(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE CXVIII. De l’Ours, et des Mouches à Miel. »
/ 82
(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE CXVIII. De l’Ours, et des Mouches à Miel. »

FABLE CXVIII.

De l’Ours, et des Mouches à Miel.

La faim ayant chassé l’Ours du bois, comme il s’en alloit cherchant dequoy repaistre, il trouva des Ruches en son chemin, et se mit à lécher le miel d’alentour. Une Abeille s’en apperçeut de bonne fortune, et picqua l’Ours à l’oreille, tandis que ses compagnes dormoient. Cela fait, elle laissa son Ennemy en une rage mortelle, et se sauva dans la Ruche, que l’Ours s’advisa de rompre s’imaginant par ce moyen d’avoir tiré raison de l’injure qu’il venoit de recevoir. Mais voila qu’à l’instant toutes les autres Abeilles sortirent, et le picquerent jusques au sang, pour se revancher elles-mesmes de ce qu’il avoit rompu leur maison. Tout ce que l’Ours pût faire à cela dans l’extrême violence de ses douleurs, ce fût de songer à sa retraitte. Il se retira doncques bien viste, et en s’en allant ; « Miserable que je suis », dit-il à part soy, « qu’il eust beaucoup mieux valu pour moy souffrir une petite picqueure, et lécher le miel en patience, qu’estre cause du grand mal que toutes les Abeilles m’ont fait, lors que j’ay creu me vanger d’elle ».

Discours sur la cent-dixhuictiesme Fable.

Le sens de ceste Fable est clair de soy-mesme, et bien digne de consideration, puis qu’en cét Ouvrage l’ingenieux Esope s’est imaginé diverses peintures de ceste maniere, et toutes semblables à celle-cy. Elle nous apprend qu’un seul ne peut rien contre plusieurs : Que les Grands doivent apprehender la colere des petits ; Qu’il n’y a point de jeu à se vouloir vanger de ceux à qui nous avons donné sujet de nous nuire ; Et qu’en tout cas il vaut mieux endurer un mal qu’ils nous font, que se mettre en danger d’en souffrir une infinité. Nous pouvons trouver d’assez beaux exemples à ces Veritez, en la pluspart des choses de la Nature. Quelque forte qu’en soit la liaison, elle s’affoiblit souvent par les moindres Ennemis, quand ils s’unissent en nombre. Y a-t’il rien moins à craindre qu’une Chenille, qu’un Moucheron, et qu’un chetif Vermisseau, si on le considere separément ? Et toutesfois l’experience nous fait voir souvent, à nostre dommage, que ceste Vermine ramassée en quantité, ruyne les fruicts, les plantes, et les semences, mais particulierement les grains dont elle ronge le germe. Ce qui n’est pas encore si prodigieux, que ce qu’on raconte de quelques contrées des Indes Orientales, où s’en vont fondre de temps en temps de si espaisses nuées de Sauterelles, que le Soleil mesme en est obscurcy, et tout le peuple contrainct d’abandonner le pays. Quant à la Vengeance, comme elle est une espece de Justice sauvage et brutalle, elle me semble plus seante aux Bestes, qu’aux Hommes. Aussi ne la peuvent ils faire qu’à leur dommage, comme dirent autresfois les Garamantes au grand Alexandre. Mais ce qu’il y a d’insupportable en leur humeur, c’est qu’il ne s’en trouve que trop parmy eux, qui sont bien contents de faire comme l’Ours de ceste Fable, c’est à dire, de manger la plus pure substance des Innocents, et de ne vouloir pas toutesfois que ces pauvres gents s’en ressentent ; Car alors s’ils en reçoivent le moindre déplaisir, il n’est pas à croire combien est grande la violence où leur passion les porte. Alors, dis-je, s’imaginant que toutes choses leur soient permises, à cause de leur puissance, ils font gloire d’opprimer les petits, et de les aller chercher jusques dans leurs maisons, qu’ils ruynent de fonds en comble pour se vanger. Eux cependant joüent de leur reste, comme ils se voyent ainsi persecutez ; Et faisant courage de desespoir, ils en attirent à leur deffence quantité d’autres, qui tels que des Mousches à miel, sortent à la foule de leurs loges, se jettent pesle-mesle sur ces oppresseurs, les picquent jusques au sang, et les contraignent en fin de faire une honteuse retraitte. Je sçay que l’on pourroit donner à ceste Fable quantité d’autres explications, et dans la Politique, et dans la Morale. Mais je ne trouvé pas à propos de grossir d’avantage ce Volume ; Et il me doit suffire de l’avoir conduit à la fin le plus succinctement que je l’ay pû faire. En quoy, certes, je me suis tenu dans une simple façon de moraliser, et de dire des choses plustost vrayes que subtiles : car en ces Discours tout mon dessein n’a esté que d’acheminer les hommes à la Vertu, combien que je sois l’homme du monde le moins Vertueux. Toutesfois je m’ose promettre que le Lecteur favorable excusera mes défauts, par la sincerité de mon intention, et qu’il prendra seulement pour luy ce qu’il trouvera de plus propre à contenter son Esprit, et à moderer ses passions.