(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE CIX. De la femelle du Singe, et de ses deux Enfants. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE CIX. De la femelle du Singe, et de ses deux Enfants. »

FABLE CIX.

De la femelle du Singe, et de ses deux Enfants.

L’on tient que la femelle du Singe ayant des jumeaux, en ayme passionnément l’un, et ne tient compte de l’autre : Une fois doncques qu’elle eust deux petits d’une portée, voulant éviter un certain danger, elle prit entre ses bras celuy qu’elle aimoit le plus. Mais pour avoir couru trop viste, elle le froissa contre une pierre, dont il mourut : Comme au contraire, cét autre qu’elle portoit sur ses espaules, et qui luy estoit indifferent, s’échappa sans recevoir aucun mal.

Discours sur la cent-neufviesme Fable.

Par ceste Fable nous apprenons que l’amour extraordinaire des Peres est quelquesfois tres nuisible aux enfants ; Et qu’au contraire ceux qu’ils ont traicté trop durement en sont mieux fortunez dans le monde, et mesme plus vertueux. Je verifieray ces deux propositions par ordre. Premierement, il est tres-certain que les mignotises des Meres affoiblissent la complexion de leurs enfants, pource qu’elles ne les accoustument pas de bonne heure aux choses, où, comme dit Cardan au Livre de la Sagesse, il les faut impunément exposer, qui sont le vent, la pluye, le serain, la nourriture sans choix, et telles autres injures de la vie, contre lesquelles les soings trop particuliers que l’on prend à nous deffendre, nous rendent eux-mesmes sans deffense. Ceste diversité d’enveloppes, ceste quantité de coeffes, et d’emmaillottements, et ceste delicatesse de nourriture, n’est-ce pas ce qui les rend maladifs, et qui les tuë quelquefois ? Pourquoy accoustume t’on leurs temperamens à ce qui leur peut manquer, et non à ce qu’ils peuvent tousjours avoir ? N’est-ce pas multiplier les perils, et les rendre plusieurs fois mortels ? Certes, les femmes de Scythie, et les Meres Lacedemoniennes n’en usoient pas ainsi, bien que toutesfois cela ne les empeschât point de mettre au monde de fort vigoureux enfans, chez qui la santé florissoit, à l’égal de la Vertu. Il n’est pas à croire que la Mere de Massinissa l’eust caressé et dorlotté en son bas âge : Car si elle l’eust fait, asseurément il ne fût jamais arrivé à une si longue, et si heureuse Vieillesse, en laquelle il souffroit le Soleil et la pluye teste nuë, et marchoit à pied des jours entiers, encore qu’il fust aagé de nonante ans. HENRY LE GRAND d’heureuse memoire, n’a-t’il pas esté eslevé en Soldat, aussi bien qu’en Roy ? D’où luy venoit ceste vigueur extraordinaire de corps, sinon de sa forte nourriture ? Peut-on pas dire le mesme de LOUYS LE JUSTE, son tres-digne Successeur, à present regnant ; Prince d’incomparable Vertu, et qui par des merveilles de Valeur et de Pieté, a mis à fin tant de hautes entreprises. Ne doit-il pas une partie de ses beaux faits à la vigueur qu’il s’est acquise dés son bas âge, parmy les exercices de la chasse ? A t’on jamais veu des peuples plus vertueux, que ceux qui ont fuy les delicatesses, comme souloient faire les anciens Romains ? ny des nations plus débauchées, que celles qui ont pris plaisir à s’élever dans le luxe, et au milieu des delices ? Telle estoit jadis la Republique des Sybaritains, de qui mesme l’on trouve à peine le nom dans les Histoires, si ce n’est que les Autheurs vueillent parler de sa mollesse, pour monstrer que les personnes qui s’y adonnent, ne sont capables que de cela. Comment donc pourra t’on excuser ces mauvais parents, qui accoustument aux delicatesses les enfans qu’ils viennent de mettre au monde ? Est-il possible de leur faire hayr une vie oysive, et de les entretenir dans les voluptez ? de leur apprendre la sobrieté, et de les nourrir parmy les friandises ? de leur oster l’apprehension des ennemis, et de leur faire craindre un peu de serain et de vent ? N’est-ce point leur vouloir du mal que de leur rendre naturelles de si pernicieuses habitudes ; et ne peut-on pas bien dire avecque le doux Bertaud,

C’est hayr que d’aymer ainsi.

Or ce n’est pas en cela seulement que les excessives caresses des Meres sont dommageables à leurs Enfans. Il y a bien un autre danger à courir, et plus considerable, et plus grand ; à sçavoir la corruption de l’ame, qui en procede infailliblement. Car si la bonne instruction est une seconde naissance, et si derechef elle dépend de la reprehension des Vices, où nostre Nature n’est que trop sujette, ces flatteuses Meres qui sont idolastres de leurs Enfans, ne les perdent-elles point à faute de les reprendre ? Si du commencement elles adherent à leurs coleres, n’en font-elles pas quelque jour des assassins ? Si elles endurent leurs petites surprises au préjudice de leurs freres, ou de leurs compagnons, n’en font-elles pas des traistres ? Si elles ne chastient point leurs paroles salles, et licentieuses, n’en font-elles pas des paillards, et des adulteres ? Si elles leur souffrent de manger et de boire par excez, n’en font-elles pas des dissolus ? O qu’il eût bien mieux vallu pour telles femmes, d’avoir esté steriles, que de mettre au monde des Miserables abandonnez à toutes les delicatesses du corps, et à tous les débordements de l’ame ! Mais je retombe insensiblement en un Discours, dont j’ay si souvent parlé dans cét Ouvrage, que je pourrois me rendre ennuyeux au Lecteur, par la necessité des redites. Il vaut mieux venir à la preuve de la seconde partie de mon Allegorie, qui est, que les enfans le moins caressez, deviennent les plus vertueux, et les plus honnestes. Toutes les raisons mises cy-devant, et tournées au sens contraire, peuvent servir à ceste verité, à sçavoir, que la forte complexion fait les hommes genereux, et entreprenants ; que l’exercice rend le sang meilleur, que la sobrieté de l’enfance se confirme en l’aage avancé ; et bref, qu’une jeunesse qu’on ne flatte point est capable de toute Vertu. A ces raisons l’on en peut adjouster quelques autres, propres seulement à ce sujet. Premierement, qu’un fils peu caressé de son pere, s’évertuë à devenir homme de bien, affin de surmonter l’aversion naturelle qu’on a contre luy, par un effort de merite extraordinaire. D’ailleurs, ne jugeant pas qu’il ait beaucoup à pretendre à l’heritage, et au cœur des siens, il ne fait aucuns desseins domestiques : il ne borne point sa fortune dans le clos de son pere : les successions qu’il pretend sont des charges magnifiques. C’est avecque cela qu’il desire de se rendre liberal à ceux qui luy ont esté avares, et à ses freres mesmes, que l’on a favorisé plus que luy. De ceste façon il arrive, que la froideur de ses proches enflamme toutes ses esperances, et que ceux qui le haïssent, luy font du bien, lors qu’ils y pensent le moins, tellement que l’on peut dire à contre-sens,

Hayr ainsi, c’est proprement aymer.