FABLE I.
Le Meusnier, son Fils, et l’Asne.
A. M. D. M.
L’Invention des Arts estant un droit d’aînesse,
Nous devons l’Apologue à l’ancienne Grece.
Mais ce champ ne se peut tellement moissonner,
Que les derniers venus n’y trouvent à glaner.
La feinte est un païs plein de terres desertes.
Tous les jours nos Auteurs y font des découvertes.
Je t’en veux dire un trait assez bien inventé.
Autrefois à Racan Malherbe l’a conté.
Ces deux rivaux d’Horace, heritiers de sa Lyre,
Disciples d’Apollon, nos Maistres pour mieux dire,
Se rencontrant un jour tout seuls et sans témoins ;
(Comme ils se confioient leurs pensers et leurs soins)
Racan commence ainsi : Dites-moy, je vous prie,
Vous qui devez sçavoir les choses de la vie,
Qui par tous ses degrez avez déja passé,
Et que rien ne doit fuïr en cet âge avancé ;
A quoy me resoudray-je ? Il est temps que j’y pense.
Vous connoissez mon bien, mon talent, ma naissance.
Dois-je dans la Province établir mon sejour ?
Prendre employ dans l’Armée ? Ou bien charge à la Cour ?
Tout au monde est mêlé d’amertume et de charmes.
La guerre a ses douceurs, l’Hymen a ses alarmes.
Si je suivois mon goust, je sçaurois où buter ;
Mais j’ay les miens, la Cour, le peuple à contenter.
Malherbe là-dessus. Contenter tout le monde !
Ecoutez ce recit avant que je réponde.
J’ay lu dans quelque endroit, qu’un Meusnier et son fils,
L’un vieillard, l’autre enfant, non pas des plus petits,
Mais garçon de quinze ans, si j’ay bonne memoire,
Alloient vendre leur Asne un certain jour de foire.
Afin qu’il fût plus frais et de meilleur débit,
On luy lia les pieds, on vous le suspendit ;
Puis cet homme et son fils le portent comme un lustre ;
Pauvres gens, idiots, couple ignorant et rustre.
Le premier qui les vid, de rire s’éclata.
Quelle farce, dit-il, vont joüer ces gens-là ?
Le plus asne des trois n’est pas celuy qu’on pense.
Le Meusnier à ces mots connoist son ignorance.
Il met sur pieds sa beste, et la fait détaler.
L’Asne, qui goustoit fort l’autre façon d’aller
Se plaint en son patois. Le Meusnier n’en a cure.
Il fait monter son fils, il suit, et d’aventure
Passent trois bons Marchands. Cet objet leur déplut.
Le plus vieux au garçon s’écria tant qu’il put :
Oh là oh, descendez, que l’on ne vous le dise,
Jeune homme qui menez Laquais à barbe grise.
C’estoit à vous de suivre, au vieillard de monter.
Messieurs, dit le Meusnier, il vous faut contenter.
L’enfant met pied à terre, et puis le vieillard monte ;
Quand trois filles passant, l’une dit : C’est grand’ honte,
Qu’il faille voir ainsi clocher ce jeune fils ;
Tandis que ce nigaut, comme un Evesque assis,
Fait le veau sur son Asne, et pense estre bien sage.
Il n’est, dit le Meusnier, plus de Veaux à mon âge.
Passez vostre chemin, la fille, et m’en croyez.
Aprés maints quolibets coup sur coup renvoyez,
L’homme crut avoir tort, et mit son fils en croupe.
Au bout de trente pas une troisiéme troupe
Trouve encore à gloser. L’un dit : Ces gens sont fous,
Le Baudet n’en peut plus, il mourra sous leurs coups.
Hé quoy, charger ainsi cette pauvre Bourique !
N’ont-ils point de pitié de leur vieux domestique ?
Sans doute qu’à la Foire ils vont vendre sa peau.
Parbieu, dit le Meusnier, est bien fou du cerveau,
Qui pretend contenter tout le monde et son pere.
Essayons toutefois, si par quelque maniere
Nous en viendrons à bout. Ils descendent tous deux.
L’Asne se prélassant marche seul devant eux.
Un quidan les rencontre, et dit : Est-ce la mode,
Que Baudet aille à l’aise, et Meusnier s’incommode ?
Qui de l’Asne ou du Maistre est fait pour se lasser ?
Je conseille à ces gens de le faire enchasser.
Ils usent leurs souliers, et conservent leur Asne :
Nicolas au rebours ; car quand il va voir Jeanne,
Il monte sur sa beste, et la chanson le dit.
Beau trio de Baudets ! Le Meusnier repartit :
Je suis Asne, il est vray, j’en conviens, je l’avouë ;
Mais que doresnavant on me blâme, on me loüe ;
Qu’on dise quelque chose, ou qu’on ne dise rien ;
J’en veux faire à ma teste. Il le fit, et fit bien.
Quant à vous, suivez Mars, ou l’Amour, ou le Prince ;
Allez, venez, courez, demeurez en Province ;
Prenez femme, Abbaye, Employ, Gouvernement ;
Les gens en parleront, n’en doutez nullement.