(1692) Fables choisies, mises en vers « Livre quatriéme. — XVIII. Le Vieillard et ses enfans. » p. 53
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(1692) Fables choisies, mises en vers « Livre quatriéme. — XVIII. Le Vieillard et ses enfans. » p. 53

XVIII.

Le Vieillard et ses enfans.

Toute puissance est foible, à moins que d’estre unie.
Ecoutez là-dessus l’Esclave de Phrygie.
Si j’ajoûte du mien à son invention,
C’est pour peindre nos mœurs, et non point par envie ;
Je suis trop au dessous de cette ambition.
Phedre encherit souvent par un motif de gloire ;
Pour moy de tels pensers me seroient malseans.
Mais venons à la Fable, ou plutost à l’Histoire
De celuy qui tâcha d’unir tous ses enfans.

Un Vieillard prest d’aller où la mort l’appelloit,
Mes chers enfans, dit-il, (à ses fils il parloit)
Voyez si vous romprez ces dards liez ensemble ;
Je vous expliqueray le nœud qui les assemble.
L’aisné les ayant pris, et fait tous ses efforts,
Les rendit en disant : Je le donne aux plus forts.
Un second luy succede, et se met en posture ;
Mais en vain. Un cadet tente aussi l’aventure.
Tous perdirent leur temps, le faisceau resista ;
De ces dards joints ensemble un seul ne s’éclata.
Foibles gens ! dit le pere, il faut que je vous montre
Ce que ma force peut en semblable rencontre.
On crut qu’il se moquoit ; on soûrit, mais à tort.
Il separe les dards, et les rompt sans effort.
Vous voyez, reprit-il, l’effet de la concorde.
Soyez joints, mes enfans, que l’amour vous accorde.
Tant que dura son mal il n’eut autre discours.
Enfin se sentant prest de terminer ses jours,
Mes chers enfans, dit-il, je vais où sont nos peres ;
Adieu, promettez-moy de vivre comme freres ;
Que j’obtienne de vous cette grace en mourant.
Chacun de ses trois fils l’en asseure en pleurant.
Il prend à tous les mains ; il meurt ; et les trois freres
Trouvent un bien fort grand, mais fort meslé d’affaires.
Un creancier saisit, un voisin fait procés.
D’abord nostre Trio s’en tire avec succés.
Leur amitié fut courte autant qu’elle estoit rare.
Le sang les avoit joints, l’interest les separe.
L’ambition, l’envie, avec les consultans,
Dans la succession entrent en mesme temps.
On en vient au partage, on conteste, on chicane.
Le Juge sur cent points tour à tour les condamne.
Creanciers et voisins reviennent aussi-tost ;
Ceux-là sur une erreur, ceux-cy sur un défaut.
Les freres desunis sont tous d’avis contraire :
L’un veut s’accommoder, l’autre n’en veut rien faire.
Tous perdirent leur bien ; et voulurent trop tard
Profiter de ces dards unis et pris à part.