FABLE CVII.
Du Taureau, et du Rat.
Le Taureau se sentant mordu au pied par le Rat, qui tout à l’instant s’alla cacher dans son trou, s’en mist tellement en fougue, qu’élevant ses cornes, il chercha son ennemy de tous costez, sans qu’il luy fût possible de le trouver. Alors le Rat se mocquant de luy ; « Il ne faut pas », dit-il, « que pour estre robuste comme tu és, et fortifié d’une pesante masse de chair, tu continües desormais de mespriser les uns et les autres, puis que maintenant un petit Rat t’a blessé, sans que pour cela il ait encouru aucun danger ».
Discours sur la cent-septiesme Fable.
Voicy un exemple qui nous fait souvenir du commun Proverbe, qui dit, ▶ de rencontrer une espece de seureté en leur méfiance, et en leurs soings continuels, voire mesme il y en a qui n’ont trouvé le ◀moyen de leur conservation que dans leur propre foiblesse ; Témoins plusieurs petits Princes souverains, qui pour la consideration du peu de pouvoir qu’ils ont, s’attaquent aux plus grands Roys, pource qu’il leur est aisé de se donner, ou de se mettre en la protection de quelque tiers, égal à leur ennemy. Ce qui fait que bien souvent quelqu’un de ces Princes entretient deux Couronnes en jalousie, sans en estre accablé neantmoins, veu l’interest que chacune d’elles prend à l’envy, pour empescher l’accroissement de son égale. C’est ainsi que l’impuissance mesme sert quelquesfois de support aux hommes, comme il se void en la petitesse de ce Rat, qui le fait échapper, en se mocquant de la poursuitte du Taureau. Il n’y a donc point d’ennemis à mépriser, quand mesme ils seroient entierement hors de la proportion de nos forces. D’ailleurs, le desespoir ne trouvant rien qui soit difficile, ou dangereux, est le pire persecuteur de ceux qu’il a pris en butte, l’experience nous faisant voir qu’un ennemy que nous avons mis aux termes de se vanger, est un Demon que l’on ne peut assez craindre. Aussi est-ce de là que viennent les revoltes des Paysans et du menu peuple, à qui la Fureur met les armes à la main, et les porte indiscrettement à des actions precipitées et dommageables. Telles violences tombent d’ordinaire plus aisément dans l’ame des petits, que des autres, soit qu’on les considere comme tels, à raison de leur esprit, ou bien de leur impuissance. Pour le premier, une ame foible en est beaucoup plus susceptible qu’un grand courage, pource qu’elle ne se propose pas si vigoureusement des remedes à ses maux. Et quant au second, il est d’autant plus veritable, qu’il se fonde sur l’espreuve journaliere, qui fait voir que les gents de peu se jettent plus hardiment dans l’extremité, que les mediocres ou que les grands, d’autant qu’ils ne trouvent point chez eux aucun espoir de consolation ou de vengeance. S’il est donc vray que nos inferieurs font plus enclins à se desesperer, il faut conclure par là qu’ils font aussi plus redoutables, puis qu’il n’y a rien de si furieux que le desespoir, et que comme dit Seneque, celuy est desja maistre de la vie d’autruy, à qui la rage fait abandonner la sienne propre. On peut alleguer une autre raison, pourquoy les ennemis foibles sont fort à craindre ; c’est qu’ils ont tous les Genereux de leur costé. Ce qu’il est impossible de nier legitimement, si lon considere que la plus specieuse matiere de generosité consiste en l’assistance des foibles. Aussi fust-ce pour cela qu’au temps des anciens Roys de France, et de la grand’ Bretagne, les Ordres de Chevalerie furent inventez, à sçavoir pour secourir les affligez, empescher l’oppression des pauvres, et les violements des filles ; tirer reparation des injures, délivrer les esclaves, et faire mille autres actions memorables, qui servoient de but à la gloire de ces vaillants Paladins. Les Poëtes nous ont encore voulu figurer ceste verité, par les douze travaux d’Hercule, et par ceux de Thesée, son glorieux Imitateur, qui s’en alloient tous deux par le monde avecque des armes, pour châtier les meschants, et démettre les Usurpateurs. L’on peut voir par là qu’il est difficile d’opprimer les petites gents, sans attirer sur sa teste une faction puissante ; et ce qui est le plus à craindre, sans encourir les peines de la haute Justice de Dieu. C’est luy qui a tant de soing de la protection des Pauvres, qu’il s’est nommé luy-mesme leur Defenseur, et leur a fait tant d’honneur que de les appeller ses membres. Que si les parties de nostre corps veillent à la conservation de leurs compagnes, si la paupiere garantit l’œil de la poudre, si l’œil prend garde aux choses nuisibles ; si la main va au devant du coup, pour parer la teste ; si la chair environne les parties nobles ; si la crane couvre le cerveau, bref si la peau enveloppe le crane et la chair, à combien plus forte raison devons-nous croire que ce puissant Protecteur garantira ses membres de toute sorte de violences ? N’est-ce pas luy qui s’est reservé la vengeance, non pour autre sujet, que pour la satisfaction des affligez ? N’est-ce pas luy qui a tiré son peuple de la servitude des Babiloniens, et du joug de Pharaon ? En un mot, il est impossible qu’il ne se plaise à faire du bien aux petits, puis qu’il s’est rendu petit luy-mesme ; Et que ceste loy de ressemblance ne le convie à les maintenir comme souverainement, Bon, et Juste. Que ceux-là donc n’estiment pas avoir à faire de foibles parties, qui font gloire d’opprimer les petits, ou mesme de les accabler s’ils peuvent, et qu’ils s’asseurent que les foibles ne manquent jamais d’un bon support, puis qu’ils ont Dieu de leur costé.
. Cela se verifie par les raisons et par les exemples. Quant aux raisons, elles sont fondées sur le juste partage des qualitez. Car la Nature ayant donné à tous les animaux dequoy se contenter dans le monde, et dequoy s’empescher de la violence et de l’oppression, il ne faut pas que les forts et les puissants s’imaginent de pouvoir avec raison gourmander les foibles, qui ne sont pourveus d’aucune invention pour se deffendre, mais qui peuvent faire suppléer l’addresse au défaut de la puissance. Que si en cela mesme la necessité les contrainct de ceder à leur ennemy, en tel cas ils ont moyen