(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE CXVII. Du Liévre, et de la Tortuë. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE CXVII. Du Liévre, et de la Tortuë. »

FABLE CXVII.

Du Liévre, et de la Tortuë.

Le Liévre voyant un jour la Tortuë, qui se traisnoit à pas lents, se mit à sousrire, et luy dit plusieurs mots de raillerie, pour blâmer son extrême tardiveté. Alors la Tortuë, à qui ce mespris du Liévre servit d’un juste sujet de s’en offencer, ne luy fist point d’autre response, sinon qu’elle le défia courageusement à la course. Ce défi accepté, et tous deux estans demeurez d’accord du lieu jusques où ils devoient courre, ils prirent le Renard pour leur Juge. La Tortuë partit en mesme temps, et le Liévre luy laissa prendre tel advantage qu’elle voulut, s’imaginant qu’il y seroit assez tost pour le vaincre. Voila cependant qu’à force d’aller, elle se rendist insensiblement aux bornes prescriptes, et gagna par ce moyen le prix de la course. Dequoy le Liévre bien estonné, il maudist tout haut sa nonchalance, et la trop bonne opinion qu’il avoit euë de soy-mesme. Mais le Renard s’en mocquant ; « Mal-advisé que tu es », luy dit-il, « apprends une autrefois à ne croire point ta folle teste, et à te servir de tes jambes au besoin ».

Discours sur la cent-dix-septiesme Fable.

De quelque façon que je considere ceste Fable, elle me semble susceptible de plusieurs sens differents, comme nous voyons qu’une mesme matiere se peut appliquer à divers usages. Aussi ne douté-je point que par la Tortuë on ne puisse entendre un esprit tardif, bien que vigilant ; par le Liévre, un courage prompt, mais mal-advisé ; et par le Renard un homme accort et ingenieux, qui ne juge que de ce qu’il voit, sans s’arrester à la vaine monstre des Presomptueux, ny à la trop bonne opinion qu’ils ont ordinairement de leur Vertu pretenduë. Mais je laisse à part ces explications, pour m’attacher à la plus vray-semblable de toutes, que les Italiens ont, à mon advis, comprise en ces vers,

Ingegno e forza à chi non l’opra è nulla.

C’est, à la verité, une belle chose que l’esprit, à qui l’on peut donner ceste gloire d’estre l’Image de la Divinité, le Chef-d’œuvre le plus accomply de tous, et la meilleure partie de nous-mesmes. C’est pareillement une qualité fort souhaittable que la Force, lors qu’elle se trouve joincte à l’addresse ; puis que par elle nous venons glorieusement à bout des plus hautes entreprises, où la Valeur et le Courage nous portent. Toutesfois comme l’eau croupit insensiblement, et devient puante, si elle n’est remüée, et le feu s’esteint si on l’empesche d’agir, en luy ostant la matiere qui l’entretient ; Ainsi, pour en parler sainement, ny la beauté de l’esprit, ny la force du corps, ne sont que des qualitez inutiles à l’homme, s’il ne s’en sert au besoin, et s’il ne reduict la puissance en acte. Du premier, nous en avons un exemple bien évident en la personne d’Archimede, qui se fût en vain picqué de ses hautes cognoissances, et de son profond sçavoir aux Mathematiques, s’il ne les eût praticquées avecque soing, et pour son contentement particulier, et pour le service de sa Patrie. Quant au second, je n’en veux point d’autre preuve que celle de ce prodigieux Milon de Crotone, que l’on tient avoir couru une stade entiere aux jeux Olympiques, portant sur ses espaules un Bœuf, qu’il tua d’un coup de poing, apres l’avoir déchargé ; Ce qui fut asseurément un pur effet de l’exercice et de l’habitude, par qui la Vertu cultivée, a de tout temps rendu merveilleuses, et comme incroyables, les actions des hommes extraordinaires. Dequoy, ce me semble, l’on ne pourra pas douter, si l’on considere indifferemment que ceux qui ont excellé, soit aux Lettres, ou aux Armes, comme un Platon, un Aristote, un Seneque, un Cesar, un Alexandre, un Agesilaüs, et ainsi des autres, n’auroient jamais rien advancé dans ceste lice d’honneur, si par le conseil du Proverbe Grec ils ne se fussent hastez doucement ; Et c’est en cela, sans doute, qu’ils ont imité la Tortuë, plustost que le Liévre de ceste Fable, puis qu’en matiere d’Esprit et de Force, toutes les fois qu’il leur a fallu agir, ils l’ont fait sans differer, et ont tous-jours joinct la Prudence et le Soing ensemble.