XXI.
L’œil du Maistre.
Un Cerf s’estant sauvé dans une estable à bœufs,
Fut d’abord averty par eux,
Qu’il cherchât un meilleur azile.
Mes freres, leur dit-il, ne me decelez pas :
Je vous enseigneray les pâtis les plus gras ;
Ce service vous peut quelque jour estre utile ;
Et vous n’en aurez point regret.
Les Bœufs à toutes fins promirent le secret.
Il se cache en un coin, respire, et prend courage.
Sur le soir on apporte herbe fraische et fourage,
Comme l’on faisoit tous les jours.
L’on va, l’on vient, les valets font cent tours ;
L’Intendant mesme, et pas un d’aventure
N’apperçut ny corps ny ramure,
Ny Cerf enfin. L’habitant des forests
Rend déja grace aux Bœufs, attend dans cette étable
Que chacun retournant au travail de Cerés,
Il trouve pour sortir un moment favorable.
L’un des Bœufs ruminant luy dit : Cela va bien :
Mais quoy l’homme aux cent yeux n’a pas fait sa reveuë.
Je crains fort pour toy sa venuë.
Jusques-là pauvre Cerf, ne te vante de rien.
Là-dessus le Maistre entre et vient faire sa ronde.
Qu’est-ce-cy ? dit-il à son monde.
Je trouve bien peu d’herbe en tous ces rateliers.
Cette litiere est vieille ; allez vîte aux greniers.
Je veux voir desormais vos bestes mieux soignées.
Que couste-t-il d’oster toutes ces araignées ?
Ne sçauroit-on ranger ces jougs et ces colliers ?
En regardant à tout, il voit une autre tête
Que celles qu’il voyoit d’ordinaire en ce lieu.
Le Cerf est reconnu ; chacun prend un épieu ;
Chacun donne un coup à la beste.
Ses larmes ne sçauroient la sauver du trépas.
On l’emporte, on la sale, on en fait maint repas,
Dont maint voisin s’éjoüit d’estre.
Phedre, sur ce sujet, dit fort élegamment,
Il n’est pour voir que l’œil du Maître.
Quant à moy, j’y mettrois encor l’œil de l’Amant.