FABLE CVI.
Du Satyre, et du Voyageur.
Un de ces Satyres, qu’on tenoit jadis pour estre Dieux des forests, ayant pitié d’un pauvre Passant, tout couvert de neige, et transi de froid, le mena dans sa Cabane, et le fist asseoir auprés du feu. Mais ayant pris garde qu’il soufloit dans ses mains, il luy en demanda la cause▶ : A quoy le Voyageur respondist, qu’il le faisoit pour les échauffer. En suitte de cela, ils se mirent tous deux à table, où la premiere chose que fist l’Estranger, fût de soufler sa boüillie : Ce que voyant le Satyre, il en voulut derechef sçavoir le sujet ; Et comme il eust appris que c’estoit pour la refroidir, ne pouvant plus souffrir un tel Hoste dans sa cabane, « Sors de ceans », luy dit-il, « car je ne suis pas d’humeur à m’accommoder avec un homme qui se contre-dit ainsi en ses paroles ».
Discours sur la cent-sixiesme Fable.
L’action de ce Satyre nous advise de n’admettre à nostre table un homme double en paroles. Car c’est un glaive tranchant des deux costez, qui peut nuire aussi bien à ses amis qu’aux autres, et qui s’accommode tantost à nos sentiments par flatterie, et tantost à ceux de nos ennemis par meschanceté. Telle espece de gents est donc plus à craindre, que les personnes declarées à nostre ruyne, à ◀cause que sous l’appas des douces paroles, elle est capable de nous infecter d’un poison mortel, et de remplir d’amertume les douceurs de l’Hospitalité. En effect, comment nous pouvons nous fier à une personne qui est mille fois le jour double à soy-mesme, et comment adjouster foy à la parole d’un homme qui n’en a point ? Si le plus aggreable fruict de l’amitié consiste en sa durée, quelle perseverance doit-on attendre d’un faux Amy, qui change à tout coup d’opinions, et comment nous sera fidele celuy qui ne le fût jamais à personne ?