, D’ailleurs, c’est une action toute pleine d’inconstance, et de fausse conduite, et cela s’appelle proprement traicter en amis ceux à qui nous avons donné sujet de ne le plus estre, puis que, selon Senecque, celuy-là oblige le plus, qui donne aussi le plus de moyen à l’autre de l’obliger.
Car le des-honneur suit l’action, et ne s’attache point à la personne offensée : autrement elle est injuste, et par consequent elle ne doit pas estre mise en consideration par les gents de bien. Si elle s’attache donc simplement à l’action, celle-cy estant mauvaise, ne doit faire rougir que son Autheur, et non pas l’Innocent qu’on a mal traitté. Mais prenons que le deshonneur y fut tout certain, ce qui toutesfois est une chose impossible, (car nostre siecle n’est pas si dépourveu de Vertueux, qu’on ny condamne encore les mauvaises actions ; et qu’on ny mette la constance au nombre des choses heroïques). […] Voylà pour ce qui est d’étouffer toute sorte de ressentimens contre son ennemy, ce qui me semble la plus dangereuse action que puissent faire les offencez. […] il faudra qu’il endure patiemment la mort, et il s’affligera pour la mauvaise action d’un simple homme ?
Car il nous fait voir par espreuve, que sans se mettre en peine de chercher à persuader autruy, ny par les définitions, ny par les raisonnements, ny mesme par les exemples tirez de l’Histoire des siecles passez, il sçait si bien gagner les cœurs de ceux qui l’écoutent, en les instruisant comme il faut, et les instruire parfaictement par de simples Fables, que des creatures raisonnables auroient grande honte d’entreprendre, et de faire des actions pour lesquelles, ny les oyseaux, ny les autres animaux n’ont aucun instinct, et qu’ils ne voudroient pas mesme avoir faites : Comme au contraire, ceux qui auroient tant soit peu de raison, rougiroient sans doute de ne s’adonner pas aux choses honnestes, ausquelles il feinct plusieurs bestes brutes s’estre de leur temps fort sagement employées ; et ainsi les unes avoir évité d’extrêmes dangers qui les menaçoient, et les autres en avoir reçeu beaucoup de profit en leur besoin. Doncques cét excellent homme, qui durant sa vie se proposa dans l’esprit l’image d’une Republique de Philosophes, et qui ne mit pas tant la Philosophie dans les paroles, que dans les actions, fut de condition servile, et natif d’Ammorion, ville de Phrygie, que l’on surnommoit la grande.