La Fontaine, Jean de.(1692)Fables choisies, mises en vers« Livre premier. — XVI. La mort et le Buscheron. »p. 60
XVI.
La mort et le Buscheron.
Un Malheureux appelloit tous les jours
La mort à son secours.
O mort, luy disoit-il, que tu me sembles belle !
Vien viste, vien finir ma fortune cruelle.
La mort crut, en venant, l’obliger en effet.
Elle frappe à sa porte, elle entre, elle se montre.
Que vois-je ! cria-t-il, ostez-moy cet objet ;
Qu’il est hideux ! que sa rencontre
Me cause d’horreur et d’effroy !
N’approche pas, ô mort, ô mort, retire-toy.
Mecenas fut un galand homme :
Il a dit quelque part : Qu’on me rende impotent,
Cu de jatte, gouteux, manchot, pourveu qu’en somme
Je vive, c’est assez, je suis plus que content.
Ne vien jamais ô mort, on [t]’en dit tout autant.
Ce sujet a esté traité d’une autre façon par Esope, comme la
Fable suivante le fera voir. Je composay celle-cy pour une raison qui me contraignoit de
rendre la chose ainsi generale. Mais quelqu’un me fit connoistre que j’eusse beaucoup
mieux fait de suivre▶ mon original, et que je laissois passer un des plus beaux traits
qui fust dans Esope. Cela m’obligea d’y avoir recours. Nous ne sçaurions aller plus
avant que les Anciens : ils ne nous ont laissé pour nostre part que la gloire de les
bien ◀suivre. Je joints toutefois ma Fable à celle d’Esope : non que la mienne le
merite : mais à cause du mot de Mecenas que j’y fais entrer, et qui est si beau et si à
propos que je n’ay pas cru le devoir omettre.
Un pauvre Bucheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi-bien que des ans,
Gemissant et courbé marchoit à pas pesans,
Et tâchoit de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin n’en pouvant plus d’effort et de douleur,
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?