(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE CVIII. D’un Oye, et de son Maistre. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE CVIII. D’un Oye, et de son Maistre. »

FABLE CVIII.

D’un Oye, et de son Maistre.

Vue Oye pondoit tous les jours un œuf d’or à son Maistre, qui neantmoins fût si fol, que pour s’enrichir tout à la fois, il la mit à mort, sur la creance qu’il eust qu’elle avoit apparemment dans le corps une grande quantité de ce metail ; Mais le Malheureux fût bien estonné de n’y trouver rien, et s’abondonna soudainement aux regrets et aux souspirs, se plaignant d’avoir perdu son bien, et son esperance.

Discours sur la cent-huictiesme Fable.

Bien que nous puissions entendre ceste Allegorie en deux façons, et accuser le Maistre de cette Oye, ou d’estre trop immoderé en ses volontez, ou trop violent à les executer, nous ne la prendrons neantmoins que du dernier biais, à cause que nous avons cy devant discouru assez au long, contre l’Avarice et la Convoitise des Richesses. Pour verifier donc le second enseignement que ceste Fable nous donne, à sçavoir, que la precipitation des moyens empesche la fin d’une affaire, il ne faut que prendre garde à la contenance de ceux qui marchent trop viste parmy les ruës, qui sont les seuls que l’on voit broncher ordinairement. Il en arrive de mesme aux Nageurs, entre lesquels, ceux qui vont tout à leur aise sont presque tous-jours asseurez de se sauver du danger, au lieu que ces autres, qui precipitent leurs mouvements plus que de raison, n’ont pas assez de force pour aller jusques au bout de l’endroict perilleux, et ne recouvrent point en l’avancement de leur route ce qu’ils perdent en la durée de leur vigueur. L’on peut dire le semblable des actions morales, en matiere desquelles nous apprenons par espreuve, que l’homme ne se precipite presque jamais à l’effect de ses desseins, sans y apporter plus d’obstacle que d’acheminement. Ce qui procede asseurément de ce que la haste empesche la consideration, sans laquelle il faut de necessité qu’en quelque œuvre que ce soit, il y ait de l’impertinence, ou du dessein. D’ailleurs l’évenement et la praticque des choses, dépendent pour l’ordinaire du temps, à quoy le Sage s’accommode discrettement ; Comme au contraire, l’Impatient fait mestier de le prevenir ; d’où il advient, qu’à faute de s’y estre rendu conforme, il l’esprouve presque tous jours, et importun, et nuisible. La Mediocrité estant donc requise à faire un dessein, elle l’est pareillement à l’executer. Car bien que ce soit une Vertu que de donner, elle ne l’est pas toutesfois, si l’on ne donne à propos, c’est à dire en temps et en lieu. Aussi est-ce l’advantage que la Prudence heroïque s’est reservé parmy nous, d’estre la guide de toutes les autres Vertus, c’est à dire de les faire praticquer à temps. Pour cela mesme les Poëtes ont fait Déesse, et non pas Dieu, la Divinité qui preside à la Prudence, possible pour nous monstrer qu’il faut user des choses avec modestie, et non pas brusquement, ny trop à la haste. C’est un Dieu qui regne sur les Armes, un Dieu qui preside au Bien-dire, et à la Medecine, et un Dieu de qui les Arts mecaniques relevent. On a fait Dieux (bien que faussement) ceux qui ont charge de la Mer, de la Terre, et du Ciel : on a fait Dieu, et non pas Déesse, l’Amour ; Mais quant à la Prudence, c’est à dire à la conduite des actions, on l’attribuë justement à une Déesse, et encore à la plus modeste de toutes, pour apprendre que nous devons nous conduire avec que que lenteur, et quelque attrempance dans nos desseins, affin de les faire reüssir. C’est pour cela que les jeunes gens pour estre plus brusques que les Vieillards, sont aussi plus sujets à faillir ; à raison dequoy ils s’imaginent bien les moyens d’arriver à leur but, mais ils ne s’en proposent pas les obstacles, comme le remarque fort judicieusement dans ses Ethiques le Prince des Philosophes. Or ce que nous disons des âges, nous le pouvons encore dire des nations. Car ordinairement les Peuples brusques et determinez font de plus grandes pertes, que les autres. Que si l’on m’objecte à cela, qu’ils font de plus grands gains aussi, je respondray, qu’en eschange ils les conservent moins long-temps. Dequoy sont témoins à leur dommage ceux de nostre nation, qui par les merveilles de leur Valeur, que leurs ennemis redoutent comme la foudre, ayant conquis à diverses fois tant de superbes Provinces, chassé tant de Mécréans, et fait tributaires tant de Royaumes, n’ont pas laissé de les perdre ; au lieu que les Espagnols, à qui les Mariages ont plus servy que les batailles, se vantent, comme c’est leur coustume, de posseder aujourd’huy les plus belles parties de l’Europe, sans mettre en compte la domination du nouveau monde. Ce qui procede, à ne point flatter, des empeschements que nous cause la promptitude, et des avantages que leur donne la moderation. Mais nous sommes si hastez d’arriver à la fin, à cause de la grosseur de ce Volume, que possible ce ne fera point une faute d’user icy de la promptitude que nous blasmons en autruy.