(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE CXI. De Venus, et d’une Chatte. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE CXI. De Venus, et d’une Chatte. »

FABLE CXI.

De Venus, et d’une Chatte.

Un beau jeune homme aimoit si fort une Chatte, qu’il pria Venus d’en faire une Metamorphose en femme. La Déesse exauça doncque sa priere, et transforma cét Animal en une fille d’excellente beauté. Ce pauvre fol fût en mesme temps si passionnément épris de son amour, que sans user de plus long delay, il la mena droit à son logis, pour en avoir la jouïssance. Mais comme ils furent tous deux au lict, Venus voulant éprouver si le changement de forme ne luy auroit point aussi faict changer de naturel, lâcha expres un Rat dans la chambre. Alors cette froide Amante ne se souvenant plus, ny de la Couche nuptiale, ny de celuy qui estoit avec elle, se jetta du lict en bas, et se mit à poursuivre le Rat pour le manger : ce qui fut cause que la Déesse irritée, voulut qu’elle reprit sa premiere forme.

Discours sur la cent-unziesme Fable.

Trois choses dignes d’une grande consideration se presentent à moy dans ceste Fable. La premiere, c’est l’inégalité qui arrive quelques fois en amour, figurée par l’extravagante passion de ce jeune homme. La seconde, c’est l’enchantement des Amoureux, qui transmüent en un instant dans leur fantasie les defectueuses Creatures qu’ils ayment, en des modelles de perfection, ce qui nous est figuré par l’advanture de ceste Chatte, que Venus transforme en femme. Le troisiesme poinct de mon Discours sera le vray but d’Esope, compris dans la fin de la Fable, à sçavoir qu’on ne change pas de mœurs, pour changer de condition. Pour venir donc au permier poinct, je diray que c’est une chose estrange de voir que l’amour frappe quelquesfois des personnes si fort inégales en toutes leurs parties, que si on leur vouloit choisir des ennemis, l’on n’en iroit jamais chercher d’autres. Cét aveugle ne recognoist bien souvent ny merite, ny qualité. Il prend plaisir d’assembler les Cedres aux Buissons, les Europeans aux Affriquains, les jeunes aux vieux, les beaux aux laids, les stupides aux galants, bref les plus gents de bien aux meschants, et aux vicieux. Combien s’est-il trouvé d’Empereurs qui sont devenus esclaves de leurs vassalles ? Combien de Dames relevées qui ont souffert les approches de leurs Valets ? bref, combien de personnes nées de familles ennemies, qui se sont naturellement entr’aymées, contre la nourriture qu’elles avoient prise en la maison de leur Pere ? Or pource que c’est du Philosophe de rechercher la cause des choses, ce ne sera point mal à propos d’essayer à cognoistre celles de ceste inégalité : pour à quoy parvenir, il faut se remettre en memoire ce que dit le Poëte,

Nous aspirons tous-jours aux choses deffenduës.

Ce qui est tellement vray, qu’à peine y a-t’il rien qui se puisse mieux prouver par l’experience. Cela nous arrive par je ne sçay quel malheur de nostre nature, soit qu’elle se porte d’inclination à penetrer tous-jours plus avant dans les choses, et par consequent à violer les limites qu’on luy prepare, soit que la grande amour de la liberté nous y convie, et que ce soit une espece de gehenne pour nostre humeur, de voir un obstacle, ou une barriere devant nous, comme il en advint à ce Vieillard Milannois, qui ayant vescu jusqu’à soixante ans sans sortir des fauxbourgs de sa ville, reçeut un commandement de l’Empereur Charles V. de n’en bouger jamais, afin que tous les Estrangers peussent admirer le peu de curiosité de cét homme ; dequoy toutesfois il eût un déplaisir si extrême, qui ayant fait instamment prier l’Empereur de luy permettre de voyager, comme il se veid rebutté de toutes ses demandes, il en mourut de regret dans sa maison. Ce qu’on ne peut attribuër à l’inclination des voyages, puis qu’il avoit passé tant d’années dans une seule Ville, mais à une certaine humeur libertine, qui estant commune à la pluspart des hommes, leur fait hayr toutes les contrainctes, quelques justes qu’elles soient. Il y a encore une cause à cela, que je trouve plus apparente que toutes les autres, c’est qu’un bien interdict nous semble plus grand, et nous fait imaginer que ce doit estre quelque chose excellente, puis qu’on nous en déffend la praticque : de façon que cela nous éguise l’appetit, et nous fait rechercher avecque soin le violement de ceste loy. Nous croyons que les Legislateurs, ou les Magistrats, nous en privent pour se le reserver, ou pource que la chose est si douce, qu’elle pourroit nous détracquer de l’amour de Dieu, et de la Patrie. Voylà donc à peu prés ce que l’on peut dire sur ceste matiere, d’où il est aisé de conclurre, qu’estans portez d’inclination aux choses contraires à nostre bien, plus elles sont deffenduës, plus nous les aymons aussi. De là vient que les femmes des maris jaloux, et les filles des meres trop rigoureuses, tombent plus facilement dans le peché, que les autres, veu l’importune sollicitation qu’on leur fait, pour les en divertir. Pour cela mesme il arrive fort souvent, que nous aymons les personnes inégales, à cause que tels desseins nous sont plus deffendus que les autres. Ce qu’il n’est pas besoin que je confirme par les exemples, n’en pouvant alleguer que de superflus, puis que l’experience rend ceste verité trop manifeste. Je viens donc à la seconde partie de mon Discours, qui est la transformation que nostre Autheur nous propose icy ; Dequoy je ferois des Volumes entiers, si j’avois plus de dessein d’escrire beaucoup, que de bien instruire. Premierement je mettrois en question, si c’est une chose réellement faisable de transmuër les corps des uns aux autres ; ou si ce qu’on nous raconte de la Lycantropie n’est qu’un fantastique changement, qui a l’apparence de la chose, et non la réalité. Puis venant à moraliser là dessus, je m’estendrois bien au long à déduire comment les passions demesurées transforment nostre nature en une pire, et nous font déchoir de la dignité de nostre aise. Ce que les Poëtes ont expressément témoigné par la Fable de Circé la Magicienne, à qui ils ont donné le pouvoir de changer en bestes les corps des hommes, pour monstrer par là que les vices immoderez nous ostent l’usage de la raison. Mais d’autant que ceste Allegorie est assez cogneuë, et qu’en plusieurs endroicts de nostre œuvre, nous avons amplement touché ce Discours, il sera bien à propos de donner un sens exprés à cét endroict, pour en tirer un enseignement particulier. Je veux donc dire que ceste transformation de Chatte en femme est une marque de la foiblesse des Amants, qui ne sont pas si-tost abandonnez à leurs passions, que toutes choses leur semblent changer de nature. Les laides s’embellissent en leur imagination : les belles s’y rendent divines : un don de Nature qui n’estoit que mediocre, y devient extrême : un défaut y passe pour une assez bonne qualité. Si la personne aymée est louche, ils diront qu’elle en a meilleure grace, et que ceste petite imperfection releve l’excellence de l’ouvrage. Si elle est extrémement brune ils nous voudront faire accroire que c’est une marque de vigueur, et qu’il y a bien du feu caché sous ces tenebres. Si elle est petite, ils l’appélleront un abregé de merveilles, mettant en avant, que plus une belle œuvre est raccoursie, plus elle est admirable de soy. Si elle est démesurément grande, ils allegueront, que d’une belle chose on n’en sçauroit trop avoir, et que la Nature a voulu rendre toutes ses perfections infinies. Si elle a le regard rude, ils appelleront cela les foudres d’amour. Si elle l’a niais et simple, ils le nommeront les charmes de l’innocence. Si elle est trop vieille, ils loüeront l’assemblage du bon jugement avecque celuy du corps. Si elle est trop jeune, ils nous diront que son esprit va plus viste que ses années. Bref, ils nous la transformeront toute en fort peu de temps, et nous la donneront à voir sous un autre teinct, et sous un autre visage. Mais ce qui est encore plus ridicule, c’est que nous voyons par espreuve ceux qui ont le plus remarqué de manquemens en une femme, estre les premiers à la loüer sur toutes les choses du monde ; et cela pour ceste seule raison, qu’elle leur aura possible fait les doux yeux, ou fermé la main. Nous pouvons juger par là, si l’estat des Amants n’est pas ridicule, puis qu’ils passent une bonne partie de leur âge, privez de toute cognoissance, et de l’espoir mesme de la recouvrer. Car il est presque impossible qu’un homme achoppé à ceste passion, s’en rende jamais bien le maistre. Apres une Idole, il en adore une autre ; apres une fille il se rend esclave d’une femme mariée : puis il vient à cajoler la vefve, et il est à croire que s’il trouvoit une Androgine, elle n’échapperoit pas de ses soins, pource seulement qu’elle seroit à demy femme. Venons maintenant à la troisiesme partie de nostre Discours, à sçavoir que la condition ne change pas les vertus ny les vices de l’ame, principalement s’ils sont contractez par une longue et naturelle habitude. Qui voudroit nier une verité si claire parmy nous ? y a t’il quelqu’un qui se dépoüille de soy-mesme, en acquerant une bonne fortune, ou qui prenne plaisir à se défaire de ses passions, et de ses perverses habitudes ? Asseurément plusieurs croiroient achepter la grandeur trop cher, s’il falloit abandonner leurs vices pour elle. L’exemple d’un bon nombre de personnes de condition leur apprend assez, qu’une haute Fortune ne sert quelquesfois qu’à les eslever à un degré d’imperfection encore plus haut. Ce ne sont pas tous-jours les mieux nourris que les Grands : Ils ont tant de Flatteurs, et de Complaisants prés d’eux, qu’ils peuvent à peine se rendre capables d’une parfaite Vertu. Mais je passe insensiblement de mon Discours à un autre, et ne m’apperçois pas que j’anticipe le sens de la Fable suivante, qui en veut aux hommes extraordinairement complaisants.