FABLE CXIII.
Des Coqs, et de la Perdrix.
Un homme ayant plusieurs Coqs en sa maison, achepta une Perdrix, qu’il mit avec eux pour l’engraisser. Mais les Coqs ne virent pas plustost cette nouvelle compagne, que chacun luy donnant son coup de bec, ils commencerent à la chasser. Cependant la pauvre Perdrix s’affligeoit fort à par soy, de se voir ainsi rebuttée d’eux, pour n’estre de leur engeance. Toutesfois ayant pris garde qu’ils n’étoient pas exempts de querelle entr’eux, elle modera sa tristesse ; et se consolant, « Arrive ce qui pourra », dit-elle, « je suis resoluë de ne me plus tourmenter, puis que je voy maintenant qu’ils s’entrebattent eux-mesmes ».
Discours sur la cent-treiziesme Fable.
De ceste Fable on en peut tirer deux advis, dont l’un consiste en l’horreur des dissentions intestines, et l’autre en la patience que doivent avoir les Sages, lors qu’ils reçoivent un mauvais traictement des Vicieux. Quant au premier poinct, toute la suitte de nostre Ouvrage n’est pleine que de cét advertissement. Nous avons veu les quatre Taureaux, invincibles aux efforts du Lion, tant qu’ils ont esté bien et fidellement unis. Nous avons veu entre les mains d’un Laboureur un faisceau de Verges, qui n’ont pû ny estre rompuës en gros, ny resister en détail ; Et nous sommes estendus sur ce discours, à la maniere des Orateurs et des Philosophes. Venons maintenant au second poinct de ceste Allegorie, qui regarde la patience que doivent avoir les Vertueux contre les injures des Meschants. Certes, elle ne sera pas mal-aisée à prendre, quand ils considereront bien ce que c’est de l’un et de l’autre. Car l’homme ne doit pas estre mescontent quand il se void dans une condition preferable à celle de son Ennemy, comme il arrive ordinairement aux gents de Vertu. Il n’y a que la seconde de ces deux propositions qui en puisse improuver la consequence ; Et toutesfois il n’est rien de si veritable ; Car quelle conformité y peut-il avoir entre la condition d’un Vicieux, et celle d’un homme de bien ? l’un est mille fois le jour gesné du repentir de ses vices, l’autre vit dans la satisfaction de sa probité. L’un apprehende des châtiments, et l’autre espere des recompenses apres la mort, et ne craint aucun supplice durant sa vie. L’un fait tout le monde Ennemy, ou pour le moins il se persuade de le faire, et l’autre est à couvert de la hayne d’autruy, à cause qu’il ne se rend odieux à personne. Bref, il n’y a point de comparaison en la felicité de tous les deux, soit qu’on regarde la vie presente, soit qu’on jette les yeux sur la future. Quelle raison aura donc l’homme de bien de se plaindre, si la raison luy fait cognoistre que sa fortune est plus souhaittable que celle de son Ennemy ? L’on peut respondre à cela, que l’injure aigrit la personne qui la reçoit ; Mais quelle injure peut reçevoir le Vertueux ? Si c’est la honte des hommes, qu’il sçache que l’insolence du Médisant ne le peut aucunement noircir d’infamie. Car le des-honneur suit l’action, et ne s’attache point à la personne offensée : autrement elle est injuste, et par consequent elle ne doit pas estre mise en consideration par les gents de bien. Si elle s’attache donc simplement à l’action, celle-cy estant mauvaise, ne doit faire rougir que son Autheur, et non pas l’Innocent qu’on a mal traitté. Mais prenons que le deshonneur y fut tout certain, ce qui toutesfois est une chose impossible, (car nostre siecle n’est pas si dépourveu de Vertueux, qu’on ny condamne encore les mauvaises actions ; et qu’on ny mette la constance au nombre des choses heroïques). Prenons, dis-je, que l’homme de bien estant affronté par le Vicieux, en reçeust tous-jours de l’opprobre, et fust sans cesse exposé à la risée des autres hommes ; quel des-advantage est cela, pour entrer en parallele avec la solide possession des Vertus, principalement de la divine et admirable patience ? Les voix et les opinions des hommes sont-elles quelque chose au prix des jugements de Dieu, qui agissent tous en faveur de la probité ? Si le Sage est injurié, a-t’il resolu de perdre▶ le nom de Sage par le courroux, et par le ressentiment ? S’il approuve l’injure que l’on luy a faite, pourquoy s’en plaint-il ; Et s’il la condamne, n’est-ce pas l’imiter que s’en ressentir ? En quoy certes il ne sert de rien, ny d’alleguer Aristote, qui ne déconseille point la Vengeance, ny de dire que ce n’est pas estre injurieux que de repousser un outrage. Ceste raison n’est bonne qu’en la bouche du vil Populaire, mais non pas en celle du Judicieux, ny du Sage, qui ne tiennent point une offense moins blasmable pour estre faite en suitte d’une autre, que pour estre commise la premiere. Aussi, sans mentir, l’exemple du Vice nous en doit luy-mesme détourner, et nous faire raisonner de ceste sorte. Si celuy-cy, bien que Vicieux et hayssable de sa nature, n’a pas laissé d’attirer sur soy plus d’horreur qu’il n’en avoit auparavant, en l’action qu’il a faite contre moy, combien plus serois je noircy en luy rendant la pareille, moy qui ay vescu jusqu’à maintenant en quelque consideration d’honneste homme ? Si son outrage a semblé laid et hydeux dans son centre mesme, à sçavoir en la personne du malfaicteur, combien sera-t’il espouvantable en la mienne, puis que je ne pense pas avoir jamais donné lieu à des actions scandaleuses, et dignes de la hayne publique ? Voylà les reflexions que fera le Vertueux en soy-mesme, pour se détourner de l’injuste amour de la vengeance : puis il considerera si elle est aisée ou difficile. Si elle est aisée, il la laissera en arriere, comme une chose peu digne de luy, et qui est aussi capable de tomber dans un courage vulgaire, que dans le sien. Si elle est difficile, il s’en proposera tous-jours la difficulté, et se reduira par ce moyen à ne la point embrasser. Il r’appellera pour lors en sa memoire une chose que nous avons des-jà touchée, à sçavoir que Dieu s’est reservé la Vengeance, et que c’est empieter sur luy que de la vouloir faire de ses mains. Voylà pour ce qui est d’étouffer toute sorte de ressentimens contre son ennemy, ce qui me semble la plus dangereuse action que puissent faire les offencez. Quant au moyen de vivre satisfait en son ame, et ne s’abandonner point à la douleur d’une offence, je pense que ce ne sera pas une chose mal-aisée à celuy qui aura remis l’injure à l’ennemy. Car s’il a veritablement chassé de son cœur toute la hayne qu’il y peut avoir conçeuë contre la personne injurieuse, voudra-t’il bien en porter la penitence par sa propre douleur ? Un autre l’aura t’il affronté, affin qu’il s’en punisse luy-mesme ? Seroit-il juste que le coupable eût son pardon, et que l’outragé se desesperast ? Quel si grand mal y a-t’il en une offence, qu’un homme bien Vertueux n’en puisse digerer d’avantage ? Chose estrange ! il faudra qu’il endure patiemment la mort, et il s’affligera pour la mauvaise action d’un simple homme ? En quoy luy peut nuire un Ennemy, si la Vertu le deffend contre tous les accidents de la vie ? Il l’auroit asseurément incommodé d’une étrange sorte, s’il en étoit devenu moins ferme, et moins constant. Mais cela ne pourroit pas estre, sans qu’il y allast de la faute mesme de l’offencé, qui donneroit tel pied à une chetive et mediocre injure. Il est donc certain qu’une ame genereuse, et bien née, pour estre outragée n’en ◀perdra▶ jamais la tranquillité, principalement si elle prevoit de loing les conseils des malicieux, et si elle cognoist que leur nature, semblable à celle du feu, ne se peut soustenir sans destruire et consumer le sujet où il faut qu’elle s’attache de necessité. Cela estant, l’on ne doit pas s’estonner si elle s’attaque à son contraire, c’est à dire à l’ame des gents de bien, comme directement opposée aux Meschants, qui ne peuvent compatir avec elle, sans un contraste mortel. Mais Esope fournit bien une autre raison aux Courages Vertueux, pour leur servir de consolation, quand les Meschants les affligent ; C’est qu’il feint la Perdrix mesme mal traittée par les Coqs, en leurs contentions mutuelles, d’où il luy fait prendre sujet de s’appaiser. Car, dit-elle à part soy, comment ne me seront-ils pas rudes, puis qu’ils s’offencent entr’eux, et qu’il leur est impossible de s’accorder ? En effect, les personnes affligées par le cruel traictement des Méchants, se peuvent bien consoler en leur misere, et ne trouver pas étrange qu’on les attaque, en cette difference de naturel qu’ils ont avec eux, puis que les compagnons des mesmes Vices s’entre-courent sus la pluspart du temps, et praticquent avec violence leurs desloyalles maximes les uns contre les autres. L’experience et la raison nous confirment également ceste verité. L’experience, en ce qu’ordinairement les volleurs s’entre-battent pour le partage d’un butin, les querelleux se ◀perdent en fin par leurs propres dissentions, et les Fourbes en font de mesme, pour jouyr du fruict de leur tromperie, apres avoir cherché leur advancement dans la ruyne des familles. Bref, c’est une chose asseurée, que jamais les Méchants ne se sont gardez la foy les uns aux autres, dont apres l’experience il n’est pas hors de propos d’alleguer icy la raison. Elle consiste doncques en ce que la parfaite amitié ne se propose pour but que la Vertu seulement, et que toute autre sorte de bien-veillance ne peut ny ne doit legitimement porter le nom de vraye amitié. Le commerce des Meschants est donc indigne d’un si beau tiltre, comme mercenaire qu’il est, et interessé. Aussi n’en a-t’il point les effects, qui sont la franchise, la perseverance, et la tranquillité. Au contraire, il est sans cesse suivy de ruses, de troubles, et d’inconstance. De là viennent ordinairement leurs contentions, leurs concurrences, et leurs faux partages : De là viennent, dis-je, les meurtres qu’ils font presque tous-jours de leurs compagnons, et les tragiques évenements qui suivent leurs entreprises. Voila donc la principale raison pour laquelle Esope veut que la Perdrix souffre patiemment sa desconvenuë. Car comment espereroit-elle un bon traitement de ceux qui n’en peuvent faire que d’injustes, non pas mesme à leurs semblables ? Mais passons maintenant à un autre Discours, pour ne sembler trop prolixe en une chose que tout le monde cognoist, et qui n’a besoin, ny d’amplification, ny de preuves, pour estre assez claire d’elle-mesme.